CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 4

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à M. Bertrand.

 

A Prangins, 31 Janvier 1755.

 

 

          Vous êtes philosophe, monsieur, et vous m’inspirez une très grande confiance. Tout ce que vous me dites, dans la dernière page de votre lettre du 30 Janvier, est très vrai et très désagréable pour tous les honnêtes gens.

 

          Voici le cas où je me trouve. Mon goût et ma mauvaise santé me déterminent depuis très longtemps à finir ma vie sur les bords du lac de Lausanne. Le conseil d’Etat de Genève a la bonté de m’offrir toutes les facilités qu’il peut me donner. On me propose la maison que le prince de Saxe-Gotha a occupée à la campagne. Les jardins sont dignes du voisinage de Paris ; la maison assez jolie, très commode, et toute meublée. Mais il se pourrait faire que le dernier article de votre lettre nuisît au marché. Il se peut faire encore qu’il y ait des difficultés pour m’en assurer la possession.

 

          On me vend 90,000 livres de France ce domaine qui est presque sans revenu. C’est un prix assez considérable pour que la possession m’en soit assurée. Ma philosophie ne fait guère de différence entre une cabane et un palais ; mais j’ai une Parisienne avec moi qui n’est pas si stoïcienne. On me parle de la belle maison de Hauteville, dans le voisinage de Vevai. On dit que M. d’Hervart pourrait s’en accommoder avec moi, et me passer un bail de neuf années. J’ignore si la maison est meublée. Vous pourriez tout savoir en un moment. M. d’Hervart serait-il d’humeur à la vendre, ou à en faire un marché pour neuf ans ? et pourrait-il, dans l’un et dans l’autre cas, m’en assurer la pleine jouissance ? Est-il vrai qu’il y a un inconvénient, c’est qu’on ne peut aborder à Hauteville en carrosse ? Voilà bien des questions ; j’abuse de vos bontés, mais vous me donnez tant de goût pour le pays roman, que vous me pardonnerez. La chose presse un peu ; une autre fois nous parlerons des montagnes (1). Si vous étiez curieux de voir une petite dissertation que j’envoyai, il y a quelques années, en italien, à l’Institut de Bologne, vous verriez que je dois avoir un peu d’amour-propre, car je pense en tout comme vous. Il semble que j’aie pris des leçons de vous et de M. Haller ; je préfère l’histoire de la nature aux romans.

 

          Je vous embrasse sans cérémonie.

 

 

1 – Bertrand est auteur d’un Essai sur les usages des montagnes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Prangins, pays de Vaud, 2 Février 1755 (1).

 

 

          J’apprends, monseigneur, les nouvelles alarmes que la santé de M. le duc de Fronsac vous a données ; vous sentez combien je les partage. J’ignore encore l’événement de cette funeste maladie contre laquelle il serait si aisé de prendre en France des précautions, comme ailleurs. Je ne peux que trembler et vous le dire. Peut-être êtes-vous auprès de lui. Pourquoi faut-il que ma triste position m’empêche d’être auprès de vous deux ! Voilà de ces occasions où il faudrait que je fusse à Paris. Je crains de vous fatiguer par une longue lettre. Madame Denis et moi, nous vous supplions de nous faire envoyer le dernier bulletin de la maladie. Personne assurément ne vous est plus tendrement attaché à Versailles et à Paris, que les deux solitaires suisses.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

De Prangins, 6 Février 1755 (1).

 

 

          S’il est impossible à un étranger de faire une acquisition dans votre pays, M. Mallet (2) veut-il faire avec moi le marché de M. de Gauffecourt ? Voyez, décidez, ordonnez pour moi. Je ne peux me mêler que de souffrir dans mon lit, et de vous remettre une lettre de change dans les mains, quand il vous plaira. J’attends vos ordres. Je voudrais bien ne pas manquer les occasions d’une retraite : si celle de Saint-Jean me manque, permettez-moi de recourir à d’autres saints.

 

          Je vous supplie, monsieur, de communiquer le projet à M. Mallet et à M. de Monperoux (3), à qui j’en donne avis. Voilà bien de la peine pour mettre trois pelletées de terre transjurane sur le squelette d’un Parisien. Je signifie au territoire de Saint-Jean que, s’il ne veut point de moi, j’irai me faire inhumer ailleurs : mais je vous signifie, monsieur, que je vous suis attaché à la mort et à la vie, et que je suis pénétré pour vous de la plus vive et tendre reconnaissance.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Propriétaire de Saint-Jean. (G.A.)

 

3 – Résident de France à Genève, mort vers 1765. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Prangins, 6 Février 1755.

 

 

          Mon cher ange, puisque Dieu vous bénit au point de vous faire aimer toujours le spectacle à la folie, je m’occupe à vous servir dans votre passion. Je vous enverrai les cinq actes de nos Chinois ; vous aurez ici les trois autres, et vous jugerez entre ces deux façons. Pour moi, je pense que la pièce en cinq actes étant la même, pour tout l’essentiel, que la pièce en trois, le grand danger est que les trois actes soient étranglés, et les cinq trop allongés ; et je cours risque de tomber, soit en allant trop vite, soit en marchant trop doucement. Vous en jugerez quand vous aurez sous les yeux les deux pièces de comparaison. Ce n’est pas tout ; vous aurez encore quelque autre chose à quoi vous ne vous attendez pas. J’y joindrai encore les quatre (1) derniers chants de cette Pucelle pour qui on m’a tant fait trembler. Je voudrais qu’on pût retirer des mains de mademoiselle du Thil ce dix-neuvième chant de l’Âne, qui est intolérable ; on lui donnerait cinq chants pour un. Elle y gagnerait puisqu’elle aime à posséder des manuscrits, et je serais délivré de la crainte de voir paraître à sa mort l’ouvrage défiguré. Ne pourriez-vous pas lui proposer ce marché, quand je vous aurai fait tenir les derniers chants ? Vous voyez que je ne suis pas médiocrement occupé dans ma retraite. Cette Histoire prétendue universelle est encore un fardeau qu’on m’a imposé. Il faut la rendre digne du public éclairé. Cette Histoire, telle qu’on l’a imprimée, n’est qu’une nouvelle calomnie contre moi. C’est un tissu de sottises publiées par l’ignorance et par l’avidité. On m’a mutilé, et je veux paraître avec tous mes membres.

 

          Une apoplexie a puni Royer d’avoir défiguré mes vers ; c’est à moi à présent d’avoir soin de ma prose.

 

          Pour Dieu, ayez encore la bonté de parler à Lambert, quand vous irez à ce théâtre allobroge (2) où l’on a cru jouer le Triumvirat. Nos Suisses parlent français plus purement que Cicéron et Octave.

 

          Je vous supplie, en cas que Lambert réimprime le Siècle de Louis XIV, de lui bien recommander de retrancher le petit concile. J’ai promis à monsieur le cardinal votre oncle de faire toujours supprimer cette épithète de petit (3), quoique la plupart des écrivains ecclésiastiques donnent ce nom aux conciles provinciaux. Je voudrais donner à M. le cardinal de Tencin une marque plus forte de mon respect pour sa personne, et de mon attachement pour sa famille. Adieu. Il y a deux solitaires dans les Alpes qui vous aiment bien tendrement. Je reçois votre lettre du 30 Janvier ; ce qu’on dit de Berlin est exagéré : mais en quoi on se trompe fort, c’est dans l’idée qu’on a que j’en serais mieux reçu à Paris. Pour moi, je ne songe qu’à la Chine, et un peu aux côtes de Coromandel ; car si Dupleix est roi je suis presque ruiné (4). Le Gange et le fleuve Jaune m’occupent sur les bords du lac Léman où je me meurs.

 

          Toute adresse est bonne, tout va.

 

 

1 – Les chants VIII, IX, XVI et XVII. (G.A.)

 

2 – La Comédie-Française. (G.A.)

 

3 – Voyez le chapitre XXXVII du Siècle de Louis XIV. L’expression est restée. (G.A.) (à venir prochainement)

 

4 – Il était intéressé dans le commerce des Indes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

7 Février 1755.

 

 

          Tâchez toujours, mon ancien ami, de venir avec madame de Fontaine et M. de Prangins ; nous parlerons de vers et de prose, et nous philosopherons ensemble. Il est doux de se revoir, après cinq ans d’absence et quarante ans d’amitié. Je vous avertis d’ailleurs que ma machine, délabrée de tous côtés, va bientôt être entièrement détruite, et que je serais fort aise de vous confier bien des choses avant qu’on mette quelques pelletées de terre transjurane sur mon squelette parisien. Vous devriez apporter avec vous toutes les petites pièces fugitives que vous pouvez avoir de moi, et que je n’ai point. On pourrait choisir sur la quantité, et jeter au feu tout ce qui serait dans le goût des derniers vers de ***. Je m’imagine enfin que vous ne seriez pas mécontent de votre petit voyage, avant que votre ami fasse le grand voyage dont personne ne revient.

 

          Je vous embrasse très tendrement ; mes respects à MM. les abbés d’Aidie et de Sade. Puissent tous les prélats être faits comme eux !

 

          Vous me parlez de cette Histoire universelle qui a paru sous mon nom : c’est un monstre, c’est une calomnie atroce, inhumaniorumlitterarum fœtus. Il faut être bien sot ou bien méchant pour m’imputer cette sottise ; je la confondrai, si je vis.

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

A Brenles, 9 Février 1755.

 

 

          Que de peines, monsieur, pour avoir ce tombeau que je cherche ! Je vois bien que la maison de M. d’Hervart est trop considérable pour moi ; j’ai très peu de bien libre, j’ai perdu le tiers de mes rentes à Paris, et ma fortune est, comme ma réputation, un petit objet qui excite beaucoup d’envie. Si je peux parvenir à posséder très précairement Saint-Jean (1) l’été, et Monrion l’hiver, ou bien Prélaz, je me tiendrai heureux. Je n’aurai besoin l’hiver que de vous et de bons poêles. Etre chaudement avec un ami, c’est tout ce qu’il faut. Je redoute le monde, et les derniers jours de ma vie doivent être consacrés à la solitude et à l’amitié. Je vous avertis d’avance que mon commerce a besoin de la plus grande indulgence. Des souffrances presque continuelles me réduisent à des assujettissements bien désagréables dans la société. Cette pauvre âme, ce sixième sens dépendant des cinq autres, se ressent de la décadence de la machine. Vous verrez un arbre qui a produit quelques fruits, et dont les branches sont desséchées. Votre philosophie n’en sera point rebutée ; elle connaît la misère humaine. Je vous jure que, si j’acquiers les beaux jardins de Saint-Jean, c’est pour ma nièce ; et si je peux avoir Monrion, c’est pour vous. Il sera assez singulier que ce soient les environs de la sévère Genève qui soient voluptueux, et que la simplicité philosophique soit le partage des environs de Lausanne. Je vous serai très obligé si vous voulez toujours entretenir M. de Giez dans la disposition de me louer la maison et le jardin de Monrion, ou du moins ce qui passe pour être jardin ; je suis encore en l’air sur tout cela. Il y a de grandes difficultés sur l’acquisition de Saint-Jean. Le propriétaire de Monrion est un peu épineux. Si la maison de Prélaz est plus logeable pour l’hiver, et si l’on peut s’en accommoder avec moi, ce sera le meilleur parti ; mais il faut commencer par voir le local ; il n’y a que M. Panchaud (2) au monde qui prétende que je doive acheter Monrion sans l’avoir vu.

 

          Enfin, mon cher monsieur, je prie Dieu qu’il m’accorde le bonheur d’être votre voisin. Je vous embrasse. Mille respects à madame de Brenles. V.

 

          J’apprends dans ce  moment que le marché de Saint-Jean est entièrement conclu ; cela est très cher, mais très agréable et commode. Il est plaisant que je sois propriétaire d’une terre précisément dans le pays où il ne m’est pas permis d’en avoir.

 

          Cette affaire m’encourage à finir celle de Monrion, si je peux. Il faut donner la préférence à Monrion sur Prélaz, si Prélaz n’est pas meublé ; mais, encore une fois, je veux absolument une solitude auprès de vous. C’est vous qui m’avez débauché ; comptez que j’aime plus la tête du lac que la queue.

 

          J’appelle Saint-Jean les Délices, et la maison ne portera ce nom que quand j’aurai eu l’honneur de vous y recevoir. Les Délices seront pour l’été, Monrion pour l’hiver, et vous pour toutes les saisons. Je ne voulais qu’un tombeau. J’en aurai deux.

 

 

Te teneammoriens, deficiente manu.

 

TIB., liv. I, élég. I.

 

 

1 – Il acheta du conseiller Mallet et de Tronchin cette campagne 87,000 livres, à condition qu’on lui en rendrait 38,000 quand il la quitterait. Il loua en outre Monrion, puis une autre maison dans Lausanne même, et enfin il acheta Ferney et Tournay. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 29 Décembre 1760 au pasteur Bertrand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Jacob Vernet.

 

9 Février 1755.

 

 

          Mon cher monsieur, ce que vous écrivez sur la religion est fort raisonnable (1). Je déteste l’intolérance et le fanatisme ; je respecte vos lois religieuses. J’aime et je respecte votre république.

 

          Je suis trop vieux, trop malade, et un peu trop sévère pour les jeunes gens.

 

          Vous me ferez plaisir de communiquer à vos amis les sentiments qui m’attachent tendrement à vous.

 

 

1 – Vernet avait écrit à Voltaire que la bonne bourgeoisie de Genève avait manifesté quelque inquiétude sur son établissement, parce qu’il passait pour avoir attaqué non seulement les abus de la religion, mais son fond même. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Guiger, baron de Prangins.

 

De votre château de Prangins, 12 Février.

 

 

          Nous ne pouvons trop, monsieur, vous renouveler nos remerciements, madame Denis et moi. Toute la famille de M. de Ribeaupierre s’est empressée d’adoucir par ses soins officieux les maladies qui me persécutent. M. de Ribeaupierre le fils a surtout contribué à notre consolation ; c’est un jeune homme qui réunit le meilleur cœur du monde, l’intelligence et l’activité. MM. Tronchin et Labat, vos amis, ont bien voulu être les nôtres. Ils nous ont procuré la maison de Saint-Jean (les Délices), que vous connaissez. Les jardins en sont délicieux. C’est une acquisition sur laquelle je ne devais pas compter. Elle me plaît d’autant plus qu’elle me mettra à portée de venir vous voir toutes les fois que vous viendrez dans votre magnifique château, et de m’informer de plus près des progrès singuliers que fait M. votre fils. J’apprends de tous côtés qu’on n’a jamais vu d’enfant si au-dessus de son âge. On dit que vous avez le courage de vouloir lui donner la petite-vérole pour l’en préserver, courage qui a réussi à tous ceux qui ont pensé à l’anglaise, et que les Français ne connaissent pas encore. Ils sont venus tard à tout ce qui est hardi et utile. Ils ont été obligés d’adopter enfin les principes de la philosophie anglaise, ceux du commerce, ceux des finances. Ils arriveront enfin à l’inoculation, à force de tristes expériences.

 

          J’espère toujours que vous nous amènerez madame de Fontaine (1) ; il faut qu’une Parisienne voie qu’il est ailleurs des beautés de la nature et de l’art, et que le lac de Genève vaut bien la Seine. Pour moi, je trouve que la solitude vaut bien Paris.

 

          Si vous avez quelques nouvelles, monsieur, de ce qui se passe à Pondichéry, et que vous puissiez nous en faire part, je vous en serai obligé. Ce qu’on en dit ne pourrait être que funeste à la compagnie des Indes.

 

          Je finis en vous remerciant encore, et en vous assurant que je serai toute ma vie, avec la plus invariable reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – En lui laissant faire un bail à vie pour les Délices. Voyez une note de la lettre à M. de Brenles du 9 Février. (G.A.)

 

 

 

1755 - Partie 4

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