CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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à M. de Brenles.

 

A Prangins, le 27 Janvier 1755.

 

 

          Un voyage que j’ai fait à Genève, monsieur, dans un temps très rude, a achevé de me tuer. Je suis dans mon lit depuis trois jours. Il faudrait qu’il y eût sur votre lac de petits vaisseaux pour transporter les malades ; mais, puisque vous n’avez point de vaisseaux (1) sur votre mer, il faut que M. de Giez me fasse au moins avoir des chevaux et un cocher pour venir vous voir. Il est bien difficile de trouver un tombeau dans ce pays-ci. Il n’y a dans Monrion ni jardin pour l’été, ni cheminée ni poêle, pour l’hiver. On me propose, auprès de Genève, des maisons délicieuses. J’aimerais mieux une chaumière près de vous ; mais j’ai avec moi une Parisienne qui n’a pas encore renoncé, comme moi, à toutes les vanités du monde. Il lui faut de jolies maisons et de beaux jardins. Heureusement on est toujours dans votre voisinage, quand on est sur le bord du lac. Je ne suis encore déterminé à rien qu’à vous aimer et à vous voir ; j’attends des chevaux pour venir vous le dire. Je présente mes respects à madame de Brenles et à tous vos amis.

 

          Madame Goll me mande qu’elle ne sait pas encore quand elle pourra quitter Colmar ; ainsi, au lieu d’avoir une amie auprès de moi, je me trouverai réduit à prendre une femme de charge ; car il m’en faudra une pour la conduite d’une maison où il se trouvera, malgré ma philosophie, huit ou neuf domestiques.

 

          Notre ami Dupont n’a pas réussi. M. d’Argenson m’a assuré, foi de ministre, que ma lettre était venue trop tard ; et moi, fi de philosophe, je n’en crois rien.

 

          Foi de philosophe encore, je voudrais être auprès de vous. MM. de Genève me pressent ; le conseil m’octroie toute permission, mais je ne tiens les affaires faites que quand elles sont signées, et toutes les conditions remplies. Mandez-moi ce que c’est que la solitude dont vous me parlez. Voilà bien de la peine pour avoir un tombeau. Je suis actuellement trop malade pour aller ; si vous vous portez bien, venez à Prangins ; venez voir un homme qui pense en tout comme vous, et qui vous aime. Vous trouverez toujours à prangins de quoi loger. Madame de Brenles n’y serait pas si à son aise ; il faut être bien bon et bien robuste pour venir à la campagne dans cette saison. Je vous embrasse.

 

 

1 – Il n’en est plus de même aujourd’hui. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Prangins, pays de Vaud, 29 Janvier 1755 (1).

 

 

          Madame, les neiges du mont Jura et les vents du lac de Genève valent bien votre forêt de Thuringe. Les plus attachés de vos serviteurs, la grande maîtresse des cœurs et moi, n’avions pas besoin d’un hiver si rude. Dieu veuille qu’il n’attaque point la santé de votre altesse sérénissime !

 

          On (2) me mande d’Avignon à peu près les mêmes choses que ce qui est dans la lettre dont vous m’honorez, madame, en date du 12 Janvier ; mais il s’en faut beaucoup qu’on imagine me ramener. Il n’y a que votre altesse sérénissime au monde qui pût me faire entreprendre un voyage dans la Germanie septentrionale. Mon cœur, qui est mon seul guide, me conduisit autrefois sur les bords de la Sprée ; il se trompa, mais il ne se trompera pas deux fois. Comment d’ailleurs abandonner une femme qui a tout quitté et qui a éprouvé pour moi des choses si indignes et si barbares ! Moi ! je la quitterais pour celui qui l’a si maltraitée, qui lui devait des excuses puisqu’il est homme, et qui ne lui en a point fait parce qu’il est roi : et je la quitterais pour celui dont elle a si cruellement à se plaindre ! Un cœur tel que le vôtre, madame, en serait indigné. Si madame Denis n’avait pas soumis sa destinée à la mienne avec tant de courage, si j’avais pu faire le voyage de Gotha, madame, je n’en serais jamais sorti ; j’aurais fini ma vie à vos pieds. Voilà mon secret, je le confie à votre altesse sérénissime.

 

          On nous propose actuellement une maison auprès de Genève, que monseigneur le prince, votre fils, a habitée quelque temps. Cela seul me détermine à en faire l’acquisition ; je croirai être dans un lieu qui vous appartient, madame. Les jardins sont délicieux ; mais le séjour n’en sera embelli pour moi que par l’idée d’être en quelque sorte dans vos domaines. Il me faut enfin un asile où je puisse finir une vie accablée d’infirmités. Je renonce à la cour de tous les rois, et je pleure de n’être pas dans la vôtre.

 

          Le général Mandrin n’est pas si puissant qu’on me l’avait dit. Il faut toujours rabattre beaucoup de toutes les nouvelles. On a joué à Paris la tragédie du Triumvirat. Je l’ai lue, et je n’y ai rien compris ; elle est du vieux Crébillon ; cela m’avertit que les vieillards doivent cesser de se montrer en public.

 

          Croiriez-vous, madame, qu’à mon passage à Cassel, le prince de Hesse me parla beaucoup de ce qui fait aujourd’hui son embarras et celui de sa maison (3) ? Il avait quelque confiance en moi, et j’ose croire que si j’étais resté plus longtemps dans cette cour, j’aurais prévenu ce qui est arrivé. Il serait damné, et il aurait vécu tranquille.

 

          La religion catholique est sans doute la meilleure, comme votre altesse sérénissime le sait ; mais la balance de l’Allemagne est bonne aussi, et cette balance est perdue si tous les princes se font catholiques. Il est bon qu’il y ait un nombre égal en enfer et en paradis.

 

          Madame, le vrai paradis est votre cour, et vous êtes la sainte que j’adorerai toujours avec le plus profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – La margrave de Bareuth. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à la duchesse du 16 Décembre 1754. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Gauffecourt.

 

A Prangins, 30 Janvier 1755.

 

 

          Madame Denis et moi, monsieur, nous apprenons par M. Marc Chappuis les nouvelles obligations que nous vous avons. Je voudrais pouvoir vous écrire de ma main, mais je suis tout perclus sur les bords de votre lac. Le soleil de Montpellier me serait plus favorable que les glaces d’Aix en Savoie, dans une saison si rigoureuse. Il faut attendre le retour du printemps, et le vôtre, pour adoucir tant de souffrances. On me fait craindre que les mêmes personnes qui ont donné sous mon nom une prétendue Histoire universelle,remplie de fautes absurdes, n’impriment aussi un poème composé il y a plus de vingt ans, qu’elles défigureront de même. Les belles-lettres ne sont pas faites pour rendre heureux ceux qui les cultivent, et notre royaume n’est pas de ce monde. Je me console avec ma garde-malade des maux que me font la nature, la fortune, et les imprimeurs : son courage m’en donne beaucoup ; elle brave les neiges et mes malheurs, et me rend tout cela très supportable. Vous m’avouerez que, sans elle, il serait assez dur de n’être entouré que des Alpes, et d’être privé même de la consolation d’avoir ses livres. Nous manquons de tout assez patiemment ; mais nous espérons vous revoir cet été, et alors nous ne manquerons de rien. On prétend que je ne saurais vivre, et que je suis un homme mort si je m’éloigne du docteur Tronchin. Il faut que je sois désespéré si je crois enfin à la médecine ; je crois bien davantage à votre amitié ; c’est elle qui m’autorise à présenter mes respects à M. le comte de Bellegarde. Je suis persuadé que vous ne m’oublierez point auprès de M. de La Popelinière, et que la philosophe (1) se souviendra de moi. A propos de philosophie, voyez-vous toujours messieurs de l’Encyclopédie ? Ce sont des seigneurs de la plus grande terre qui soit au monde. Je souhaite qu’ils la cultivent toujours avec une entière liberté ; ils sont faits pour éclairer le monde hardiment, et pour écraser leurs ennemis. Adieu, monsieur ; souvenez-vous de deux solitaires qui vous seront toujours bien tendrement attachés. Je vous embrasse.

 

 

1 – Madame d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Prangens, près de Nyon, pays de Vaud, janvier.

 

 

          Mon cher et respectable ami, j’ai reçu votre lettre du 27 Décembre, et toutes vos lettres en leur temps. Toute lettre arrive, et Lambert se moque du monde. Malgré les douleurs intolérables d’un rhumatisme goutteux qui me tient perclus, j’ai songé, dans les petits intervalles de mes maux, à cette tragédie en trois actes, que je n’ai pas l’esprit de faire en cinq. J’y ai retranché, j’y ai ajouté, j’y ai corrigé. J’ai tellement appuyé sur les raisons du parti que prend Idamé de préféré sa mort, et celle de son mari, à l’amour de Gengiskan ; ces raisons sont si clairement fondées sur l’expiation qu’elle croit devoir faire de la faiblesse d’avoir accusé son mari ; ces raisons sont si justes et si naturelles, qu’elles éloignent absolument toutes les allusions ridicules que la malignité est toujours prête à trouver. Je ne crains donc que les trois actes ; mais je craindrais les cinq bien davantage ; ils seraient froids. Il ne faut demander ni d’un sujet, ni d’un auteur, que ce qu’ils peuvent donner.

 

          J’aimerai jusqu’au dernier moment les arts que vous aimez ; mais comment les cultiver avec succès, au milieu de tous les maux que la nature et la fortune peuvent faire ?

 

          Mandez-moi comment je dois vous adresser le troisième acte, que j’ai arrondi, et que j’ai tâché de rendre un peu moins indigne de vos bontés.

 

          Je vous demande pardon de vous avoir importuné de lettres pour Lambert ; mais, en vérité, cet homme est bien irrégulier dans ses procédés, et je vous demande en grâce de lui faire recommander la vertu de l’exactitude.

 

          Mille tendres respects à tous les anges. Madame Denis se voue au désert avec un grand courage ; elle vous fait les plus tendres compliments.

 

 

1 – Madame d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

 

au Conseiller d’Etat F. Tronchin.

 

A Prangins, 30 Janvier (1).

 

 

          Il y a trois jours que je suis au lit. Vous avez dans votre famille le successeur du grand Boerhaave ; vous savez combien ma mauvaise santé exige que je me rapproche de lui. Les bontés que vous avez pour moi, et toutes celles dont on m’a honoré à Genève, me rendent ce séjour si cher que je ne balance pas à demander au magnifique conseil la permission d’habiter dans le territoire de la république sous son bon plaisir. Je n’ose prendre la liberté de lui écrire, persuadé que votre recommandation doit avoir plus de poids que mes prières. Je ne manquerai pas de venir présenter mes respects à M. le premier syndic, et à MM. les conseillers d’Etat, dès que je serai en état de me transporter à Genève. Je me serais déjà acquitté de ce devoir, si les maladies continuelles qui m’accablent me l’avaient permis.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec la plus profonde reconnaissance, etc. (2).

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le 1er février, Tronchin lut cette lettre au conseil, dont les registres mentionnent ce qui suit : « Le sieur de Voltaire demande et obtient la permission d’habiter dans le territoire de la république, pour être plus à portée du sieur Tronchin, son médecin. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

A Prangins, 31 Janvier 1755.

 

 

          Non, je ne vous échappe pas. Quand j’habiterais aux portes de Genève, ne viendrais-je pas quelquefois vous voir, et ne daigneriez-vous pas, vous et madame de Brenles, venir passer chez nous quelques jours ? Tout est voisinage sur les bords du lac. Vous avez très bien deviné : la maison qu’on me vend est d’un grand tiers au-dessous de sa valeur au moins ; mais elle est charmante, mais elle est toute meublée, mais les jardins sont délicieux, mais il n’y manque rien, et il faut savoir payer cher son plaisir et sa convenance. Le marché ne sera conclu et signé par devant notaire que quand toutes les difficultés résultant des lois du pays auront été parfaitement levées, ce qui n’est pas un petit objet. Le conseil d’Etat donne toutes les facilités qu’il peut donner, mais il faut encore bien d’autres formalités pour assurer la peine possession d’une acquisition de 90,000 livres. Les paroles sont données entre le vendeur et moi ; j’ai promis les 90,000 livres, à condition qu’on se chargera de tous les frais, et de m’établir toutes les sûretés possibles. Avec tout cela, l’affaire peut manquer ; mille négociations plus avancées ont échoué. Que fais-je donc ? Je me tourne de tous les côtés possibles pour ne pas rester sans maison dans un pays que vous m’avez fait aimer. J’aurai incessamment des réponses touchant les maisons de M. d’Hervart. Je préférerais Prélaz (1), vous n’en doutez point, puisqu’il est dans votre voisinage ; mais nous soupçonnons qu’il n’y a qu’un appartement d’habitable pour l’hiver, et il faut remarquer que nous sommes deux qui voulons être logés un peu à l’aise. Voilà la situation où nous sommes. Il faut absolument que je prévienne l’embarras où je me trouverais si l’on ne pouvait m’assurer à Genève l’acquisition qu’on m’a proposée. Somme totale, il me faut les bords du lac ; il faut que je sois votre voisin, et que je vous aime de tout mon cœur. Je n’achète des chevaux que pour venir vous voir, soit de Genève, soit de Vebai, dès que ma santé me permettra d’aller.

 

          Mille respects à madame de Brenles ; je vous embrasse et vous demande pardon.

 

 

1 – A une demi-lieue de Lausanne. (G.A.)

 

 

1755 - Partie 3

 

 

 

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