CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 23

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 9 Octobre 1755 (1).

 

 

          Madame, les bontés dont votre altesse sérénissime honore un pauvre orphelin chinois, me laissent espérer qu’elle ne dédaignerait pas de jeter ses regards sur sa sœur Jeanne : c’est aussi une espèce d’orphelin ; car elle n’est pas reconnue par son père. Je viens d’apprendre, madame, qu’on a imprimé cette rapsodie en Hollande, et qu’on la vend à Francfort chez un nommé Esslinger ; ce n’est plus la peine de confier cette grosse créature à M. de Valdener. Votre altesse sérénissime l’aura bien plus tôt par Francfort, si elle veut s’en amuser. Je ne réponds pas qu’il n’y ait pas dans la vie de cette héroïne quelques aventures peu dignes d’Ernest-le-Pieux ; mais elle vivait dans un siècle où on n’y entendait pas finesse. Monstrelet, historiographe de Charles VII, dit qu’il fit prêter serment sur l’Evangile aux domestiques de ce prince, pour savoir la vérité touchant les amours honnêtes de sa majesté et d’Agnès Sorel, que tous jurèrent que le roi s’était borné à la conversation familière et à baiser quelquefois la main d’Agnès, que s’il en avait eu de beaux enfants, c’était en tout bien et en tout honneur, et que ceux qui disaient qu’il s’était passé entre eux quelque chose de contraire aux lois de la chevalerie, étaient des malavisés. Pour moi, madame, qui ai perdu de vue depuis longtemps cette partie de l’histoire de France, je ne puis que m’en rapporter aux lumières et au jugement des personnes indulgentes, et implorer votre miséricorde.

 

Certainement si madame la duchesse de Gotha ne me condamne pas, si la vertu et les grâces me donnent l’absolution, si une grande maîtresse des cœurs et des mœurs ne fait pas scrupule de s’amuser à ces bagatelles, personne n’est en droit de me faire des reproches. Je me souviens que je lisais autrefois cette bagatelle à la reine-mère à Berlin, en présence de la princesse Amélie, qui était cachée dans un petit coin, et qui ne perdait pas sa part.

 

Je suis très fâché que cette plaisanterie soit imprimée ; mais enfin si elle peut faire passer quelques moments à votre altesse sérénissime qui ne soient pas des moments d’ennui, je serai bien consolé. Que ne puis-je, madame, venir me mettre à vos pieds et renouveler à votre altesse sérénissime et à toute votre auguste famille mon attachement, ma reconnaissance et mon profond respect !

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dumarsais.

 

Aux Délices, le 12 Octobre 1755.

 

 

          Je bénis les Chinois, et je brûle des pastilles à Confucius, mon cher philosophe, puisque mon étoffe de Pékin vous a encore attiré dans le magasin d’Adrienne (1). Nous l’avons vue mourir, et le comte de Saxe devenu depuis un héros, et presque tous ses amis. Tout a passé ; et nous restons encore quelques minutes sur ce tas de boue, où la raison et le bon goût sont un peu rares.

 

          Si les Français n’étaient pas si Français, mes Chinois auraient été plus Chinois, et Gengis encore plus Tartare. Il a fallu appauvrir mes idées, et me gêner dans le costume, pour ne pas effaroucher une nation frivole, qui rit sottement, et qui croit rire gaiement de tout ce qui n’est pas dans ses mœurs, ou plutôt dans ses modes.

 

          M. le comte de Lauraguais me paraît au-dessus des préjugés, et c’est alors qu’on est bien. Il m’a écrit une lettre dont je tire presque autant de vanité que de la vôtre. Il a dû recevoir ma réponse (2), adressée à l’hôtel de Brancas. Il pense, puisqu’il vous aime. Cultivez de cet esprit-là tout ce que vous pourrez ; c’est un service que vous rendez à la nation. Vivez, inspirez la philosophie.

 

          Nous ne nous verrons plus ; mais se voit-on dans Paris ? Nous voilà morts l’un pour l’autre ; j’en suis bien fâché. Je trouve quelques philosophes au pied des Alpes ; toute la terre n’est pas corrompue.

 

          Vous vivez sans doute avec les encyclopédistes ; ce ne sont pas des bêtes que ces gens-là ; faites-leur mes compliments, je vous en prie. Conservez-moi votre amitié jusqu’à ce que notre machine végétante et pensante retourne aux éléments dont elle est faite.

 

          Je vous embrasse en Confucius ; je m’unis à vos pensées ; je vous aime toujours au bord de mon lac, comme lorsque nous soupions ensemble. Adieu. On n’écrivait ni à Platon ni à Socrate. Votre très humble serviteur.

 

 

1 – M. Dumarsais avait enseigné la déclamation à mademoiselle Lecouvreur. (K.)

 

2 – On n’a pas cette réponse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, le 14 Octobre 1755.

 

 

          Je profite d’un petit moment de santé, ou plutôt de relâchement de mes maux, pour présenter mes tendres respects à M. et à madame de Brenlez. La maladie de M. de Giez m’a empêché, il y a un mois, d’aller à Monrion, et la mienne maintenant me retient auprès de Genève. Je vois bien que nous retournerons à peu près dans le même temps à Lausanne ; ce sera là que je remercierai madame de Brenles. Ses vers sont le prix le plus flatteur de l’Orphelin de la Chine. Je suis actuellement dans l’incapacité de répondre, même en prose : il ne me reste plus que le sentiment ; mais ce n’est pas assez, il faudrait l’exprimer, et ce n’est pas une besogne de malade.

 

          M. Dupont devait venir à Monrion cet automne ; voilà les choses furieusement dérangées. On n’éprouve dans la vie que des contradictions, bien heureux encore quand on s’en tient là. J’ai à soutenir tous les maux du corps et de l’âme ; l’espérance de revoir M. et madame de Brenles me soutient. Nous leur renouvelons, madame Denis et moi, les plus sincères amitiés.

 

          Adieu, couple respectable et aimable, jusqu’au moment où Monrion nous rassemblera.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Octobre 1755.

 

 

          Mon cher ange, vous commencez donc à être un peu content. Vous le seriez davantage sans trois terribles empêchements : la maladie, l’éloignement, et une Histoire générale qui me tue. Puis-je songer au seul Gengis quand je me mêle du gouvernement de toute la terre ? Les Japonais et les Anglais, les jésuites et les talapoins, les chrétiens et les musulmans, me demandent audience. J’ai la tête pleine du procès de tous ces gens-là. Vous avez beau me dire que la cause de Gengis doit passer la première, vous connaissez trop bien la faiblesse humaine pour ne pas savoir que nous ne sommes les maîtres de tien. Dites à vos fleurs de s’épanouir, à vos blés de germer, ils vous répondront : Attendez ; cela dépend de la terre et du soleil. Mon cher ange, ma pauvre tête dépend de tout. Je fais ce que je peux, quand je peux ; plus je vais en avant, plus je me tiens machine griffonnante. Pour vous, messieurs de Paris, faites suivant vos volontés : ordonnez, coupez, taillez, rognez, faites jouer mes magots devant les marionnettes de Fontainebleau, et qu’on y déchire l’auteur au sortir de la pièce, tandis que je languis malade dans mon ermitage, entre de la casse et des livres ennuyeux. J’ai mandé à Lambert que je serais peut-être assez fou pour lui donner, en son temps, une nouvelle tragédie à imprimer ; mais ce n’est pas du pain cuit pour Lambert. Il faut que les nations soient jugées, et que le génie me dise : Travaille. En attendant, mon divin ange, j’ai recours à vous auprès de Lambert ; il s’avise d’imprimer un recueil de toutes mes sottises, et il n’a encore aucune des corrections, aucun des changements sans nombre que j’y ai faits. C’est encore un travail assez grand de mettre tout cela en ordre. Dites-lui, je vous en conjure, qu’il ne fasse rien avant que je lui aie fait tenir tous mes papiers. Ce paresseux est bien ardent quand il croit qu’il y va de son intérêt ; mais son intérêt véritable est de ne rien faire sans mes avis et sans mes secours. De qui se mêle-t-il de commencer, sans me le dire, une édition de mes œuvres, lorsqu’il sait que j’en fais une à Genève, et lorsqu’il a passé une année entière sans vouloir profiter des dons que je lui offrais ? Il m’envoya, il y a un an, une feuille de la Henriade, et s’en tint là ; et point de nouvelles. Je lui mandai enfin que je paierais la feuille, et qu’il s’allât promener. Je donnai mes guenilles à d’autres, et à présent le voilà qui travaille, et sans m’avoir averti. Je vous prie, mon cher ange, de lui laver la tête en passant, si vous le rencontrez en allant à la Comédie, si vous vous en souvenez, si vous voulez bien avoir cette bonté. Je vous demande bien pardon de mon importunité ; mais encore faut-il être imprimé à sa fantaisie. Adieu, je voudrais travailler à la vôtre, et réussir autant que j’ai envie de vous plaire.

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Octobre 1755.

 

 

          Mon cher ami, les maladies découragent à la fin ; il y a trois mois que j’ai cessé tout commerce avec le genre humain. Mes amis de Paris ont fait jouer cet Orphelin, sans que je m’en sois mêlé. Je serais plus sensible au plaisir de vous revoir, que je ne l’ai été à ce petit succès passager. Je comptais aller à Monrion près de Lausanne ; je vous aurais envoyé un carrosse sur la route pour vous enlever ; nous aurions philosophé quelque temps avec notre ami M. de Brenles ; mais un homme de Lausanne, à qui j’avais prêté ma maison, s’est avisé d’y tomber malade, et d’y être à la mort six semaines ; il y est encore, tandis que je languis dans mes prétendues Délices.

 

          J’ai ouï dire que des gens de Strasbourg, qui ont été un peu effarouchés d’un certain mémoire, vous ont plus nui que je n’ai pu vous servir. M. de Paulmi, en vous disant que je suis votre ami, vous a fait voir à quoi mon amitié est bonne ; elle est en vérité aussi sincère qu’inutile. Je compte cette inutilité parmi mes plus grands malheurs ; je vis toujours dans l’espérance de vous revoir. Madame Denis vous fait mille compliments, aussi bien qu’à madame Dupont. Je me joins à elle ; je vous embrasse de tout mon cœur. Voulez-vous bien présenter mes respects à M. et à madame de Klinglin ?  V.

 

          Si vous voyez le conseiller (1) de la maison de Linange, je vous supplie de lui recommander de faire honneur à ma lettre de change.

 

 

1 – Schœpflin, le jeune, imprimeur des Annales, auquel il avait prêté dix mille livres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux prétendues Délices, Octobre.

 

 

          Tout va de travers dans ce monde, mon cher ange. Il m’est mort un petit Suisse (1) charmant, qui m’avait fait avoir une maison assez agréable auprès de Lausanne, me l’avait meublée, ajustée, et qui m’y attendait avec sa femme. J’allais à cette maison, où j’avais fait porter mes livres ; je comptais y travailler à votre Orphelin. Mon Suisse est mort dans ma maison ; ses effets étaient confondus avec les miens. J’ai été très affligé, très dérangé, je n’ai pas pu faire un vers. Vous ne savez pas, vous autres conseillers d’honneur, ce que c’est que de faire bâtir en Suisse, en deux endroits à la fois, de planter et de changer des vignes en prés, et de faire venir de l’eau dans un terrain sec, pendant qu’on a une Histoire générale sur les bras, et une maudite Pucelle qui court le monde en dévergondée, et un petit Suisse qui s’avise de mourir chez vous. Faites comme il

vous plaira avec votre Orphelin, il n’a de père que vous ; il me faudrait un peu de temps pour le retoucher à ma fantaisie. Je suis toujours dans l’idée qu’il faut parler de Confucius dans une pièce chinoise. Les petits changements que je ferais à présent ne produiraient pas un grand effet. C’est mademoiselle Clairon qui établit tout le succès de la pièce. On dit que Lekain a joué à Fontainebleau plus en goujat qu’en Tartare, qu’il n’est ni noble, ni amoureux, ni terrible, ni tendre, et que Sarrasin a l’air d’un vieux sacristain de pagode. J’aurais beau mettre dans leur bouche les vers de Cinna et d’Athalie, on ne s’en apercevrait pas. J’ai besoin d’une inspiration de quinze jours pour rapiécer ou rapiéceter mon drame ; nos histrions seraient quinze autres jours à remettre le tout au théâtre, et je ne serais pas sûr du succès. Vous avez fait réussir mes magots avec tous leurs défauts, mon cher et respectable ami ; vous les ferez supporter de même. Je ne les ai imprimés que pour aller au-devant de la Pucelle, qu’on vend partout. Il fallait absolument désavouer ces abominables copies qui courent dans l’Europe. J’ai besoin d’un peu de repos dans ma vieillesse, et dans une vieillesse infirme qui ne résisterait pas à des chagrins nouveaux. Ma lettre à Jean-Jacques a fait un assez bon effet, du moins dans les pays étrangers ; mais je crains toujours les langues médisantes du vôtre. Comptez, mon divin ange, que le génie poétique ne s’accommode pas de toutes ces tribulations. Ce maudit Lambert parle toujours de réimprimer presto, presto, mes sottises non corrigées. Il ne veut point attendre ; il a grand tort de toutes façons ; c’est encore à une de mes peines. Encore si on pouvait bien digérer ! mais avoir toujours mal à l’estomac, craindre les rois, et les libraires, et les Pucelles ! on n’y résiste pas. Etes-vous content de Cadix ? Pour moi, j’en suis horriblement mécontent.

 

          Le roi de Prusse m’a fait mille compliments, et me demande de nouveaux chants de la Pucelle ; il a le diable au corps. Comment va le pied de madame d’Argental ? Je suis à ses pieds. Adieu, divin ange.

 

 

1 – Le banquier Giez. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 24 Octobre 1755.

 

 

          Qu’est-ce que la vie, mon cher philosophe ? Voilà ce Giez si frais, si vigoureux, mort dans mon pauvre Monrion ; cela me rend cette maison bien désagréable. J’aimais Giez de tout mon cœur, je comptais sur lui ; il m’avait arrangé ma maison de son mieux ; j’espérais vous y voir incessamment. Sa pauvre veuve mourra peut-être de douleur. Giez était sur le point de faire une fortune considérable ; sa famille sera probablement ruinée ; voilà comme toutes les espérances sont confondues. Je n’ai que deux jours à vivre, en passerai-je un avec vous ? Quand revenez-vous à Lausanne ? Vous seul serez capable de me déterminer à habiter Monrion. Je suis bien incapable de répondre aux vers flatteurs de madame de Brenles ; le chagrin étouffe le génie. On me mande de tous côtés que la Pucelle est imprimée, mais on ne me dit point où ; tout ce que je sais, c’est que ce galant homme de capucin (1) en a proposé treize chants à Francfort à un libraire nommé Esslinger ; mais il voulait les vendre si cher que le libraire a refusé le marché ; il est allé les faire imprimer ailleurs. Saint François d’Assise vous a envoyé là un bien vilain homme.

 

          Madame Denis et moi nous vous assurons de notre tendre attachement ; nous en disons autant à madame de Brenles.

 

 

1 – Maubert de Gouvest. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

24 Octobre.

 

 

          La mort de M. de Giez me pénètre de douleur ; me voilà banni pour quelque temps de ma maison, où il est mort. Ah ! mon cher monsieur, qui peut compter sur un moment de vie ! Je n’ai jamais vu une santé plus brillante que celle de ce pauvre Giez ; il laisse une veuve désolée, un enfant de six ans, et peut-être une fortune délabrée, car il commençait. Il avait semé, et il meurt sans recueillir ; nous sommes environnés tous les jours de ces exemples. On dit : Il est mort, et puis, serre la file ; et on est oublié pour jamais. Je n’oublierai point mon pauvre Giez, ni sa famille. Il m’était attaché ; il m’avait rendu mille petits services ; je ne retrouverai, à Lausanne, personne qui le remplace. Je vois qu’il faudra remettre au printemps mon voyage de Berne ; c’est être bien hardi que de compter sur un printemps.

 

          Ce capucin, digne ou indigne, a été proposer à Francfort son manuscrit de la Pucelle, à un libraire nommé Esslinger ; mais il en a demandé un prix si exorbitant, que le libraire n’a point accepté le marché ; il est allé faire imprimer sa drogue ailleurs. Je crois qu’il la dédiera à saint François.

 

          Une grande dame (1) d’Allemagne m’a mandé qu’elle avait un exemplaire imprimé de cette ancienne rapsodie. Il faut que ce ne soit pas celle de Maubert, car elle prétend que l’ouvrage n’est pas trop malhonnête, et qu’il n’y a que les âmes dévotes à saint Denis, à saint George, et à saint Dominique, qui en puissent être scandalisées. Dieu le veuille ! Cet ouvrage, quel qu’il soit, jure bien avec l’état présent de mon âme.

 

 

Singula de nobis anni prædantur euntes.

 

HOR., lib. II, ep. II.

 

 

          Je ne connais plus que la retraite et l’amitié. Que ne puis-je jouir avec vous de l’une et de l’autre ! Je vous embrasse bien tendrement.

 

 

 

1 – Madame de Buchwald, grande maîtresse à la cour de Gotha. (G.A.)

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