CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 22

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à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 26 Septembre 1755.

 

 

          J’allais à Monrion, mon cher philosophe ; je venais vous embrasser, je jouissais par avance des consolations de votre commerce aussi sûr que délicieux ; j’étais déjà en route, j’avais couché à Prangins, lorsque madame de Giez m’apprend par un courrier le danger où est son mari. J’aime M. de Giez véritablement ; je lui ai confié une partie de mes affaires ; il m’a paru avoir toute la bonne foi de votre pays ; je serais inconsolable de sa perte. Il est dans ma maison avec toute sa famille ; je ne regrette point d’en être privé, s’il peut y retrouver sa santé ; je ne voudrais y être que pour lui donner mes secours ; mais je suis retombé dans mes maux ordinaires et me voici malade auprès de Genève, tandis que mon tout petit bagage est auprès de Lausanne. La vie n’est qu’un contre-temps perpétuel ; heureux encore, quand elle n’est qu’un contre-temps.

 

          Vous avez dû recevoir, mon cher ami, un exemplaire de l’Orphelin de la Chine par la voie de M. Gallatin, directeur des postes de Genève, qui s’est chargé de vous le faire parvenir. Il est bien triste que cette maudite Pucelle paraisse, après trente ans, dans le monde, à côté d’ouvrages sérieux et pleins de morale ; c’est un contraste qui afflige ma vieillesse.

 

          Vous savez que, sur le réquisitoire du conseil de Genève, Bousquet a été obligé de donner l’original de ce mémoire scandaleux et calomnieux de Grasset, qu’il avait répandu dans Lausanne. Le conseil de Genève vient de donner un décret de prise de corps contre Grasset. C’est là une réfutation assez authentique ; mais il est triste d’en avoir eu besoin.

 

          Je me flatte que Bousquet sera assez sage pour ne plus se servir d’un pareil homme.

 

          Adieu, jusqu’au moment où je pourrai enfin jouir de Monrion et de votre société. Adieu, mon cher philosophe ; madame Denis et moi nous présentons nos obéissances à celle qui fait la douceur de votre vie, et à qui vous le rendez si bien.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Délices, 27 Septembre 1755.

 

 

          Vous devez, monseigneur, avoir reçu mes magots, depuis la lettre dont vous m’avez honoré. J’avais adressé le premier exemplaire sortant de la presse, à M. Pallu (1), sous l’enveloppe de M. Rouillé. Je ne crois pas qu’il y ait aucune négociation avec la Chine qui ait pu empêcher que le paquet vous ait été rendu. Tout a été fait un peu à la hâte, de ma part, et je vous demande très sérieusement pardon de vous offrir une pièce que j’aurais pu rendre, avec le temps, moins indigne de vous ; mais on ne fait pas toujours tout ce qu’on voudrait. Je ne vous parlerai plus de votre procès, puisque vous l’avez oublié ; mais vous ne m’empêcherez pas d’être surpris et affligé. Je voudrais que l’injustice opiniâtre des Anglais me donnât un sujet plus ample pour parler de vous selon mon cœur. Vous m’inspirez du goût pour l’historiographerie, depuis que je ne suis plus historiographe. L’Histoire de la guerre de 1741, où vous êtes tout du long, paraîtra un jour ; mais c’est un fruit qu’il faut laisser mûrir. Madame Denis jure toujours qu’elle vous remit l’exemplaire que je lui avais envoyé pour vous ; mais voici ce qui est arrivé. Un libraire de Paris, nommé Prieur, acheta vingt-cinq louis, il y a quelque temps, une partie de ce manuscrit, qui n’allait que jusqu’à la bataille de Fontenoy ; et, chose étrange, c’est que ce libraire dit l’avoir acheté de M. de Ximenès. Manger six cent mille francs, et vendre six cents francs un manuscrit dérobé, voilà un singulier exemple de ce que la ruine traîne après elle. M. de Malesherbes eut la faiblesse de permettre cette édition sans me consulter. J’en fus instruit ; j’ignorais ce qu’on avait imprimé ; je savais seulement qu’une partie de l’Histoire du roi allait paraître sous mon nom, sans mon aveu, sans qu’on m’eût rien communiqué. J’écrivis à madame de Pompadour et à M. d’Argenson, et j’obtins sur-le-champ qu’on fît saisir l’ouvrage. Une des plus fortes raisons qui m’ont déterminé à prendre ce parti, c’est la crainte qu’on ne m’accusât de flatterie dans cette histoire. J’aurais passé pour l’avoir publiée moi-même, et pour avoir voulu m’attirer quelque grâce par des louanges. Ces louanges ne peuvent jamais être bien reçues que quand elles paraissent entièrement désintéressées. D’ailleurs je n’avais point revu cette histoire, et il y a toute apparence qu’on n’en avait publié que des fragments fort imparfaits. Madame de Pompadour et M. d’Argenson ont pensé comme moi, et madame de Pompadour m’a fait l’honneur de m’écrire, aussi bien que M. d’Argenson, qu’elle approuvait ma conduite. Je me flatte que vous daignez lui donner la même approbation. Vous voyez combien ceux qui ont parlé de cette affaire ont été peu instruits ; mais l’est-on jamais bien sur les grandes choses et sur les petites ? A propos de petites, vous avez lu, sans doute, madame de Staal (2). Je m’aperçois que mon bavardage n’est pas petit. Recevez mon tendre respect.

 

 

1 – Beau-frère de Rouillé, alors ministre et secrétaire d’Etat. (G.A.)

 

2 – Ses Mémoires venaient de paraître. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

30 Septembre 1755.

 

 

          Voici, mon cher monsieur, une petite anecdote littéraire assez singulière. M. le conseiller de Bonstetten et moi, nous sommes les seuls qui ayons eu l’idée de parler de Confucius dans l’Orphelin de la Chine, d’étonner et de confondre un Tartare (et il y a beaucoup de Tartares en ce monde) par l’exposition de la doctrine aussi simple qu’admirable de cet ancien législateur. Il était impossible de faire paraître Confucius lui-même, du temps de Gengis-kan, puisque ce philosophe vivait six cents ans avant Jésus-Christ ; mais ma première intention avait été de représenter Zamti comme un de ses descendants, et de faire parler Confucius en lui. On me fit craindre le ridicule que le parterre de Paris attache presque toujours aux choses extraordinaires, et surtout à la sagesse. Je me privai de cette source de vraies beautés dans une pièce qui, étant pleine de morale et dénuée de galanterie, courait grand risque de déplaire à ma nation. La faveur qu’elle a obtenue m’enhardit, mais m’enhardit trop tard. Je vis tout ce qui manquait à cet ouvrage quand il fut imprimé ; je repris mes anciennes idées, et j’y travaillais quand je reçus votre lettre du 26 Septembre. J’ai déjà corrigé tant de choses à la pièce, que je ne craindrais point de la refondre pour professer hardiment la morale de Confucius dans mon sermon chinois. Tous ceux à qui j’ai fait part de cette entreprise, l’ont approuvée avec transport. Mais M. de Bonstetten est le seul qui ait eu le mérite de l’invention. Je ne peux m’empêcher d’admirer la justesse et la force de l’esprit d’un homme qui, occupé de choses si différentes, trouve tout d’un coup, à la seule lecture d’une tragédie, la beauté essentielle qui devait caractériser la pièce.  Voilà bien un nouveau motif qui m’attache à Berne, et qui me donne de nouveaux regrets. Je ne peux aller à Monrion, que j’ai cédé pour longtemps à M. de Giez et à sa famille. Qu’il y rétablisse sa santé ; qu’il y demeure tant qu’il voudra, ma maison est à lui. Je suis d’ailleurs plus malade que jamais à mes prétendues Délices, et, depuis quelques jours, je me trouve dans l’impuissance totale de travailler.

 

          Il est vrai, mon cher philosophe, que je badinais à trente ans ; j’avais traduit le commencement de cet Hudibras (1), et peut-être cela était-il plus plaisant que celui dont vous me parlez. Pour cette Pucelle d’Orléans, je vous assure que je fais bien pénitence de ce péché de jeunesse. Je vous enverrais mon péché, si j’en avais une copie. Je n’en ai aucune ; mais j’en ferai venir de Paris incessamment, et uniquement pour vous. Vous la lirez à votre loisir, avec des amis philosophes.

 

 

Dulce est desipere in loco.

 

HOR., lib. IV, od. XII

 

 

          Je vous remercie tendrement d’avoir fait connaître à M. de Tressan la vérité. Bousquet n’est pas digne d’avoir affaire à un homme comme vous, et d’imprimer vos ouvrages. Ne pourrais-je trouver à Genève un libraire qui me convînt ? N’avez-vous pas une imprimerie à Berne ? Il faut du stoïcisme dans plus d’une occurrence ; mais je n’adopte des stoïques que les principes qui laissent l’âme sensible aux douceurs de l’amitié, et qui avouent que la douleur est un mal. Passer sa vie entre la calomnie et la colique est un peu dur ; mais l’étude et l’amitié consolent. Adieu, monsieur ; vous faites une de mes plus grandes consolations. Conservez-moi les bontés que vous m’avez acquises de M. et de madame de Freudenreich ; vous sentez que je suis déjà bien attaché à M. de Bonstetten, par estime et par amour-propre. Mes respects, je vous en prie, à ces messieurs, à M. l’avoyer, à M. le colonel Jenner. Je suis à vous tendrement pour ma vie.

 

 

1 – Voyez les Traductions et imitations. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 1er Octobre 1755.

 

 

          Je n’ai point répondu, mon ancien ami, aux belles exhortations que vous me faites sur cette vieille folie de trente années, que vous voulez que je rajeunisse. J’attends que je sois à l’âge auquel Fontenelle a fait des comédies (1). Il n’est permis qu’à un jeune homme, ou à un radoteur, de s’occuper d’une Pucelle. Colonne (2), à l’âge de soixante et quinze ans, commenta l’Aloïsia ; mais il y a peu de ces grandes âmes qui conservent si longtemps le feu sacré de Prométhée. Il y a d’ailleurs un petit obstacle à l’entreprise que vous me proposez, c’est que l’ouvrage n’est plus entre mes mains ; je m’en suis défait comme d’une tentation. Je me suis mis gravement à juger les nations (3), dans une espèce de tableau du genre humain, auquel je travaille depuis longtemps, et je ne me sens pas l’agilité de passer de la salle de Confucius à la maison de madame Pâris. J’ai lu les Mémoires de madame de Staal ; elle paraît plus occupée des événements de la femme de chambre que de la conspiration du prince de Cellamare. On dit que nous aurons bientôt les Mémoires de mademoiselle Rondet, fille suivante de madame de Staal.

 

          Vous ne pouviez vous défaire de vos Anglais et de vos Italiens en de meilleures mains qu’en celles de M. le comte de Lauraguais. Le vieux Protagoras, ou Diagoras-Dumarsais, m’a répondu de lui.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – En 1751, à quatre-vingt-quatorze ans, Fontenelle avait publié des comédies. (G.A.)

 

2 – Mort en 1726. L’Aloïsia est un poème obscène écrit par Nic. Chorier. (G.A.)

 

3 – Allusion à l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

Aux Délices, 8 Octobre 1755.

 

 

          J’ai beaucoup d’obligations, mademoiselle, à M. et à madame d’Argental ; mais la plus grande est la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire. J’ai fait ce que j’ai pu pour mériter leur indulgence, et je voudrais bien n’être pas tout à fait indigne de l’intérêt qu’ils ont daigné prendre à un faible ouvrage, et des beautés que vous lui avez prêtées ; mais, à mon âge, on ne fait pas tout ce qu’on veut. Vous avez affaire dans cette pièce, à un vieil auteur et à un vieux mari, et vous ne pouvez échauffer ni l’un ni l’autre. J’ai envoyé à M. d’Argental quelques mouches cantharides pour la dernière scène du quatrième acte, entre votre mari et vous ; et comme j’ai, selon l’usage de mes confrères les barbouilleurs de papier, autant d’amour-propre que d’impuissance, je suis persuadé que cette scène serait assez bien reçue, surtout si vous vouliez réchauffer le vieux mandarin par quelques caresses dont les gens de notre âge ont besoin, et l’engager à faire dans cette occasion, un petit effort de mémoire et de poitrine.

 

          Au reste, mademoiselle, je vous supplie instamment de vouloir bien conserver, sans scrupule, ces deux vers au premier acte :

 

Voilà ce que cent voix, en sanglots superflus,

Ont appris dans ces lieux à mes sens éperdus.

Sc. I.

 

          Vous pouvez être très sûre que les sanglots n’ont pas d’autre passage que celui de la voix ; et, si on n’est pas accoutumé à cette expression, il faudra bien qu’on s’y accoutume.

 

          Je vous demande grâce aussi pour ces vers :

 

Les femmes de ces lieux ne peuvent m’abuser ;

Je n’ai que trop connu leurs larmes infidèles.

Act. III, sc. I.

 

          Le parterre ne hait pas ces petites excursions sur vous autres, mesdames.

 

          Je pris Gengis de vouloir bien dire, quand vous paraissez :

 

 

Que vois-je ? Est-il possible ? Ô ciel ! ô destinée !

Ne me trompé-je point ? Est-ce un songe, une erreur ?

C’est Idamé, c’est elle ; et mes sens, etc.

Act. III, sc. I.

 

          Je suppose que vous ménagez votre entrée de façon que Gengis-kan a le temps de prononcer tout ce bavardage.

 

          Je demande instamment qu’on rétablisse la dernière scène du quatrième acte, telle que je l’ai envoyée à M. d’Argental  elle doit faire quelque effet si elle est jouée avec chaleur du moins elle en faisait lorsque je la récitais, quoique j’ai perdu mes dents au pied des Alpes.

 

          Je ne peux pas concevoir comment on a pu ôter de votre rôle ce vers au quatrième acte :

 

Les lois vivent encore, et l’emportent sur vous.

 

          C’est assurément un des moins mauvais de la pièce, et un de ceux que votre art ferait le plus valoir. Il n’est pas possible de soutenir le vers qu’on a mis à la place :

 

Mon devoir et ma loi sont au-dessus de vous ;

Je vous l’ai déjà dit.

 

          Vous sentez qu’un devoir au-dessus de quelqu’un n’est pas une expression française, et ce malheureux Je vous l’ai déjà dit ne semble être là que pour avertir le public que vous ne devriez pas le redire encore.

 

          La dernière scène du quatrième acte est entre les mains de M. d’Argental, je vous l’ai déjà dit ; et, dans cette dernière scène que, par parenthèse, je trouve très bonne, je voudrais que Zamti eût l’honneur de vous dire :

 

Ne parlons pas des miens, laissons notre infortune, etc.

 

Sc. VI.

 

          Je voudrais que le cinquième acte fût joué tel qu’il est imprimé. J’ai de fortes raisons pour croire que votre scène avec Octar ne doit point être tronquée, et que vous disiez :

 

Si j’obtenais du moins, avant de voir un maître,

Qu’un moment à mes yeux mon époux pût paraître.

 

Sc.  II.

 

          Une de ces raisons, c’est qu’il me paraît très convenable qu’Idamé, qui a son projet de mourir avec son mari, veuille l’exécuter sans voir Gengis, et que, remplie de cette idée, elle hasarde sa prière à Octar. D’ailleurs j’aime fort ce brutal d’Octar, et je voudrais qu’il parlât encore davantage.

 

          Je vous demande pardon, mademoiselle, de tous ces détails. Maintenant, si M. de Crébillon ou M. de Châteaubrun, ou quelques autres jeunes têtes de mon âge, n’ont ni tragédies ni comédies nouvelles à vous donner pour votre Saint-Martin, et si votre malheur vous force à reproduire encore au théâtre les cinq magots chinois, je vous enverrais la pièce avec le plus de changements que je pourrais. J’attendrais sur cela vos ordres ; mais voici ce que je vous conseillerais, ce serait de jouer Mariamne à la rentrée de votre parlement. Ce rôle est trop long pour mademoiselle Gaussin, qui ne doit pas d’ailleurs en être jalouse. Vous feriez réussir cette pièce avec M. Lekain, qui joue, dit-on, très bien Hérode : vous joueriez après cela Idamé, si le public redemandait la pièce ; j’aurais le temps de la rendre moins indigne de vous.

 

          Je vous demande pardon d’une si longue lettre, que le triste état de ma santé m’a obligé de dicter. Je vous présente mes très sincères remerciements, etc.

 

 

 

 1755 - Partie 22

 

 

 

 

 

 

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