CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 25
Photo de PAPAPOUSS
à M. G.-C. Walther.
Aux Délices, près de Genève, 5 Novembre 1755.
Mandez-moi, mon cher Walther, si je peux vous envoyer par la poste cette tragédie de l’Orphelin de la Chine que vous me demandez. Je l’ai encore beaucoup changée depuis qu’elle est imprimée : c’est ainsi que j’en use avec tous mes ouvrages, parce que je ne suis content d’aucun. Cela déroute un peu les libraires, et j’en suis très fâché ; mais je ne puis m’empêcher de corriger des ouvrages qui me paraissent défectueux. C’est un malheur pour moi de connaître trop mes défauts, et il n’y aura jamais de moi d’édition bien arrêtée qu’après ma mort. Le sieur Lambert à Paris, et les sieurs Cramer à Genève, ont voulu, chacun de leur côté, faire une nouvelle édition de mes œuvres. Je ne puis corriger celle de Lambert, mais je ne puis m’empêcher de corriger, dans celle des frères Cramer, toutes les pièces dont je suis mécontent ; c’est un ouvrage auquel je ne puis travailler qu’à mesure qu’on imprime. Il y a à chaque page des corrections et des additions si considérables, que tout cela fait, en quelque façon, un nouvel ouvrage. Si vous pouviez trouver le moyen de mettre toutes ces nouveautés dans votre dernière édition (1), cela pourrait lui donner quelque cours à la longue ; mais c’est une chose qui ne pourrait se faire que par le moyen de quelque éditeur habile ; et encore je ne vois pas comment il pourrait si prendre. Je suis très fâché de toute cette concurrence d’éditions. Si j’avais pu trouver quelque séjour agréable dans votre pays, vous savez bien que je me serais fait un plaisir infini de vous aider et de tout diriger ; mais ma santé ne m’a pas permis de m’établir dans votre climat. Partout où je serai je vous rendrai tous les services dont je serai capable. Si je peux vous envoyer par la poste quelque chose qui m’est tombé entre les mains, et qui vous donnerait un grand profit, je vous ferai ce plaisir sur-le-champ ; mais comme c’est un ouvrage qui n’est pas de moi, et de l’orthodoxie duquel je ne réponds pas, je ne vous le ferai parvenir qu’en cas que vous puissiez agir discrètement et sans imprimer cette pièce sous votre nom.
1 – L’édition de 1752. (G.A.)
à M. Thieriot.
Aux Délices, le 8 Novembre 1755.
Mon ancien ami, j’ai vu M. Patu (1) ; il a de l’esprit, il est naturel, il est aimable. J’ai été très fâché que son séjour ait été si court, et encore plus fâché qu’il ne soit pas venu avec vous ; mais la saison était encore rude, et ma cabane était pleine d’ouvriers. Il s’en allait, tous les soirs, coucher au couvent de Genève, avec M. Palissot, autre enfant d’Apollon. Ces deux pèlerins d’Emmaüs sont remplis du feu poétique ; ils sont venus me réchauffer un peu, mais je suis plus glacé que jamais par les nouvelles que j’apprends du pucelage de Jeanne. Il est très sûr que des fripons l’ont violée, qu’elle en est toute défigurée, et qu’on la vend en Hollande et en Allemagne, sans pudeur. Pour moi, je la renonce et je la déshérite ; ce n’est point-là ma fille ; je ne veux pas entendre parler de catins, quand je suis sérieusement occupé de l’Histoire du genre humain. Cependant je ne vois que catins dans cette histoire ; elles se rencontrent partout de quelque côté qu’on se tourne. Il faut bien prendre patience.
Avez-vous toute l’Histoire d’Ottieri (2) ? En ce cas, voulez-vous vous en défaire en ma faveur ? Si vous avez quelques bons livres anglais et italiens, ayez la bonté de m’en faire un petit catalogue. Je vous demanderai la préférence pour les livres dont j’aurai besoin, et vous serez payé sur-le-champ. Adieu, mon ancien ami.
1 – Né en 1729, mort en 1757, auteur avec Portelance des Adieux du goût, comédie, et traducteur de petites pièces du Théâtre anglais. (G.A.)
2 – C’est une Histoire de la guerre de la succession d’Espagne, en huit volumes. in-4°. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
8 Novembre 1755.
Mon cher ange, je suis toujours pénétré de vos bontés pour les Chinois. Vous devez avoir reçu deux exemplaires un peu corrigés, mais non autant que vous et moi le voudrions. J’ai dérobé quelques moments à mes travaux historiques, à mes maladies, à mes chagrins, pour faire cette petite besogne. La malignité qu’on a eue de placer M. de Thibouville dans cet impertinent manuscrit qui court, et de lui montrer cette infamie, m’a mis au désespoir. Il est vrai qu’on l’a mis en grande compagnie. Les polissons qui défigurent et qui vendent l’ouvrage n’épargnent personne ; ils fourrent tout le monde dans leurs caquets. Je me flatte que vous ferez avec M. de Thibouville votre ministère d’ange consolateur.
J’ai vu, pendant neuf jours, vos deux pèlerins d’Emmaüs. C’est véritablement une neuvaine qu’ils ont faite. Ils m’ont paru avoir beaucoup d’esprit et de goût, et je crois qu’ils feront de bonnes choses. Pour moi, mon cher ange, je suis réduit à planter. J’achève cette maudite Histoire générale, qui est un vaste tableau faisant peu d’honneur au genre humain. Plus j’envisage tout ce qui s’est passé sur la terre, plus je serais content de ma retraite, si elle n’était pas si éloignée de vous. Si madame d’Argental a si longtemps mal au pied, il faut que M. de Châteaubriand lui dédie son Philoctète (1) ; mais ce pied m’alarme. Je reçois, dans ce moment, une Ode sur la mort, intitulée, de main de maître (2) ; elle m’arrive d’Allemagne, et il y a des vers pour moi. Tout cela est bien plaisant, et la vie est un drôle de songe. Je ne rêve pourtant pas en vous aimant de tout mon cœur. Mille tendres respects à tous les anges.
1 – Joué le 1er Mars 1755. (G.A.)
2 – Par Frédéric. (G.A.)
à M. Dupont.
Aux Délices, 11 Novembre.
Je vous avoue, mon cher ami, que je suis indigné du procédé de Schœpflin ; vous savez que je lui ai prêté, pour deux ans, 10,000 livres, dépensé quatre louis pour un Moréri, et a fourni quatre autres louis que j’ai prêtés ou donnés à cette comtesse de Linange. C’est resté à 9808 livres que j’ai tirées sur lui par une lettre de change, il y a deux mois, très inutilement. Cette lettre est entre les mains de M. Turckeim, marchand de fer, qui demeure à Colmar, et qui est frère du banquier de Strasbourg. Vous avez en main l’obligation ; je vous prie, mon cher ami, d’instrumenter sur-le-champ, et de me faire payer. Schœpflin n’a pas seulement répondu à une lettre de Colini, et ni son procédé ni mes dépenses dans ma nouvelle acquisition, ne me permettent d’attendre. Je vous demande pardon, tout avocat que vous êtes, de ne vous parler que de procès. Mille compliments à madame Dupont ; je vous embrasse.
à la Duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 11 Novembre 1755 (1).
Madame, l’ode sur la mort (2) me convient beaucoup plus que la Pucelle ; je suis bien plus près de tomber dans les griffes de l’une que dans les bras de l’autre. Mais de qui est cette ode ? C’est une énigme dont il ne m’appartient pas de deviner le mot. Je vois ces terribles mots : De main de maître ; je vois une couronne ; je crains tout cela autant que la mort même. Je fais la révérence, et je me tais. S’il m’était permis de parler, je dirais que j’ai trouvé dans cet ouvrage des images fortes et des idées vraies ; mais je n’en dirai pas plus. C’est à votre altesse sérénissime à me faire la grâce tout entière et à daigner m’éclairer.
Quant à cette pauvre Jeanne, c’était bien pis, madame, que ce qui a paru devant vos yeux sages et indulgents. Cette Jeanne, à la vérité, s’est un peu corrigée de ses anciennes habitudes ; mais elle n’a pu s’habiller assez décemment pour paraître à votre vue. Le fait est qu’il en courait des copies aussi insolentes qu’infidèles, et qu’il a fallu rassembler à la hâte ce qu’on avait de cette ancienne plaisanterie, pour empêcher au moins les fausses Jeannes qui se multipliaient tous les jours, de se donner hardiment pour la véritable. Je n’avais précisément, madame, que ce qui est actuellement entre les mains de votre altesse sérénissime. Si mon âge et ma façon de penser, devenue un peu sérieuse, me permettaient de continuer un tel ouvrage, j’oserais y travailler encore ; mais ce serait uniquement pour obéir à vos ordres. Ma sévérité ne m’empêcherait pas de faire ce que la sévérité d’une grande maîtresse ne l’empêche pas de lire. Mais l’ode de la Mort m’arrête et me glace ; comment plaisanter devant un tel objet ? Il est vrai qu’un ancien, nommé Horace, parlait de la Mort et du Tartare dans une ode, et de Philyre et de vin de Falerne dans une autre. Apelles peignait Vénus après avoir peint les Furies. La mort a beau faire, elle ne chassera point les grâces d’auprès de votre personne. Elles y sont toujours. Il n’y a pas moyen de venir leur demander à présent comment il faut s’y prendre pour vous obéir, madame. Nos montagnes sont couvertes de neige, et il n’est pas possible de traverser le Rhin et le Weser. Il faut se contenter de saluer la forêt de Thuringe des bords de mon grand lac. Il faut se borner à présenter de loin, ce qui est bien triste, mes profonds respects, mon attachement éternel à votre altesse sérénissime et à votre auguste famille.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Par Frédéric II. (G.A.)
à MESSIEURS DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
Novembre 1755.
Messieurs, je crois qu’il n’appartient qu’à ceux qui sont, comme vous, à la tête de la littérature, d’adoucir les nouveaux désagréments auxquels les gens de lettres sont exposés depuis quelques années.
Lorsqu’on donne une pièce de théâtre à Paris, si elle a un peu de succès, on la transcrit d’abord aux représentations, et on l’imprime souvent pleine de fautes. Des curieux sont-ils en possession de quelques fragments d’un ouvrage, on se hâte d’ajuster ces fragments comme on peut ; on remplit les vides au hasard, on donne hardiment, sous le nom de l’auteur, un livre qui n’est pas le sien. C’est à la fois le voler, et le défigurer. C’est ainsi qu’on s’avisa d’imprimer sous mon nom, il y a deux ans, sous le titre ridicule d’Histoire universelle, deux petits volumes sans suite et sans ordre, qui ne contenaient pas l’histoire d’une ville, et où chaque date était une erreur. Quand on ne peut imprimer l’ouvrage dont on est en possession, on le vend en manuscrit : et j’apprends qu’à présent on débite de cette manière quelques fragments, informes et falsifiés, des mémoires que j’avais amassés dans les archives publiques sur la guerre de 1741. On en use encore ainsi à l’égard d’une plaisanterie faite, il y a plus de trente ans, sur le même sujet qui rendit Chapelain si fameux. Les copies manuscrites qu’on m’a envoyées de Paris sont de telle nature, qu’un homme qui a l’honneur d’être votre confrère, qui sait un peu sa langue, et qui a puisé quelque goût dans votre société et dans vos écrits, ne sera jamais soupçonné d’avoir composé cet ouvrage tel qu’on le débite. On vient de l’imprimer d’une manière non moins ridicule et non moins révoltante.
Ce poème a été d’abord imprimé à Francfort, quoiqu’il soit annoncé de Louvain, et l’on vient d’en donner en Hollande deux éditions qui ne sont pas plus exactes que la première ; cet abus de nous attribuer des ouvrages que nous n’avons pas faits, de vendre ainsi notre nom, ne peut être détruit que par le décri dans lequel ces œuvres de ténèbres doivent tomber.
C’est à vous, messieurs, et aux Académies formées sur votre modèle, dont j’ai l’honneur d’être associé, que je dois m’adresser. Lorsque des hommes comme vous élèvent leurs voix pour réprouver tous ces ouvrages que l’ignorance et l’avidité débitent, le public, que vous éclairez, est bientôt désabusé.
Je suis avec beaucoup de respect, etc.
à M. le comte d’Argental.
14 Novembre 1755.
Mon cher ange, je prends la liberté de vous adresser une lettre pour l’Académie française, et pour M. son secrétaire, dont j’ignore le nom. J’envoie ma lettre sous l’enveloppe de M. Dupin, secrétaire de M. le comte d’Argenson. Je me suis déjà servi de cette voie pour vous faire tenir deux exemplaires corrigés de l’Orphelin de la Chine ; et je me flatte que vous les avez reçus. La lettre pour l’Académie et celle au secrétaire (1) sont à cachet volant, dans la même enveloppe. Pardonnez encore, mon cher et respectable ami, à cette importunité. La démarche que je fais est nécessaire, et il faut qu’elle soit publique. Elle est mesurée, elle est décente, elle est bien consultée, bien approuvée, et j’ose croire que vous ne la condamnerez pas. C’est un grand malheur que la publicité de ce manuscrit qui inonde l’Europe, sous le nom de la Pucelle d’Orléans. Un désaveu modeste est le seul palliatif que je puisse appliquer à un mal sans remède. Je vous supplie donc de vouloir bien faire rendre au secrétaire de l’Académie le paquet que M. Dupin vous fera tenir, et qui part le même jour que cette lettre.
Cette maudite Jeanne d’Arc a fait grand tort à notre Orphelin ; il vaudrait bien mieux sans elle ; mais vous pouvez compter que ma vie est empoisonnée, et mon âme accablée depuis six mois. Je suis si honteux qu’à mon âge on réveille ces plaisanteries indécentes, que mes montagnes ne me paraissent pas avoir assez de cavernes pour me cacher. Aidez-moi, mon cher ange, et je vous promets encore une tragédie, quand j’aurai de la santé et de la liberté d’esprit. En attendant, laissez-moi pleurer sur Jeanne, qui cependant fait rire beaucoup d’honnêtes gens. Comment va le pied de madame d’Argental ? et pourquoi a-t-elle mal au pied ? Lekain m’a mandé que notre Orphelin n’allait pas mal. Vous êtes le père de l’Orphelin ; je voudrais bien lui donner un frère, mais seulement pour vous plaire. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments. Je baise les ailes de tous les anges.
1 – On n’a pas la lettre au secrétaire. (G.A.)