CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

1755---Partie-24.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

Aux Délices, 25 Octobre.

 

 

          On me mande qu’on rejoue à Paris cette pièce dont vous faites tout le succès. Le triste état de ma santé m’a empêché de travailler à rendre cet ouvrage moins indigne de vous. Je ne peux rien faire, mais vous pouvez retrancher. On m’a parlé de quatre vers que vous récitez à la fin du quatrième acte :

 

 

Cependant de Genis j’irrite la furie ;

Je te laisse en ses mains, je lui livre ta vie ;

Mais, mon devoir rempli, je m’immole après toi ;

Cher époux, en partant, je t’en donne ma foi.

 

 

          Je vous demande en grâce, mademoiselle, de supprimer ces vers. Ce n’est pas que je sois fâché qu’on ait inséré des vers étrangers dans mon ouvrage ; au contraire, je suis très obligé à ceux qui ont bien voulu me donner leur secours pendant mon absence ; mais le public ne peut être content de ces vers ; ils ressemblent à ceux que dit Chimène (1) à Rodriguez ; mais ils ne sont ni si heureux ni si bien placés.

 

          Rien n’est plus froid que des scènes où l’on répète qu’on mourra, et où un autre acteur conjure l’actrice de vivre. Ces lieux communs doivent être bannis ; il faut des choses plus neuves. Je vais écrire à M. d’Argental pour le supplier, avec la plus vive instance, de s’unir avec moi pour remettre les choses comme elles étaient. Je peux vous assurer que la scène ne sera pas mal reçue si vous la récitez comme je l’ai faite en dernier lieu.

 

          Je n’ai que le temps, mademoiselle, de vous demander pardon de ces minuties, et de vous assurer de tous les sentiments que je vous dois.

 

 

1 – Le Cid, acte III, sc. IV. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 25 Octobre.

 

 

          Sur des lettres que je reçois de Paris, je suis obligé, mon cher ange, de vous supplier très instamment de faire réciter la scène dernière du quatrième acte, comme je l’ai imprimée, en conservant les corrections que j’ai envoyées, et dont on a fait usage à Fontainebleau. Je sais bien, et je l’ai mandé plusieurs fois, qu’il faut dire :

 

Nous mourrons, je le sais .  .  .  .  .  .  .

Acte IV, sc. VI.

 

au lieu de :

 

Tu mourras, je le sais .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

mais on me mande que les vers

 

Cependant du tyran j’irrite la furie ;

Je te laisse en ses mains, je lui livre ta vie ;

 

et

 

.  .  .  .  .  .  .  .  Je m’immole après toi ;

.  .  .  .  .  .  .  .  Je t’en donne ma foi, etc.

 

 

jettent un froid mortel sur cette scène. Je te donne ma foi de mourir après toi est pris de Chimène, est touchant dans Chimène, et à la glace dans Idamé. C’est bien cela dont il s’agit ? Il n’y a pas là d’amourette. Je veux mourir, cher époux ; vis, ma chère femme ; tout cela est au-dessous d’Idamé et de Zamti. Au nom de Dieu, faites jouer cette scène comme je l’ai faite, en mettant seulement nous mourrons au lieu de tu mourras. Point de lieux communs sur la promesse de mourir, sur des prières de vivre.

 

 

.  .  .  .  .  .  .  Non erat his locus.  .  .  .  .  .  .  .

 

De Art. poet.

 

 

          La vie n’est rien pour ces gens-là. Je vous en supplie, mon cher ange, ayez la bonté de penser comme moi pour cette fin du quatrième acte. Otez-moi :

 

 

Cependant du tyran j’irrite la furie ;

 

 

Je vous écris en hâte, la poste part ; cette maudite Pucelle d’Orléans est imprimée, et je suis bien loin d’être en état de refaire mes Chinois. Ils iront comme ils pourront ; mais ne refroidissons point cette fin du quatrième acte. Pardon, pardon.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 29 Octobre 1755.

 

 

          Mon cher ange, je vous ai envoyé deux exemplaires de votre Orphelin. Je vous prie de pardonner à ma misère ; je devrais avoir mieux répondu aux soins dont vous avez honoré mes Chinois, vous et madame d’Argental. J’ai rendu compte, autant que je l’ai pu, de ce qui s’est passé entre le quatrième et le cinquième acte ; mais je ne sais si j’en ai rendu bon compte. Je vous demande en grâce de donner un exemplaire de cette nouvelle fabrique au négligent Lambert, qui devient si impatient quand il s’agit de me faire enrager. Qu’il fasse au moins usage de cet exemplaire, si je ne peux lui en procurer un meilleur. Je vous avoue que l’aventure de la Pucelle m’a mis hors d’état de travailler. Je suis parfaitement instruit qu’elle est imprimée ; elle inondera bientôt tout Paris, et je serai à mon âge l’occasion d’un grand scandale. Me conseillez-vous de renouveler mes protestations dans quelque journal ? Permettez que j’insère sous votre enveloppe un petit mot à M. le comte de Choiseul ; je ne sais point sa demeure, et je crains que ma lettre n’aille à quelqu’un de son nom qui n’aurait pas pour moi la même indulgence que lui. J’ai reçu de mon mieux les deux pèlerins (1) que vous m’avez annoncés. Les deux exemplaires de l’Orphelin de la Chine sont partis à l’adresse de M. Dupin, secrétaire de M. d’Argenson ; mais j’ai bien peur que Jeanne ne fasse plus de bruit qu’Idamé. Mon cher ange, priez Dieu pour moi.

 

 

1 – Palissot et Patu. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Choiseul.

 

Aux Délices, ou soi-disant telles, 29 Octobre.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, de M. Palissot (1), et de toutes vos autres bontés. J’en suis un peu indigné. Je n’ai point verni mes cinq magots chinois comme je l’aurais voulu. Je viens d’envoyer à M. d’Argental ce que j’ai pu ; quoique j’aie à présent l’esprit assez triste, je ne l’ai pourtant point tragique. Cette maudite Pucelle, qui m’a souvent fait rire, me rend trop sérieux. Je crains que les âmes dévotes ne m’imputent ce scandale, et la crainte glace la poésie. La Pucelle de Chapelain n’a jamais fait tant de bruit. Me voilà, avec mes quatre cheveux gris, chargé d’une fille qui embarrasserait un jeune homme. Il arrivera malheur. Vous ne sauriez croire quel tort Jeanne d’Arc a fait à l’Orphelin de la Chine.

 

          Je ne manquerai pas de vous envoyer, monsieur, le recueil de mes rêveries, dès qu’il sera imprimé. Je conviens que Lambert a négligé l’Orphelin autant que moi. N’aurait-il point aussi quelque Pucelle à craindre ? Je ne sais plus à quel saint me vouer. Je trouverai toujours dans mon chemin saint Denis, qui me redemandera son oreille, saint George, à qui j’ai coupé le bout du nez, et surtout saint Dominique ; cela est horrible. Les mahométans ne me pardonneront pas ce que j’ai dit de Mahomet. Il me reste la cour de Pékin ; mais c’est encore la famille des conquérants tartares. Je vois qu’il faudra pousser jusqu’au Japon. En attendant, monsieur, conservez-moi à Paris des bontés qui me sont plus précieuses que les faveurs d’Agnès et le pucelage de Jeanne.

 

 

1 – Recommandé à Voltaire par Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Egmont.

 

Aux Délices, près de Genève, 29 d’Octobre 1755.

 

 

          On vous lit des choses bien édifiantes, madame, dans le couvent des Carmélites. Je ne doute pas qu’elles ne servent à entretenir votre dévotion. Si vous n’êtes pas encore convaincue du pouvoir de la grâce, vous devez l’être de celui de la destinée. Elle m’a fait quitter Cirey après l’avoir embelli ; elle vous a fait quitter votre terre lorsque vous en rendiez la demeure plus agréable que jamais. Elle a fait mourir madame du Châtelet en Lorraine. Elle m’a conduit sur les bords du lac de Genève ; elle vous a campée aux Carmélites. C’est ainsi qu’elle se joue des hommes qui ne sont que des atomes en mouvement, soumis à la loi générale qui les éparpille dans le grand choc des évènements du monde, qu’ils ne peuvent ni prévoir, ni prévenir, ni comprendre, et dont ils croient quelquefois être les maîtres. Je bénis cette destinée de ce que MM. vos enfants sont placés. Je vous souhaite, madame, du bonheur, s’il y en a ; de la tranquillité au moins, tout insipide qu’elle est ; de la santé, qui est le vrai bien, et qui, cependant, est un bien très peu senti. Conservez-moi de l’amitié. Les roues de la machine du monde sont engrenées de façon à ne me pas laisser l’espérance de vous revoir ; mais mon tendre respect pour vous sera toujours dans mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Prades.

 

 

          Frère Rhubarbe à frère Gaillard, salut.

 

          Je suis très fâché que frère en Belzébuth, frère Isaac (1), soit malingre et mélancolique, c’est la pire des damnations. Conservez votre santé et votre gaieté. J’enverrais de tout mon cœur au révérend père prieur le seizième chant du scandale qu’il demande ; mais je n’en ai point fait. Une douzaine de jeunes Parisiens, plus gais que moi, s’amusent tous les jours à remplir mon ancien canevas. Chacun y met du sien. On dit qu’on imprime l’ouvrage de deux ou trois façons différentes. Tout ce que je peux faire, c’est de protester en face de la sainte Eglise. Si le révérend père prieur voulait mettre dans son cabinet un exemplaire corrigé de l’Orphelin de la Chine, j’aurais l’honneur de le lui envoyer en toute humilité ; car, malgré l’excommunication que l’exaltation de l’âme, les frictions de poix-résine, et la dissection des cerveaux de géants (2) m’ont attirée, je crois que la noble paternité a des entrailles de charité ; et elle doit savoir que j’étais un frère servant très attaché au père prieur, pensant comme lui, et disant mon office en son honneur et gloire. J’ai un petit monastère (3) près de Lausanne, sur le chemin de Neufchâtel ; et si ma santé me l’avait permis, j’aurais été jusqu’à Neufchâtel pour voir milord Maréchal ; mais j’aurais voulu pour cela des lettres d’obédience.

 

          Il est venu ici deux jeunes gens (4) de Paris qui m’ont dit qu’il y a un nommé Poinsinet à qui on a fait accroire que le roi de Prusse l’avait choisi pour être précepteur de son fils, mais que l’article du catholicisme était embarrassant ; il a signé qu’il serait de la religion que le roi voudrait. Il apprend actuellement à danser et à chanter pour donner une meilleure éducation au fils de sa majesté, et il n’attend que l’ordre du roi pour partir. Pour moi, j’attends tout doucement la fin de mes coliques, de mes rhumatismes, de mes ouvrages, et de toutes les misères de ce monde. Je vous embrasse.

 

 

1 – D’Argens. (G.A.)

 

2 – Encore une réminiscence de l’affaire Maupertuis. (G.A.)

 

3 – Monrion. (G.A.)

 

4 – Palissot et Patu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

1er Novembre 1755.

 

 

          Madame Denis vient de me communiquer votre lettre, mon cher marquis ; je suis plus affligé et plus indigné que vous. Je n’ignore pas absolument qui sont les misérables dont la fureur a mêlé le nom de mes amis et des hommes les plus respectables dans je ne sais quelle plaisanterie qu’on a fait revivre si cruellement depuis quelques années. On m’en a envoyé des fragments où j’ai trouvé M. le maréchal de Richelieu traité de maquereau, M. d’Argental, de protecteur des mauvais poètes. Le succès de l’Orphelin de la Chine a ranimé la rage de ceux qui gagnent leur pain à écrire. Ils ont été fourrer Calvin dans cet ancien ouvrage dont il est question, parce que je suis dans un pays calviniste. Enfin ils ont poussé leur imbécile insolence jusqu’à oser profaner le nom du roi. Voyez, s’il vous plaît, les beaux vers dans lesquels ils ont exprimé ce panégyrique :

 

 

Lui, des Bourbons trompant la destinée,

A la gard’Dieu laisse aller son armée, etc.

 

 

          Je n’ose poursuivre, tant le reste est exécrable. J’ai vu, dans un de ces malheureux exemplaires, saint Louis en enfer (1). Il y a sept ou huit petits grimauds qui brochent continuellement des chants de ce prétendu poème. Ils les vendent six francs le chant, c’est un prix fait ; il y en a déjà vingt-deux, et ils mettent mon nom hardiment à la tête de l’ouvrage. Je n’ai pas manqué d’avertir M. le maréchal de Richelieu. On m’avait écrit que vous étiez fourré dans cette rapsodie, avec M. d’Argental ; mais je n’avais point vu ce qui pouvait vous regarder ; c’est une abomination qu’il faut oublier ; elle me ferait mourir de douleur. Adieu ; madame Denis est aussi affligée que moi. Oublions les horreurs de la société humaine. Amusez-vous dans de jolis ouvrages conformes à la douceur de vos mœurs et aux grâces de votre esprit. Nous attendons votre roman avec impatience ; cela sera plus agréable que l’histoire de tout ce qui se fait aujourd’hui. Vous devriez venir prendre du lait ici, pour punir les scélérats qui abusent de votre nom et du mien d’une manière si misérable.

 

          Pardonnez à un pauvre malade obligé de dicter, et qui a dicté cette lettre très douloureusement.

 

 

1 – Au chant V. (G.A.)

 

 

 

 

1755 - Partie 24

 

 

 

 

Commenter cet article