CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 7
Photo de KHALAH
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 24 Mars 1755.
Comment luttez-vous contre la queue de l’hiver, madame, avec votre maudite exposition au nord ? Vous êtes sur les bords du Rhin, et vous ne le voyez pas. Vous êtes à la campagne, et à peine y avez-vous un jardin. Vous avez une amie (1) intime, et il faut qu’elle vous quitte. Ni la campagne ni Strasbourg ne doivent vous plaire. M. votre fils n’est-il pas auprès de vous ? il vous consolerait de tout. Que ne puis-je vous avoir tous deux dans mes Délices ! c’est alors que mon ermitage mériterait ce nom. Nous sommes du moins au midi, et nous voyons le beau lac de Genève. Madame Denis n’a pas heureusement de prébende qui la rappelle. Nous oublions, dans notre ermitage, les rois, les cours, les sottises des hommes ; nous ne songeons qu’à nos jardins et à nos amis.
Je finis enfin par mener une vie patriarcale ; c’est un don de Dieu qu’il ne nous fait que quand on a barbe grise ; c’est le hochet de la vieillesse. Si j’avais autant de santé que je me suis procuré de bonheur, je vous dirais plus souvent, madame, que je vous aimerai de tout mon cœur jusqu’au dernier moment de mon existence. Madame Denis et moi sommes à vous pour jamais ; ne nous oubliez pas près de la branche qui préside (2) à Colmar.
1 – Madame de Brumath. (G.A.)
2 – M. de Klinglin. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 25 Mars 1755(1).
Madame, je ne suis donc destiné qu’à être de loin le malade de votre altesse sérénissime ! La grande maîtresse des cœurs a l’avantage de souffrir auprès de vous, et il est sûr qu’elle en souffre infiniment moins. C’est du moins une consolation pour moi d’être dans un lit que monseigneur le prince, votre fils, a mieux occupé que moi ; je crois qu’il y dormait mieux. J’ai acheté toute meublée la maison où il a passé un été ; mais j’ai fait abattre un trône qu’on lui avait fait pour avoir la vue de Genève et de son lac. Votre altesse sérénissime me dira que depuis quelque temps je n’aime pas les trônes : je les aimerais si votre altesse sérénissime avait un royaume. Mais si je détruis les trônes de sapin peints en vert, j’abats toutes les murailles qui cachent la vue, et monseigneur le prince ne reconnaîtrait plus sa maison. Est-il possible, madame, que votre malade plante et bâtisse, et que ce ne soit pas à Gotha ? J’ai appelé ce petit ermitage les Délices ; il portait le nom de Saint-Jean. Celui que je lui donne est plus gai. Il n’y a pas d’apparence que je quitte une maison charmante et des jardins délicieux où je suis le maître, et un pays où je suis libre, pour aller chez un roi, fût-ce le roi de Cocagne. Je ne quitterai mes Délices que pour des délices plus grandes, pour faire encore ma cour à votre altesse sérénissime. Je n’irai point à Berlin essuyer des caprices cruels, ni à Paris m’exposer à des billets de confession : je crains les monarques et les évêques. Je vivrai et je mourrai en paix, s’il plaît à la destinée, la souveraine de ce monde ; car j’en reviens toujours là : c’est elle qui fait tout, et nous ne sommes que ses marionnettes. Si je n’avais pas été condamné à passer presque tout le mois de mars dans mon lit par cette destinée qui prédétermine les corps et les âmes, j’aurais écrit plus tôt à ma protectrice, à ma bienfaitrice, à celle qui aura toujours mes premiers respects et les premiers hommages de mon cœur.
Nous avons à Genève le premier ministre de Cassel, qui a été autrefois gouverneur du prince, et qui vient demander pardon aux cendres de Calvin de la désertion de son pupille.
Recevez, madame, les profonds respects que je présente à votre altesse sérénissime et à votre auguste maison.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François.(G.A.)
à M. Tronchin, le conseiller.
… (1).
Vous ne m’avez rien fait dire, mon cher séducteur. M. votre frère, le prêtre, m’avait promis de dire à la vénérable compagnie que je suis son très humble valet ; je me flatte qu’il s’en souviendra. Celui qui vous doit l’air qu’il respire ici, n’y doit déplaire à personne. Je veux bien que vos ministres aillent à l’Opéra-comique ; mais je ne veux pas qu’on représente dans ma maison, devant dix personnes, une pièce pleine de morale et de vertu, si cela leur déplaît.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Dupont.
Aux Délices, près de Genève, 28 Mars.
Je n’ai que le temps, mon cher ami, de vous mander que j’ai fait partir votre mémoire. Votre dessein sans doute n’est pas qu’il soit présenté tel que vous me l’avez envoyé ; vous ne prétendez pas obtenir une grâce extraordinaire du ministre, en lui disant qu’il suffit qu’une chose soit utile pour qu’on ne la fasse point. Il y a quelques autres douceurs qui pourraient aussi effaroucher un peu le docteur bénévole. Enfin le mémoire est parti. Tout ce que je crains, c’est de m’adresser à M. de Paulmi pour une chose qui dépend probablement du chancelier, comme j’écrivis à M. d’Argenson pour cette maudite prévôté que M. de Paulmi avait son département. Je ne me consolerai jamais de ce quiproquo.
Mes tendres respects, je vous en conjure, à toute la maison Klinglin, et à madame Dupont. Vous avez dans madame Denis et dans moi deux amis pour la vie. Pardon de mon laconisme ; je suis entouré de cinquante ouvriers. La terrasse de madame Goll avait ses charmes, mais je suis ici un peu plus au large. Il ne me manque que de la santé et votre société. Je regrette bien nos petits soupers avec madame Dupont.
à M. de Brenles.
Aux Délices, près de Genève, 29 Mars 1755.
Je fais mes compliments, mon cher monsieur, à l’humanité en général, et à Lausanne en particulier, si votre ouvrage vous ressemble. Je vous remercie de mettre au monde des philosophes. Il faudra bientôt que je quitte ce monde maudit où il y en a si peu ; je me consolerai en sachant que vous en conservez la graine. Vous devez être bien content, vous donnez la vie à un être pensant, et vous sauvez celle d’une pauvre fille (1) ; cette dernière action est bien plus belle encore, car les sots font des enfants, mais ils ne font pas verser des larmes aux juges. Vous êtes le Cicéron de Lausanne.
Je compte bien venir vous embrasser à Monrion, et y faire ma cour à madame de Brenles dès que je serai quitte de mes ouvriers. Je suis assurément bien loin de vous oublier ; vous savez que je n’ai pris Monrion que pour vous et pour vos amis ; je n’en avais nul besoin. J’ai la plus jolie maison, et le plus beau jardin dont on puisse jouir auprès de Genève ; un peu d’utile s’y trouve joint même à l’agréable. Je suis occupé à augmenter l’un et l’autre ; je suis devenu maçon, charpentier, et jardinier. Votre métier assurément est plus beau de faire des garçons et de sauver des filles. Nous prenons, ma nièce et moi, la part la plus tendre à tous vos succès. Nous faisons mille compliments au père, à la mère, et au nouveau-né. Il faudra qu’il soit baptisé par un homme d’esprit ; je me flatte que ce sera M. Polier de Bottens qui fera cette cérémonie. Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de ce digne ami. De belles terrasses et une belle galerie m’ont fait Génevois ; mais c’est vous et madame de Brenles qui me faites Lausannois. Adieu, monsieur ; vivez heureux, et aimez un homme qui met son bonheur à être aimé de vous.
Je vous embrasse et suis pour jamais, etc.
1 – Voyez la lettre au même du 31 Décembre. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, près de Genève, 2 Avril 1755.
On me mande que mon héros a repris son visage. Il ne pouvait mieux faire que de garder tout ce que la nature lui a donné. Vous êtes donc quitte, monseigneur, au moins je m’en flatte, de votre maladie cutanée. Il était bien injuste que votre peau fût si maltraité, après avoir donné tant de plaisir à la peau d’autrui ; mais on est quelquefois puni par où l’on a péché.
Je me mêle aussi d’avoir une dartre. On dit que j’ai l’honneur de posséder une voix aussi belle que la vôtre ; si j’ai, avec cela, un érysipèle au visage, me voilà votre petite copie en laid.
Un grand acteur est venu me trouver dans ma retraite ; c’est Lekain, c’est votre protégé, c’est Orosmane, c’est d’ailleurs le meilleur enfant du monde. Il a joué chez moi, et il a fait pleurer les Génevois. Je lui ai conseillé d’aller gagner quelque argent à Lyon, au moins pendant huit jours, en attendant les ordres de M. le duc de Gèvres (1). Il ne tire pas plus de deux mille livres par an de la comédie de Paris. On ne peut ni avoir plus de mérite, ni être plus pauvre. Je vous promets une tragédie nouvelle, si vous daignez le protéger dans son voyage de Lyon. Nous vous conjurons, madame Denis et moi, de lui procurer ce petit bénéfice dont il a besoin. Il vous est bien aisé de prendre sur vous cette bonne action. M. le duc de Gèvres se fera un plaisir d’être de votre avis et de vous obliger. Ayez la bonté de lui faire cette grâce. Vous ne sauriez croire à quel point nous vous serons obligés. Il attendra les ordres à Lyon. Ne me refusez pas, je vous en supplie. Laissez-moi me flatter d’obtenir cette faveur que je vous demande avec la plus vive instance. Il ne s’agit que d’un mot à votre camarade. Les premiers gentilshommes de la chambre ne font qu’un. Pardon de vous tant parler d’une chose si simple et si aisée ; mais j’aime à vous prier, à vous parler, à vous dire combien je vous aime, à quel point vous serez toujours mon héros, et avec quelle tendresse respectueuse je serai toujours à vos ordres.
1 – Un des premiers gentilhommes de la chambre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, près de Genève, 2 Avril 1755.
Lekain est parti, mon cher ange, avec un petit paquet pour vous. Ce paquet contient les quatre derniers magots ; il vous sera aisé de juger du premier par les quatre ; je vous l’enverrai incessamment ; il y a encore quelques ongles à terminer. Vous y trouverez encore quatre autres figures qui appartiennent à la chapelle de Jeanne, et je vous promets de temps en temps quelque petite cargaison dans ce goût, si Dieu me permet de travailler de mon métier.
Lekain a été, je crois, bien étonné ; il a cru retrouver en moi le père d’Orosmane et de Zamore, et il n’a trouvé qu’un maçon, un charpentier, et un jardinier. Cela ne m’a pas empêché pourtant que nous n’ayons fait pleurer presque tout le conseil de Genève. La plupart de ces messieurs étaient venus à mes Délices ; nous nous mîmes à jouer Zaïre pour interrompre le cercle. Je n’ai jamais vu verser plus de larmes ; jamais les calvinistes n’ont été si tendres. Nos Chinois ne sont malheureusement pas dans ce goût ; on n’y pleurera guère, mais nous espérons que la pièce attachera beaucoup. Nous l’avons joué Lekain et moi ; elle nous faisait un grand effet. Lekain réussira beaucoup dans le rôle de Gengis, aux derniers actes ; mais je doute que les premiers lui fassent honneur. Ce qui n’est que noble et fier, ce qui ne demande qu’une voix sonore et assurée, périt absolument dans sa bouche. Ses organes ne se déploient que dans la passion. Il doit avoir joué fort mal Catilina. Quand il s’agira de Gengis, je me flatte que vous voudrez bien le faire souvenir que le premier mérite d’un acteur est de se faire entendre.
Vous voyez, mon cher et respectable ami, que, malgré l’absence, vous me soutenez toujours dans mes goûts. Ma première passion sera toujours l’envie de vous plaire. Je ne vous écris point de ma main ; je suis un peu malade aujourd’hui, mais mon cœur vous écrit toujours. Je suis à vous pour jamais ; madame Denis vous en dit autant. Mille tendres respects à toute la famille des anges.
à M. Tronchin, de LYON.
Aux Délices, le 2 Avril 1755 (1).
Nous avons joué presque toute la pièce de Zaïre devant les Tronchin et les syndics : c’est un auditoire à qui nous avons grande envie de plaire. Calvin ne se doutait pas que des catholiques feraient un jour pleurer des huguenots dans le territoire de Genève. Le fameux acteur Lekain, qui nous est venu voir, nous a bien aidés ; il a plus de sentiment que de voix. Madame Denis a lu Zaïre à merveille, et j’ai fait le bonhomme Lusignan.
Monsieur, je vous sais bon gré d’aimer la tragédie. Les Tronchin ont leur raison pour cela, et tous les beaux-arts sont de leur ressort.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)