CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 8
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à M. Senac de Meilhan.
Aux Délices, 5 Avril 1755.
Je n’ai guère reçu, monsieur, en ma vie, ni de lettres plus agréables que celle dont vous m’avez honoré, ni de plus jolis vers que les vôtres. Je ne suis point séduit par les louanges que vous me donnez, je ne juge de vos vers que par eux-mêmes. Ils sont faciles, pleins d’images et d’harmonie ; et, ce qu’il y a encore de bon, c’est que vous y joignez des plaisanteries du meilleur ton. Je vous assure qu’à votre âge je n’aurais point fait de pareilles lettres.
Si M. votre père est le favori d’Esculape, vous l’êtes d’Apollon. C’est une famille pour qui je me suis toujours senti un profond respect, en qualité de poètes et de malade. Ma mauvaise santé, qui me prive de l’honneur de vous écrire de ma main, m’ôte aussi la consolation de vous répondre dans votre langue.
Permettez-moi de vous dire que vous faites si bien des vers, que je crains que vous ne vous attachiez trop au métier ; il est séduisant, et il empêche quelquefois de s’appliquer à des choses plus utiles. Si vous continuez, je vous dirai bientôt par jalousie ce que je vous dis à présent par l’intérêt que vous m’inspirez pour vous.
Vous me parlez, monsieur, de faire un petit voyage sur les bords de mon lac ; je vous en défie ; et, si jamais vous allez dans le pays que j’habite, je me ferai un plaisir de vous marquer tous les sentiments que j’ai depuis longtemps pour M. votre père, et tous ceux que je commence à avoir pour son fils. Comptez, monsieur, que c’est avec un cœur pénétré de reconnaissance et d’estime que j’ai l’honneur être, etc.
à M. Dupont.
Aux Délices, près de Genève, 9 Avril 1755.
Vous avez rendez-vous, mon cher ami, avec M. de Paulmi, au mois de juillet, à Strasbourg ; je vous enverrai une lettre pour lui, si je suis en vie. La meilleure manière de réussir est de vous montrer et de parler. Je vous écris au milieu de cent ouvriers qui me rompent la tête, et au milieu des maladies qui m’accablent toujours. Vous n’aurez pas de moi une longue lettre, mais une longue amitié. Vous pouvez me mettre à l’épreuve tant que mon cœur, qui est à vous, battra encore chez moi. Nous faisons mille tendres compliments, madame Denis et moi, à madame Dupont. Ne nous oubliez pas auprès de M. et de madame de Klinglin, et de M. leur fils. Bonsoir ; je vous embrasse de tout mon cœur.
à M. Lekain.
Aux Délices, près de Genève, 14 Avril 1755.
M. le duc de Richelieu, tout malade qu’il est, n’a point perdu de temps, mon cher et grand acteur. Il a écrit à M. de Roche-Baron, et vous avez la permission de vous faire admirer à Lyon, tant qu’il vous plaira. Vous devez avoir reçu cette permission, dont vous doutiez ; nous vous en faisons notre compliment, madame Denis et moi. Vous recevrez peut-être ce petit billet à Paris. Aimez-nous dans quelque pays qu’on vous admire. Je vous embrasse tendrement.
à M. de Brenles.
Aux Délices, 16 Avril 1755.
Je partage votre douleur, monsieur (1), après avoir partagé votre joie ; mais heureux ceux qui, comme vous, peuvent réparer leur perte au plus vite ; je ne serais pas dans le même cas. Bien loin de faire d’autres individus, j’ai bien de la peine à conserver le mien, qui est toujours dans un état déplorable. En vérité je commence à craindre de n’avoir pas la force d’aller sitôt à Monrion. Soyez bien sûr, monsieur, que mes maux ne dérobent rien au tendre intérêt que je prends à tout ce qui vous touche. Je crois que madame de Brenles et vous avez été bien affligés ; mais vous avez deux grandes consolations, la philosophie et du tempérament. Pour moi, je n’ai que de la philosophie il en faut assurément pour supporter des souffrances continuelles qui me privent du bonheur de vous voir. Ma nièce s’intéresse à vous autant que moi ; elle vous fait les plus sincères compliments, aussi bien qu’à madame de Brenles. Nous apprenons que vous avez un nouveau bailli ; ce sera un nouvel ami que vous aurez.
Adieu, mon cher monsieur ; je suis bien tendrement à vous pour jamais.
1 – Le fils nouveau-né de M. de Brenles venait de mourir. (G.A.)
à M. Guyot de Merville.
Avril (1).
La vengeance, monsieur, fatigue l’âme, et la mienne a besoin d’un grand calme. Mon amitié est peu de chose, et ne vaut pas les grands sacrifices que vous m’offrez. Je profiterai de tout ce qui sera juste et raisonnable dans les quatre volumes de critiques que vous avez faites de mes ouvrages, et je vous remercie des peines infinies que vous avez généreusement prises pour me redresser. Si les deux satires que Rousseau et Desfontaines vous suggérèrent contre moi sont agréables, le public vous applaudira. Il faut, si vous m’en croyez, le laisser juge.
La dédicace de vos ouvrages, que vous me faites l’honneur de m’offrir, n’ajouterait rien à leur mérite, et vous compromettrait auprès du gentilhomme à qui cette dédicace est destinée (2). Je ne dédie les miens qu’à mes amis. Ainsi, monsieur, si vous le trouvez bon, nous en resterons là.
1 – Voyez le Catalogue des correspondants. Guyot avait proposé à Voltaire d’enlever de ses ouvrages tout ce qu’il avait écrit contre lui. (G.A.)
2 – Guyot lui disait qu’il avait dédié ses Œuvres diverses à un gentilhomme du pays de Vaud, et qu’il voulait dédier à Voltaire par lui-même son Théâtre. (G.A.)
à M. Dupont.
Aux Délices, près de Genève, 20 Avril (1).
Je vous avais envoyé, mon cher ami, deux petits ouvrages assez tristes, et assez conformes à l’état où doit être votre âme après la perte d’un jeune homme (2) de si grande espérance, à qui vous étiez tendrement attaché. Vous devez avoir reçu mes jérémiades, et vous devez sentir que le Tout est bien de Pope n’est qu’une plaisanterie qu’il n’est pas bon de faire aux malheureux. Or, sur cent hommes, il y en a quatre-vingt-dix qui sont à plaindre. Tout est bien n’est donc pas fait pour le genre humain. Je suis honteux de dater ma lettre des Délices en écrivant à M. de Klinglin (3). Mais enfin il faut bien que j’aie un port après avoir essuyé tant d’orages. Je suis très aise d’être loin des jésuites et des médecins de Colmar. Ces charlatans-là nuisent au corps et à l’âme. Nous avons à présent un vrai médecin, qui est allé de Genève à Paris apprendre aux Français à préserver leurs enfants de la petite-vérole en la leur donnant. Ce ne sont pas là des exemples à remettre devant les yeux M. le premier président. Ils redoubleraient trop sa douleur.
Si le Port-Mahon n’est pas pris quand vous recevrez ma lettre, il ne le sera jamais. Madame Denis et moi nous vous assurons, vous et madame Dupont, de la plus tendre amitié.
1 – Nous sommes de l’avis de M. Beuchot : cette lettre, toujours datée du 20 Août, doit être du 20 Avril. (G.A.)
2 – Le second fils de M. de Klinglin. (G.A.)
3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Au Délices, 1er mai 1755.
L’éternel malade, le solitaire, le planteur de choux et le barbouilleur de papier, qui croit être philosophe au pied des Alpes, a tardé bien indignement, monseigneur le maréchal, à vous remercier de vos bontés pour Lekain ; mais demandez à madame Denis si j’ai été en état d’écrire. J’ai bien peur de n’être plus en état d’avoir la consolation de vous faire ma cour. J’aurai pourtant l’honneur de vous envoyer ma petite drôlerie (1) ; c’est le fruit des intervalles que mes maux me laissaient autrefois ; ils ne m’en laissent plus aujourd’hui, et j’aurai plus de peine à corriger ce misérable ouvrage que je n’en ai eu à le faire. J’ai grande envie de ne le donner que dans votre année (2). Cette idée me fait naître l’espérance de vivre encore jusque-là. Il faut avoir un but dans la vie, et mon but est de faire quelque chose qui vous plaise, et qui soit bien reçu sous vos auspices. Vous voilà, Dieu merci, en bonne santé, monseigneur ; et les affaires, et les devoirs de la cour, et les plaisirs qui étaient en arrière par votre maudit érysipèle vous occupent à présent que vous avez la peau nette et fraîche.
Je n’ose, dans la multitude de vos occupations, vous fatiguer d’une ancienne requête que je vous avais faite avant votre cruelle maladie ; c’était de daigner me mander si certaines personnes approuvaient que je me fusse retiré auprès du fameux médecin Tronchin, et à portée des eaux d’Aix. Ce Tronchin-là a tellement établi sa réputation, qu’on vient le consulter de Lyon et de Dijon ; et je crois qu’on y viendra bientôt de Paris. On inocule, ce mois-ci, trente jeunes gens à Genève. Cette méthode a ici le même cours et le même succès qu’en Angleterre. Le tour des Français vient bien tard, mais il viendra. Heureusement la nature a servi M. le duc de Fronsac, aussi bien que s’il avait été inoculé.
Il me semble que ma lettre est bien médicale ; mais pardonnez à un malade qui parle à un convalescent. Si je pouvais faire jamais une petite course dans votre royaume de Cathai, vous et le soleil de Languedoc, mes deux divinités bienfaisantes, vous me rendriez ma gaieté, et je ne vous écrirais plus de si sottes lettres. Mais que pouvez-vous attendre du mont Jura, et d’un homme abandonné à des jardiniers savoyards et à des maçons suisses ? Madame Denis est toujours, comme moi, pénétrée pour vous de l’attachement le plus tendre. Elle l’exprimerait bien mieux que moi ; elle a encore tout son esprit ; les Alpes ne l’ont point gâtée.
Conservez vos bontés, monseigneur, à ces deux Allobroges qui vivent à la source du Rhône, et qui ne regrettent que les climats où ce fleuve coule sous votre commandement. Le Rhône n’est beau qu’en Languedoc. Je vous aimerai toujours avec bien du respect, mais avec bien de la vivacité ; et je serai à vos ordres, si je vis.
1 – L’Orphelin de la Chine. (G.A.)
2 – Chaque premier gentilhomme de la chambre avait son année de service. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 4 Mai 1755.
Chœur des anges, prenez patience ; je suis entre les mains des médecins et des ouvriers, et le peu de moments livres que mes maux et les arrangements de ma cabane me laissent, sont nécessairement consacrés à cet Essai sur l’Histoire générale, qui est devenu pour moi un devoir indispensable et accablant, depuis le tort qu’on m’a fait d’imprimer une esquisse si informe d’un tableau qui sera peut-être un jour digne de la galerie de mes anges. Laissez-moi quelque temps à mes remèdes, à mes jardins, et à mon Histoire.
Dès que je me sentirai une petite étincelle de génie, je me remettrai à mes magots de la Chine. Il ne faut fatiguer ni son imagination, ni le public. Laissons attendre le démon de la poésie et le démon du public, et prenons bien le temps de l’un et de l’autre. Je veux chasser toute idée de la tragédie, pour y revenir avec des yeux tout frais et un esprit tout neuf. On ne peut jamais bien corriger son ouvrage qu’après l’avoir oublié. Quand je m’y remettrai, je vous parlerai alors de toutes vos critiques, auxquelles je me soumettrai autant que j’en aurai la force. Ce n’est pas assez de vouloir se corriger, il faut le pouvoir.
Permettez-moi cependant, mon cher et respectable ami, de vous demander si M. de Ximenès était chez vous quand on lut ces quatre actes. Nous sommes bien plus embarrassés, madame Denis et moi, de ce que nous mande M. de Ximenès que de Gengis-kan et d’Idamé. Si ce n’est pas chez vous qu’il a lu la pièce, c’est donc Lekain qui la lui a confiée ; mais comment Lekain aurait-il pu lui faire cette confidence, puisque la pièce était dans un paquet à votre adresse, très bien cacheté ? Si, par quelque accident que je ne prévois pas, M. de Ximenès avait eu, sans votre aveu, communication de cet ouvrage, il serait évident qu’on lui aurait aussi confié les quatre chants (1) que je vous ai envoyés. Tirez-moi, je vous prie, de cet embarras.
Je ne sais, mon cher ange, à quoi appliquer ce que vous me dites à propos de ces quatre derniers chants. Il n’y a, ce me semble, aucune personnalité, si ce n’est celle de l’âne. Je sais que, malheureusement, il se glissa dans les chants précédents quelques plaisanteries qui offenseraient les intéressés (2). Je les ai bien soigneusement supprimées ; mais puis-je empêcher qu’elles ne soient, depuis longtemps, entre les mains de mademoiselle du Thil ? C’est là le plus cruel de mes chagrins ; c’est ce qui m’a déterminé à m’ensevelir dans la retraite où je suis. Je prévois que, tôt ou tard, l’infidélité qu’on m’a faite deviendra publique, et alors il vaudra mieux mourir dans ma solitude qu’à Paris. Je n’ai pu imaginer d’autre remède au malheur qui me menace que de faire proposer à mademoiselle du Thil le sacrifice de l’exemplaire imparfait qu’elle possède, et de lui en donner un plus correct et plus complet ; mais comment et par qui lui faire cette proposition ? Peut-être M. de La Motte, qui a pris ma maison (3) et qui est le plus officieux des hommes, voudrait bien se charger de cette négociation ; mais voilà de ces choses qui exigent qu’on soit à Paris. Ma tendre amitié pour vous l’exige bien davantage, et cependant je reste au bord de mon lac, et je ne me console que par les bontés de mes anges. Mon cœur en est pénétré.
1 – De la Pucelle. (G.A.)
2 – Louis XV, Richelieu, la Pompadour, etc. (G.A.)
3 – Rue Traversière. (G.A.)
à M. Thieriot.
Aux Délices, le 9 Mai 1755.
Je maudis bien mes ouvriers, mon cher et ancien ami, puisqu’ils vous empêchent de suivre ce beau projet si consolant que vous aviez de venir recueillir mes derniers ouvrages et mes dernières volontés.
Je plante et je bâtis, sans espérer de voir croître mes arbres, ni de voir ma cabane finie. Je construis à présent un petit appartement pour madame de Fontaine, qui ne sera prêt que l’année qui vient. C’est une de mes plus grandes peines de ne pouvoir la loger cette année ; mais vous qui pouvez-vous passer d’un cabinet de toilette et d’une femme de chambre, vous pourriez encore, si le cœur vous en disait, venir habiter un petit grenier meublé de toile peinte, appartement digne d’un philosophe, et que votre amitié embellirait. Nous ne sommes pas loin de Genève ; vous verriez M. de Montperoux, le résident que vous connaissez ; vous auriez assez de livres pour vous amuser, une très belle campagne pour vous promener ; nous irions ensemble à Monrion ; nous nous arrêterions en chemin à Prangins ; vous verriez un très beau et très singulier pays ; et, s’il venait faute de votre ancien ami, vous vous chargeriez de son héritage littéraire, et vous lui composeriez une honnête épitaphe ; mais je ne compte point sur cette consolation. Paris a bien des charmes, le chemin est bien long, et vous n’êtes pas probablement désœuvré.
Vous m’avez parlé de cet ancien poème, fait il y a vingt-cinq ans, dont il court des lambeaux très informes et très falsifiés ; c’est ma destinée d’être défiguré en vers et en prose, et d’essuyer de cruelles infidélités. J’aurais voulu pouvoir réparer au moins le tort qu’on m’a fait par cette infâme falsification de cette Histoire prétendue universelle ; c’était là un beau projet d’ouvrage, et je vous avoue que je serais bien fâché de mourir sans l’avoir achevé, mais encore plus sans vous avoir vu.
Madame la duchesse d’Aiguillon m’a commandé quatre vers pour M. de Montesquieu, comme on commande des petits pâtés ; mais mon four n’est point chaud, et je suis plutôt sujet d’épitaphes que faiseur d’épitaphes. D’ailleurs, notre langue, avec ses maudits verbes auxiliaires, est fort peu propre au style lapidaire. Enfin, l’Esprit des lois en vaudra-t-il mieux avec quatre mauvais vers à la tête ? Il faut que je sois bien baissé, puisque l’envie de plaire à madame d’Aiguillon n’a pu encore m’inspirer.
Adieu, mon ancien ami. Si madame la comtesse de Sandwich daigne se souvenir de moi, I pray you to present her with my most humble respect. Vous voyez que je dicte jusqu’à de l’anglais ; j’ai les doigts enflés, l’esprit aminci, et je ne peux plus écrire.