CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

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à M. Dupont.

 

Aux Délices, 2 Décembre 1755.

 

 

          Mon cher ami, on ne parle plus que de tremblements de terre ; on s’imagine à Genève que Lyon est englouti, parce que le courrier des lettres manqua hier. S’il n’y a point eu de tremblement à Strasbourg et à Colmar, je vous prie de me faire payer de Schœpflin. C’est un mauvais plaisant ; je vous jure que je n’ai pas entendu parler de lui ; il est juste qu’il entende parler de vous, à moins qu’il n’ait payé à M. Turckeim de Strasbourg. Mais M. Turckeim ne m’a point écrit. Vraiment oui, Jeanne d’Arc est imprimée, elle est partout. La pauvre diablesse est horriblement défigurée. Les        Anglais, les Chapelain, les libraires, et moi, nous avons bien maltraité Jeanne. On prend fort bien la chose à Paris et en Suisse, mais les faquins de libraires ont très mal pris leur temps. Ce n’était pas le temps de rire, quand la moitié d’un royaume est engloutie sous la terre, et que chacun tremble dans son lit. Le Tout est bien et l’Optimisme en ont dans l’aile. Je présente mes respects à M. et à madame de Klinglin.

 

          Comment se porte madame Dupont ? Ma nièce et moi nous sommes à vous.

 

 

 

 

 

à M. Polier de Bottens.

 

Aux Délices, 2 Décembre.

 

 

          Madame Denis, mon cher monsieur, est revenue enchantée de vous, et pénétrée de la bonté de votre cœur. Elle ne me parle que de vous et de notre cher ami, M. de Brenles. Il n’y a ni maladie, ni ordonnance du docteur Tronchin qui tienne, il faut venir à Monrion se mettre entre les mains du docteur Tissot (1), dussé-je être disséqué comme mon pauvre ami Giez. Je compte écrire à M. de Brenles en vous écrivant ; je m’imagine que vous êtes assez heureux l’un et l’autre pour vous voir tous les jours. Quand pourrai-je en faire autant, et venir enfin dans la petite retraite où mon cœur m’appelait depuis si longtemps !

 

          Croyez-vous qu’on imagine à Genève qu’il y a eu un tremblement de terre en France (2) comme en Portugal, parce que le courrier des lettres a manqué aujourd’hui ? Dieu nous en préserve ! les Alpes sont un bon contre-poids aux secousses, elles sont en tous sens l’asile du repos.

 

          Les protestants sauvés à Lisbonne, et l’inquisition engloutie, ne sont pas l’effet des prières de saint Dominique. Adieu, monsieur ; adieu, homme aimable et essentiel, jusqu’au moment où je pourrai vous renouveler, à M. de Brenles et à vous, mes deux parrains dans ma régénération de Pays de Vaud, combien je vous aime et vous respecte.

 

 

1 – C’est ce célèbre médecin qui devint propriétaire de Monrion vers 1774. (G.A.)

 

2 – Il y eut en effet quelques secousses. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Aux Délices, près de Genève, 3 Décembre 1755.

 

 

          Je reçois, dans le moment, mon cher monsieur, une lettre de M. Turckeim, par laquelle il me mande que le sieur Schœpflin a satisfait à sa dette. Je n’ai donc autre chose à faire qu’à vous prier de rengaîner, et à vous marquer, comme je pourrai, ma reconnaissance. Nous allons passer l’hiver à Monrion, madame Denis et moi. Je vous assure que je serais bien tenté de faire un petit tour à Colmar, s’il n’y avait pas de jésuites. Je crois qu’il me faudrait auprès d’eux une sauvegarde de Nicolas 1er (1).

 

          Dites, je vous prie, à madame de Klinglin qu’elle m’a joué un tour affreux ; elle a été à Saint-Claude, à six lieues de mes Délices. Si elle m’en avait informé, je serais venu lui faire ma cour ; elle sera cause que je ferai un voyage à Colmar.

 

          Sur la nouvelle de l’anéantissement du Portugal, on se prépare à de nouveaux opéras en Italie ; on va donner de nouvelles comédies à Paris, et on y fait une loterie de trente millions. Je vous souhaite le trentième, mon cher ami.

 

 

1 – Voyez l’Essai sur les mœurs, ch. CLIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 6 Décembre 1755.

 

 

          Mon cher ami, les Pucelles, les tremblements de terre, et la colique, me mettent aux abois. Les petits maux me persécutent, et je suis encore sensible à ceux de la fourmilière sur laquelle nous végétons avec autant de tristesse que de danger. On n’est pas sûr de coucher dans son lit, et quand on y couche, on y est malade ; du moins c’est mon état, et c’est ce qui m’empêche de venir faire avec vous des jérémiades à Monrion. J’ai encore, pour surcroît de malheur, un cheval encloué dans le meilleur des mondes possibles. Je suis prête à partir ; j’ai encore envoyé de petits bagages à l’ermitage de Monrion, et, dès que mon cheval et moi nous serons purgés, je prendrai sûrement un parti ; en attendant, je n’en peux plus. Si je suis confiné à mes prétendues Délices, il faudra que je vous envoie madame Denis, qui me paraît enchantée de vous et de Lausanne ; mais le mieux sera de l’accompagner, et, somme totale, je viendrai vif ou mort. Il y a un docteur Tissot qui dissèque proprement son monde, c’est une consolation ; je ne me console point pourtant de mon ami Giez. Mille respects à madame de Brenles ; je vous embrasse du meilleur de mon cœur. V.

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 10 Décembre (1).

 

 

          Vous apprendrez, monsieur, par toutes les lettres de cet ordinaire, que nous avons été honorés aussi d’un petit tremblement de terre. Nous en sommes pour une bouteille de vin muscat qui est tombée d’une table et qui a payé pour tout le territoire. Il est heureux d’en être quitte à si bon marché. Ce qui m’a paru d’assez singulier, c’est que le lac était tout couvert d’un nuage très épais par le plus beau soleil du monde. Il était deux heures vingt minutes ; nous étions à table dans nos petites Délices, et le dîner n’en a pas été dérangé. Le peuple de Genève a été un peu effarouché ; il prétend que les cloches ont sonné d’elles-mêmes ; mais je ne les ai pas entendues.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 10 Décembre 1755.

 

 

          Je vous envoie, mon cher ange, une tragédie (1) que vous recevrez par une occasion. Ne vous alarmez pas ; cette tragédie n’est pas de moi ; je ne suis pas un homme à combattre le lendemain d’une bataille. La pièce est d’un de mes amis, à qui je voudrais bien ressembler. Je crois qu’elle peut avoir du succès, et je crains que l’amitié ne me fasse illusion. Je soumets l’ouvrage à vos lumières ; l’auteur et moi nous nous en rapportons à vous avec confiance. Soyez le maître de cette tragédie comme des miennes ; vous pouvez la faire donner secrètement aux comédiens. Mon cher ange, pendant que vous vous amuserez à faire jouer celle-là, je vous en mettrai une autre sur le métier, afin que vous ne chômiez pas ; car ce serait conscience. Est-il vrai qu’il paraît dans Paris deux ou trois éditions d’une pauvre héroïne nommée Jeanne, et qu’il y en a d’aussi indécentes que fautives et défigurées ? C’est Thieriot qui me mande cette chienne de nouvelle. Mettez-moi au fait, je vous en supplie, de mes enfants bâtards qu’on expose ainsi dans les rues. Il faut que les gens aient le cœur bien dur pour s’occuper de ces bagatelles, pendant qu’une partie du continent est abîmée, et que nous sommes à la veille du jugement dernier.

 

          Je vais d’Alpes en Alpes passer une partie de l’hiver dans un petit ermitage appelé Monrion, au pied de Lausanne, à l’abri du cruel vent du nord. Adressez-moi toujours vos ordres à Lyon. Mille tendres respects à tous les anges.

 

 

1 – Nicéphore, tragédie de Tronchin, conseiller d’Etat à Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

A Monrion, 16 Décembre 1755.

 

 

          Il faut que je dicte une lettre pour vous, ma chère nièce, en arrivant dans notre solitude de Monrion. Je ne vous ai point écrit depuis longtemps, mais je ne vous ai jamais oubliée. Tantôt malade, tantôt profondément occupé de bagatelles, j’ai été trop paresseux d’écrire. Si je vous avais écrit autant que j’ai parlé de vous, vous auriez eu de mes lettres tous les jours.

 

          Je vais faire chercher les meilleurs pastels de Lausanne ; vous en faites un si bel usage, que j’irais vous en déterrer au bout du monde. Toutes nos petites Délices sont ornées de vos œuvres. Vous êtes déjà admirée à Genève, et vous l’emportez sur Liotard (1). Remerciez la nature, qui donne tout, de vous avoir donné le goût et le talent de faire des choses si agréables.

 

          C’est assurément un grand bonheur de s’être procuré pour toute sa vie un amusement qui satisfait à la fois l’amour-propre et le goût, et qui fait qu’on vit souvent avec soi-même, sans être obligé d’aller chercher à perdre son temps en assez mauvaise compagnie, comme font la plupart de tous les hommes, et même de vous autres dames. L’ennui et l’insipidité sont un poison froid contre lequel bien peu de gens trouvent un antidote.

 

          Votre sœur et moi nous cherchons aussi à peindre. On me reproche un peu de nudités dans notre pauvre Jeanne d’Arc ; on dit que les éditeurs l’ont étrangement défigurée. J’ai tiré mon épingle du jeu du mieux que j’ai pu ; et, grâce à vos bontés, nous avons évité le grand scandale.

 

          Je me mets à présent au régime du repos ; mais j’ai peur qu’il ne me vaille rien, et que je ne sois obligé d’y renoncer. Madame Denis se donne actuellement le tourment d’arranger notre retraite de Monrion. Nous avons eu aujourd’hui presque tout Lausanne. Je me flatte que les autres jours seront un peu plus à moi ; je ne suis pas venu ici pour chercher du monde. La seule compagnie que je désire ici c’est la vôtre. Peut-être que le docteur Tronchin ne sera pas inutile à votre santé ; vous êtes dans l’âge où les estomacs se raccommodent, et moi dans celui où l’on ne raccommode rien. Sans doute vous trouverez bien le moyen d’amener votre enfant avec vous. Si ma pauvre santé me permettait de lui servir de précepteur, je prendrais de bon cœur cet emploi ; mais la meilleure éducation qu’il puisse avoir, c’est d’être auprès de vous.

 

 

          Ma chère nièce, mille compliments à tout ce que vous aimez.

 

 

1 – J.-Et. Liotard, peintre de Genève. (G.A.)

 

1755 - Partie 27

 

 

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