CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 26
Photo de PAPAPOUSS
à M. Polier de Bottens.
Aux Délices, 14 Novembre 1755.
J’aurais bien voulu, mon cher monsieur, que vous eussiez repassé par Genève, au lieu de prendre la route des Petits-Cantons. Vous auriez trouvé un vieux malade qui vous aime de tout son cœur, et qui vous aurait fait les honneurs d’une cabane assez jolie, que je préfère assurément au palais de Turin, et à tous les palais. Dans la belle description que vous me faites de la Lombardie, je ne regrette que les îles Borromées, parce qu’elles sont solitaires et qu’on y a chaud. Il ne me faut que la retraite, du soleil, et un ami. J’en ai perdu un dans M. de Giez ; je le connaissais depuis fort peu de temps. La seule bonté de cœur m’avait procuré son amitié et ses services ; il s’était fait un plaisir d’arranger cette autre petite cabane de Monrion. J’ai été touché sensiblement de sa perte, et je suis tout étonné d’être toujours à moitié en vie, et de traîner mes maux et mes souffrances quand je vois périr au milieu de leur carrière des hommes si robustes. Vraiment, monsieur, je ferai de grand cœur le même marché avec vous qu’avec lui ; il jouissait de Monrion comme moi, il y avait passé une partie de l’été, il était le maître de la maison ; daignez l’être, elle vous appartient à meilleur titre qu’à moi ; je ne l’ai acquise que pour vous et pour M. de Brenles. C’est vous qui le premier m’avez invité à venir me retirer sur les bords de votre lac. La maison auprès de Genève m’a séduit ; il faut avouer que les jardins sont délicieux et l’aspect enchanteur. Je m’y suis ruiné ; mais je préfèrerai Monrion, si vous voulez bien regarder cet ermitage comme le vôtre. Venez-y quand je n’y serai pas ; mais venez-y surtout quand j’y serai ; consolez-y un malade et éclairez un être pensant. J’y ai actuellement deux domestiques qui arrangent mon petit ménage, où plutôt le vôtre. Comptez que cette retraite me tiendra lieu avec vous des îles Borromées. Je compte m’y établir incessamment pour l’hiver ; je n’en sortirai point. Il m’est impossible de quitter le coin de mon feu dès que le mauvais temps est venu. J’aurai une chambre pour vous, une pour notre ami M. de Brenles, de bon vin, un cuisinier assez passable, quelques livres qui n’en sortiront point, et qui pourront amuser mes hôtes ; voilà mon petit établissement d’hiver, que je vous prie encore une fois de regarder comme votre maison toute l’année.
Je ne sais pas si M. de Brenles est revenu de la campagne, mais je me flatte qu’il sera de retour quand ma santé me permettra de me transporter à Monrion.
J’ai appris, depuis quelques jours, que la Pucelle est imprimée. Votre honnête capucin proposa dans Francfort à un nommé Esslinger, libraire, de faire cette édition ; il voulut vendre son manuscrit trop cher. Esslinger ne put conclure avec lui ; il faut que ce bon capucin l’ait vendu à un autre. Les magistrats de Genève m’ont promis qu’ils empêcheraient cette capucinade effrontée d’entrer dans leur petit district ; je ne sais comment faire pour en obtenir autant à Lausanne. On dit l’édition très mauvaise et pleine de fautes. Je ne ferai pas le moindre reproche à M*** (1) de son goût pour les capucins, et je resterai tranquille.
Savez-vous que le Conseil de Genève s’est fait représenter la belle lettre de Grasset à Bousquet ? et que Grasset est décrété de prise de corps ?
Le papier me manque, je finis ; tuus in œternum.
1 – Montolieu (G.A.)
à M. Dupont.
Aux Délices, 22 Novembre 1755.
Les lettres de change, mon cher monsieur, se traitent plus sérieusement que les almanachs du Courrier boiteux. Schœpflin n’a aucune raison ni aucun prétexte valable pour refuser le paiement d’un argent que j’ai bien voulu lui prêter, et que nul que moi ne lui aurait prêté. C’est trop abuser de mes bienfaits ; ils méritaient un autre retour. L’état de mes affaires ne me permet pas d’attendre ; j’ai compté sur cet argent. Le sieur Schœpflin a promis de le rendre ; rien ne doit le faire manquer à sa parole. Je vous prie donc très instamment de faire toutes les diligences nécessaires sans aucun délai, et de vouloir bien agir avec toute la promptitude que j’attends de votre amitié. Je vous aurai une très grande obligation. Je ne vous répéterai pas que les dépenses qui étaient indispensables dans ma nouvelle acquisition me mettent dans un besoin pressant de mon argent. Schœpflin n’a pas seulement daigné répondre à une lettre de Colini : son procédé est insoutenable. En un mot, faites-moi payer par justice, je vous en prie, puisque le sieur Schœpflin ne veut pas me payer par devoir. Je vous demande encore en grâce d’agir à la réception de ma lettre. Je me moque des Pucelles, et je veux poursuivre les mauvais débiteurs et les ingrats.
Je vous embrasse sans cérémonie.
à M. Tronchin, de Lyon
Délices, 24 Novembre 1755 (1).
Voilà, monsieur, une physique bien cruelle (2). On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles ; cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d’un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables, au milieu des débris dont on ne peut les tirer, des familles ruinées au bout de l’Europe, la fortune de cent commerçants de votre patrie abîmée dans les ruines de Lisbonne. Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l’inquisition est resté debout ? Je me flatte qu’au moins les RR. PP. inquisiteurs auront été écrasés comme les autres. Cela devrait apprendre aux hommes à ne point persécuter les hommes ; car tandis que quelques sacrés coquins brûlent quelques fanatiques, la terre engloutit les uns et les autres. Je crois que nos montagnes nous sauvent des tremblements de terre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre.
à M. Bertrand.
Aux Délices, 28 Novembre (1).
J’envoie, mon cher patron, à M. de Morancour, la réponse (2) de l’Académie française. L’édition que j’ai vue est l’ouvrage de la canaille. On a, dans Paris, le plus profond mépris pour ces manœuvres dont je me suis trop inquiété ici. Je crois qu’il faut laisser tomber ces misères dans l’oubli qu’elles méritent.
Voici la triste confirmation du désastre de Lisbonne, et de vingt autres villes. C’est cela qui est sérieux. Si Pope avait été à Lisbonne, aurait-il osé dire Tout est bien (3) ? Matthieu Garo ne le disait que quand il ne lui tombait qu’un gland sur le nez. Adieu encore une fois ; aimez un peu le pauvre malade, et tout sera bien pour lui.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Faite par Duclos. (G.A.)
3 – Voyez le Poème sur le désastre de Lisbonne. (G.A.)
à M. Bertrand.
Aux Délices, 30 Novembre 1755.
Mes peines d’esprit, mon cher monsieur, sont aussi grandes que celles dont mon cœur est tourmenté. M. Polier de Bottens, instruit des chagrins que me donne l’édition de ce malheureux ouvrage si falsifié et si défiguré, me mande qu’il m’a prévenu par ses bons offices, et qu’il a assemblé le corps académique pour empêcher le débit de cette œuvre de ténèbres dans Lausanne. Il me mande aussi qu’il a écrit d’office à M. E…, membre du conseil souverain de Berne, pour le prier de faire à Berne les mêmes démarches qu’il a faites à Lausanne. On me confirme que l’édition qui paraît est celle de Maubert. Je ne puis rien savoir de positif sur tout cela dans ma solitude, et dans mes quatre rideaux, au milieu de mes souffrances. J’aurais souhaité, en effet, qu’on eût pu prévenir le débit de cette rapsodie à Berne, comme on l’a fait à Genève ; mais ce que je souhaite encore, c’est qu’il n’y ait point d’éclat. Je m’en rapporte, monsieur, avec confiance à votre amitié et aux bontés de leurs excellences à qui M. de Paulmi m’a recommandé. Il est certain que l’ouvrage, tel qu’il est, n’est pas le mien ; mais comme il y a, en effet, quelques morceaux qui m’appartiennent, tout estropiés qu’ils sont, et que j’ai fait à la vérité quelque chose sur ce sujet il y a près de trente ans, vous sentez que le contre-coup retombe sur moi.
Vous savez l’horrible événement de Lisbonne, de Séville, et de Cadix. La ville de Lisbonne engloutie par un tremblement de terre, cent mille (1) âmes ensevelies sous les ruines, Séville endommagé. Cadix submergé pendant quelques minutes par le même tremblement ; voilà un terrible argument contre l’Optimisme. Il est honteux, dans des événements aussi épouvantables, de songer à ses affaires particulières.
Je vous embrasse tendrement.
1 – Cent mille est là pour quinze mille. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, près de Genève, 1er Décembre 1755.
Je dicte, mon cher ange, mes très humbles et très tendres remerciements, car il y a bien des jours que je ne peux pas écrire. Je vous avais envoyé le paquet pour l’Académie avant d’avoir reçu la lettre par laquelle vous m’avertissiez de la noble et scrupuleuse attention de messieurs des postes ; je profiterai dorénavant de votre avis. Je vous assure qu’on vous en a donné un bien faux, quand on vous a dit que je faisais une nouvelle tragédie. Le fait est que madame Denis avait promis Zulime à messieurs de Lyon ; mais, comme M. le cardinal votre oncle ne va pas au spectacle, la grosse madame Destouches (1) se passera de Zulime.
Ceux qui ont imprimé la rapsodie (2) dont vous avez la bonté de me parler ont bien mal pris leur temps. L’Europe est dans la consternation du jugement dernier arrivé dans le Portugal. Genève, ma voisine, y a plus de part qu’aucune ville de France ; elle avait à Lisbonne une grande partie de son commerce. Cette aventure est assurément plus tragique que les Orphelins et les Mérope. Le Tout est bien de Matthieu Garo et de Pope est un peu dérangé. Je n’ose plus me plaindre de mes coliques depuis cet accident. Il n’est pas permis à un particulier de songer à soi dans une désolation si générale. Portez-vous bien, vous, madame d’Argental, et tous les anges, et tâchez de tirer parti, si vous pouvez, de cette courte et misérable vie ; je suis bien fâché de passer les restes de la mienne loin de vous. S’il y a quelques nouvelles sur Jeanne, je vous supplie de ne me laisser rien ignorer.
Je vous embrasse bien tendrement.
1 –Directrice du théâtre de Lyon. (G.A.)
2 – La Pucelle. (G.A.)
à M. Pictet.
PROFESSEUR EN DROIT.
Oui, les Anglais prennent tout (1), la France souffre tout, les volcans engloutissent tout. Beaumont, qui a échappé, mande qu’il ne reste pas une maison dans Lisbonne ; c’est l’Optimisme. Madame Denis vient demain au soir.
Nous sommes, l’un et l’autre, très tendrement attachés à nos voisins.
1 – Les hostilités entre la France et l’Angleterre avaient commencé au mois de juin.(G.A.)
à M. Palissot.
Aux Délices, près de Genève, 1er Décembre.
On ne peut vous connaître, monsieur, sans s’intéresser vivement à vous. J’ai appris votre maladie avec un véritable chagrin. Je n’ai pas besoin du
Non ignara mali, miseris succurrere disco,
VIRG., Ænéid., I.
pour être touché de ce que vous avez souffert. Je suis beaucoup plus languissant que vous ne m’avez vu, et je n’ai pas même la force de vous écrire de ma main. Si vous écrivez à madame la comtesse de La Marck, je vous supplie de lui dire combien je suis touché de l’honneur de son souvenir ; je le préfère à ma belle situation et à la vue du lac et du Rhône. Ayez la bonté, je vous en prie, de lui présenter mon profond respect.
On ne sait que trop à Genève le désastre de Lisbonne et du Portugal. Plusieurs familles de négociants y sont intéressées. Il ne reste pas actuellement une maison dans Lisbonne ; tout est englouti ou embrasé. Vingt villes ont péri ; Cadix a été quelques moments submergé par la mer ; la petite ville de Conil, à quelques lieues de Cadix, détruite de fond en comble. C’est le jugement dernier pour ce pays-là ; il n’y a manqué que la trompette. A l’égard des Anglais, ils y gagneront plus à la longue qu’ils n’y perdront ; ils vendront chèrement tout ce qui sera nécessaire pour le rétablissement du Portugal.
Je n’ai point de nouvelles de M. Patu, votre compagnon de voyage. Il m’a paru fort aimable, et digne d’être votre ami. J’espère que vous ne m’oublierez pas quand vous le verrez, ou quand vous lui écrirez. Madame Denis sera très sensible à votre souvenir. Elle est actuellement à ma petite cabane de Monrion, auprès de Lausanne, où elle fait tout ajuster pour m’y établir l’hiver, en cas que mes maladies m’en laissent la force. Si jamais vous repassiez près de notre lac, j’aurais l’honneur de vous recevoir un peu mieux que je n’ai fait. Nous commençons à être arrangés. M. de Gauffecourt est ici depuis quelques jours ; je crois que vous l’avez vu à Lyon. Il fait pour le sel à peu près ce que vous faites pour le tabac ; mais il ne fait pas de beaux vers comme vous.
J’ai l’honneur, etc.