CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 10
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Aux Délice, 4 Juin 1756.
Je reviens dans mon ermitage vers Genève, mon ancien ami, sans savoir si mes petits sermons ont été imprimés à Paris comme je les ai faits et comme je vous les ai envoyés ; mais je reçois une lettre de M. d’Argental, qui met presque en colère ma dévotion. Il me fait part d’un scrupule que vous avez eu, quand je vous ai mandé que la condamnation un peu dure des ennemis de Bayle ferait tort à l’édition et à l’éditeur. Vous avez fait comme tous les commentateurs ; vous n’avez pas pris le sens de l’auteur. Quel galimatias, ne vous en déplaise, de regarder ce danger de l’éditeur autrement que comme le danger d’imprimer un reproche fait à un corps respectable ! Comment avez-vous pu imaginer que je pusse avoir un autre sentiment ? Vous avez la bonté de faire imprimer un ouvrage qui vous plaît, et je ne veux point qu’il y ait dans cet ouvrage la moindre chose qui puisse vous compromettre. Il faut que vous ayez le diable au corps, le diable des Bentley, des Burmann, des variorum, pour expliquer ce passage comme vous avez fait. J’attends des exemplaires reliés de mon recueil de rêveries pour vous en envoyer. Je ne sais pas quel parti prend Lambert ; je voudrais bien ne pas désobliger Lambert. Je voudrais aussi que les Cramer pussent profiter de mes dons. Il est difficile de contenter tout le monde. Je viens de parcourir une partie du Citoyen de Monmartre ; c’est un âne qui affiche sa patrie. J’apprends, par une voie très sûre, que Fréron et La Beaumelle ont composé cet infâme et ridicule libelle (1). On me mande qu’il n’a excité que l’horreur et le mépris.
Cela n’empêche pas que La Beaumelle ne puisse avoir imprimé des Lettres originales de Louis XIV et de madame de Maintenon, dont on pourra faire quelque usage dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Un scélérat et un sot peut avoir eu par hasard de bons manuscrits. Je vous prie de me mander s’il y a quelque chose d’utile dans ce recueil. Etes-vous à présent moine de Saint-Victor ? Que n’êtes-vous venu faire vos vœux dans l’abbaye des Délices avec madame de Fontaine ! Croyez que mon abbaye en vaut bien une autre ; c’est celle de Thélème (2). On m’en a voulu tirer en dernier lieu pour aller dans les palais (3), mais je n’ai garde. Je vous embrasse tendrement.
P.S. – Je vous envoie une nouvelle édition de mes sermons, et vous prie de vouloir bien en distribuer à MM. d’Alembert, Diderot, et Rousseau. Ils m’entendront assez ; ils verront que je n’ai pu m’exprimer autrement, et ils seront édifiés de quelques notes ; ils ne dénonceront point ces sermons.
1 –Voltaire se trompait. (G.A.)
2 – Voyez Gargantua, liv. I, ch. LIII (G.A.)
3 – C’est-à-dire à Potsdam. (G.A.)
à M. de Brenles.
Aux Délices, 9 Juin 1756.
Je m’intéresse plus à vous, mon cher ami, et à l’augmentation de votre famille, qu’à toutes les nouvelles des Iroquois et de Port-Mahon. Je vous prie de me mander où vous en êtes ; avez-vous une fille ou un garçon ? Comment se porte madame de Brenles ? Instruisez un peu vos amis de tout ce qui vous regarde.
Quand vous verrez M. le bailli de Lausanne, je vous prie de lui présenter mes obéissances et celles de madame Denis. Nous avons été bien fâchés de partir sans avoir l’honneur de le voir. Avez-vous reçu un petit paquet que le courrier se chargea, il y a quelques jours, de vous remettre ?
Si, par vos bontés ou par celles de M. Polier de Bottens, je pouvais avoir un domestique intelligent, et qui même sût un peu écrire, je vous serais infiniment obligé. Madame Denis et moi nous vous sommes attachés pour jamais.
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 10 Juin 1756 (1).
Madame, que ma personne n’est-elle à vos pieds comme mon cœur y est ! faudra-t-il que je meure sans cette consolation ? Le roi de Prusse veut bien me rappeler auprès de lui ; mais votre altesse sérénissime sait que c’est Gotha seul que je regrette. Les rois font semblant de s’aimer, ils se le disent dans leurs traités ; mais il n’y a qu’une souveraine de ma connaissance qui sache se faire aimer véritablement. Les cœurs sont à elle ; les rois n’ont que de l’encens.
Il est vrai, madame, que dans ces mémoires de madame de Maintenon, dont votre altesse sérénissime daigne me parler, l’encens ne brûle guère pour les souverains. La Beaumelle déchire un peu les vivants et les morts. Ce qui n’est pas de lui, ce qui est d’un certain évêque d’Agen dont il a pillé les mémoires manuscrits, est légèrement écrit. Ce qui est de La Beaumelle est d’un étourdi sans bienséance et sans conséquence, qui veut avoir de l’esprit à tort et à travers. On ne peut concevoir comment un homme qui a eu le bonheur d’être en état de dire des vérités, ayant d’excellents mémoires entre les mains, a pu vomir tant d’impudents mensonges. Il n’y a point de vérité qu’il n’ait défigurée par des calomnies, et point de calomnie qu’il ne débite avec une insolence brutale. Les grands seraient bien à plaindre si la postérité les jugeait sur de tels écrits : ils sont entre la flatterie et la calomnie ; mais la puissance les console.
Je ne sais si je me trompe, madame, mais il me semble qu’il y a plus de vrai bonheur dans une cour comme la vôtre que dans celles qui mettent deux cent mille hommes sous les armes, et qui quelquefois font naître des millions de murmures justes ou injustes. Y a-t-il donc quelque chose de préférable à la douceur de gouverner en repos un peuple heureux ? Il paraît que, dans les circonstances présentes, le peuple anglais ne prétend guère à ce titre d’heureux ; les esprits y paraissent bien divisés. Tous sont réunis sous votre domination, madame ; tout y est tranquille. Si je pouvais me traîner, je me traînerais à Gotha. Mon sort est de faire des vœux inutiles.
Que votre altesse sérénissime et toute son auguste famille daigne recevoir mon profond respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à Louis-Eugène, prince de Wurtemberg.
Aux Délices, 14 Juin 1756.
Un Suisse, un solitaire, un de vos serviteurs les plus tendrement attachés, qui ne lit point les gazettes, qui ne sait rien de ce qui se passe dans ce monde, sait pourtant que votre altesse sérénissime est au milieu des coups de canon, dans une île de la Méditerranée (1), qui appartenait autrefois à Vénus, ensuite aux Carthaginois, qui n’est faite que pour des Anglais, et qui sera bientôt tout entière à M. le maréchal de Richelieu. Si vous êtes là, monseigneur, comme je n’en doute pas, vous avez très bien fait d’y venir en si bonne compagnie. On ne peut pas toujours être à l’affût d’un canon ou au bivouac : on ne peut pas toujours exposer sa vie, quelque agréable que cela soit. Il y a toujours du temps de reste avec la gloire, et c’est ce qui m’encourage à écrire à votre altesse sérénissime. Je me donne rarement cet honneur, parce que les plaisirs ne sont pas faits pour moi. Un vieux malade retiré sur les bords d’un lac n’est plus fait pour entretenir un jeune prince guerrier, quelque philosophe que soit ce prince.
Si, dans les moments de relâche que vous donne le siège, vous vous occupez à lire, il paraît depuis peu des Mémoires du feu marquis de Torcy, dignes d’être lus de votre altesse. Elle y verra un détail vrai et instructif des humiliations que Louis XIV eut à essuyer pendant qu’il demandait grâce aux Hollandais. Vous contribuez actuellement monseigneur à une gloire aussi grande que ces abaissements furent tristes.
La Beaumelle, après avoir déterré, je ne sais comment, les Lettres de madame de Maintenon, en a inondé le public. Vous verrez dans ces lettres peu de faits, et encore moins de philosophie.
Le même La Beaumelle a compilé sur des manuscrits six volumes de Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV et de sa cour ; mais il a mêlé au peu de vérités que ces mémoires contenaient toutes les faussetés que l’envie de vendre son livre lui a suggérées, et toutes les indécences de son caractère. Peu d’écrivains ont menti plus impudemment.
Je vous dirai la vérité, monseigneur, quand je vous dirai qu’il ne tient qu’à moi d’aller dans un pays (2) où j’ai fait autrefois ma cour à votre altesse, et que ce n’est pas dans ce pays-là que je voudrais lui renouveler mes hommages.
Je crois que M. le prince de Beauvau a souvent le bonheur de vous voir. C’est après vous, monseigneur, celui dont je suis le plus fâché d’être éloigné. Votre altesse sérénissime sait à quel point et avec quel tendre respect je lui serai toujours dévoué.
1 – Minorque. (G.A.)
2 – La Prusse. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, près de Genève, 14 Juin 1756.
J’ai quelque orgueil, mon héros, de voir une partie de ma destinée unie à la vôtre. Il est assez plaisant que je sois, après vous, l’homme le plus réellement intéressé à la prise de Port-Mahon. Je me suis avisé de faire le prophète. Vous accomplirez sans doute ma prophétie ; elle est très claire ; il y en a eu jusqu’ici peu dans ce goût-là. Votre panégyriste est devenu votre astrologue. Par quel hasard faut-il que ma prédiction coure Paris, avant que le maudit rocher de M Blakeney se soit rendu ? Le même jour que j’ai reçu la lettre dont vous honorez votre petit prophète, j’ai appris que mon petit compliment (1) était répandu dans Paris. C’est Thieriot-la-Trompette qui me dit l’avoir vu et tenu, et même l’avoir désapprouvé. Il y a longtemps que je vous avertis que vous aviez probablement quelque secrétaire bel esprit qui rendait publiques les galanteries que je vous écrivais quelquefois. Je suis bien sûr que ce n’est pas moi qui ai divulgué ma prophétie. Je ne l’ai certainement envoyée à personne qu’à mon héros ; c’était un secret entre le ciel et lui. Thieriot fait quelquefois sa cour à madame la duchesse d’Aiguillon ; si c’est chez elle qu’il a vu ma lettre, peut-être madame d’Aiguillon n’en aura pas laissé prendre de copie ; et, en ce cas, il n’y a que quelques lambeaux de publiés.
Voyez, monseigneur, comment notre secret a pu transpirer. Je vous envoyai cette saillie par M. le duc de Villars, et je ne lui en fis pas confidence. Nul autre que vous au monde n’a vu la prédiction. Si vous l’avez fait lire à quelque profanateur de ces mystères, il n’y a pas grand mal. Vous me justifierez bientôt ; vous confondrez les incrédules comme les envieux ; on verra bien que vous êtes un héros, et que je ne suis pas un prophète de Baal.
Au milieu des coups de canon, vous soucieriez-vous de savoir que La Beaumelle, qui s’est fait, je ne sais comment, héritier des papiers de madame de Maintenon, a fait imprimer quinze volumes, soit de Lettres, soit de Mémoires ? Ce ramas d’inutilités est relevé pas un tas d’impudences et de mensonges qui est fait tout juste pour l’avide curiosité du public. Il y a quatre-vingts ou cent familles outragées ; voilà ce qu’il faut au gros des hommes. Il y a parmi les Lettres de madame de Maintenon une lettre de M. le duc de Richelieu votre père qui certainement n’était pas faite pour être publique. Les termes qui vous regardent sont bien peu mesurés, et il est désagréable que M. votre fils soit à portée de les voir. Il me paraît bien indécent de révéler ainsi des secrets de famille du vivant des intéressés.
Mais, après tout, qu’importe qu’on attaque la conduite de M. le duc de Fronsac (2) en 1715, pourvu qu’on rende justice à M. le maréchal de Richelieu en 1756 ?
Prenez votre Mahon triomphez des Anglais et des mauvais discours. Je lève les mains au ciel sur mes montagnes, et je chanterai le Te Deum en terre hérétique.
Madame Denis et moi nous sommes les deux Suisses qui aiment le plus votre gloire et votre personne.
1 – Les vers de la lettre du 3 mai à Richelieu. (G.A.)
2 – Premier nom de Richelieu. (G.A.)
à M. de Brenles.
Aux Délices, 15 Juin 1756.
On dit le colonel Constant mort (1). Si cela est, j’en suis très affligé, et je suis étonné de vivre. Voilà donc, mon cher ami, ce que c’est que ce fantôme de la vie. On s’en plaint, on la maudit, on la prodigue, on l’aime, et elle s’évanouit comme une ombre. Puisse madame votre femme avoir fait un heureux ! Je suis bien sûr au moins qu’elle aura fait un honnête homme et un homme d’esprit.
Toutes vos nouvelles sont aussi fausses que le beau conte qu’on faisait des catholiques qui ne voulaient point d’un catholique à Echallens (2). Je voudrais bien que la nouvelle touchant le colonel Constant fût aussi fausse. Mille tendres respects à l’accouchée et à tous nos amis.
1 –
Philippe-Germain Constant, oncle de Benjamin Constant. Il était au service de la Hollande. (G.A.)
2 – Près de Lausanne. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 15 Juin 1756.
Mon cher ange, nos amours sont furieusement traversées. Je ne pourrai, de plus de trois mois, travailler à cette tragédie (1) que vous voulez avec tant d’obstination, et que j’ai déjà esquissée pour vous plaire. Vous savez que Villars ne peut être partout. On va imprimer une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, à la suite d’une espèce d’Histoire universelle. Je crois vous l’avoir déjà mandé. Je lis cette compilation des Mémoires de madame de Maintenon, et j’admire comment un homme à l’audace de publier tant de sottises, tant de mensonges et de contradictions, d’insulter tant de familles, de parler si insolemment de tout ce qu’il ignore, et comment on a la bonté de le souffrir. Il est assez singulier que cet homme soit à Paris, et que je n’y sois pas. Il a eu quelques bons mémoires, et il a noyé le peu de vérités inutiles que contiennent les Mémoires de Dangeau, de Hébert, de mademoiselle d’Aumale, dans un fatras d’impostures de sa façon. Il a trouvé le vrai secret d’être lu et d’être méprisé.
Il avance hardiment que le premier dauphin épousa mademoiselle Choin (2). J’ai toujours entendu dire à ceux qui ont vécu avec elle, et surtout à madame de Villefranche et à madame de Bolingbroke, que c’était un conte ridicule. Si vous avez pu, mon cher et respectable ami, déterrer un peu de vérité, parmi les anecdotes d’erreur dont le monde est plein, daignez, à vos heures perdues, vous amuser à m’instruire, afin que je sorte au plus tôt du bourbier désagréable de l’histoire, pour me donner tout entier aux choses que vous aimez.
Vous n’aurez de moi que ce feuillet, une bouteille d’encre est tombée sur l’autre. Madame Denis et madame de Fontaine vous embrassent. Cette Fontaine, la ressuscitée, est tout étonnée de ma maison et de mes jardins. Elle dit que cela serait bien beau auprès de Paris ; mais je ne le crois pas.
1 – Zulime, qu’il corrigeait. (G.A.)
2 – Et c’est vrai. (G.A.)