CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 2
Photo de KHALAH
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Au château de Prangins, pays de Vaud, 14 Janvier 1755 (1).
Madame, ceux qui disent que l’homme est libre ont grand tort. Si on était libre, ne serais-je pas aux pieds de votre altesse sérénissime ? La prédestination me fait bien plus de peine qu’au prince de Hesse-Sassel ; mais ma grande peine est parce que j’y crois, et j’y crois parce que je l’éprouve. Je ne m’attendais pas que les bords du lac de Genève seraient mon séjour. Mais cette nièce, dont votre altesse sérénissime m’a daigné parler quelquefois avec tant de bonté, m’a fixé près du mont Jura, malgré elle et malgré moi. C’est un beau pays ; c’est un climat tempéré, où les malades peuvent finir doucement leur vie.
Nous n’avons vu qu’en passant la ville de Genève, où monseigneur le prince votre fils a été élevé. Votre nom est chéri dans cette ville. J’ose dire qu’il l’est encore plus dans le château de Prangins.
Ces Mandrins, qui font tant de bruit en France, ont été quelque temps dans une petite ville qui est au pied du château que nous habitons. La Suisse était leur retraite ; mais on prétend à présent qu’ils n’ont plus besoin d’asile, et que Mandrin, leur chef, est dans le cœur du royaume à la tête de six mille hommes déterminés, que les soldats désertent par troupes pour se ranger sous ses drapeaux, et que s’il a encore quelque succès, il se verra bientôt à la tête d’une grande armée. Il y a trois mois que ce n’était qu’un voleur : c’est à présent un conquérant. Il fait contribuer les villes du roi de France, et donne de son butin une paye plus forte à ses soldats que le roi n’en donne aux siens. Les peuples sont pour lui, parce qu’ils sont las du repos et des fermiers-généraux. Si toutes ces nouvelles sont vraies, ce brigandage peut devenir illustre et avoir de grandes suites. Les révolutions de la Perse n’ont pas commencé autrement. Les prêtres molinistes disent que Dieu punit le roi qui s’oppose aux billets de confession, et les prêtres jansénistes disent que Dieu le punit pour avoir une maîtresse. Mandrin, qui n’est ni janséniste ni moliniste, pille ce qu’il peut, en attendant que la question de la grâce soit éclaircie. Paris se moque de tout cela et ne songe qu’à son plaisir : il a de mauvais opéras et de mauvaises comédies ; mais il rit et fait de bons soupers.
Je n’ai aucune nouvelle de madame la margrave de Bareuth. Elle est toujours en terre papale. Je ne désespère pas qu’elle aille à Rome, puisqu’elle est en si bon train. Pour moi, madame, j’aimerais mieux être damné dans votre cour avec la grande maîtresse des cœurs, que d’être sauvé dans une autre.
Je mets mon cœur aux pieds de votre altesse sérénissime et de toute votre auguste famille, avec le plus profond respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Prangins, 16 Janvier 1755 (1).
Je me meurs, monsieur, et je voudrais au moins avoir la consolation du voisinage de messieurs vos frères (2). Je ne sais encore, monsieur, si c’est vous ou M. votre très aimable frère (3), ou M. Labat qui achète Saint-Jean, que j’appelle les Délices ; mais je désire fort l’acquérir. On m’a flatté d’une maison de campagne agréable auprès de Genève. Je ne prendrai ce parti qu’en cas qu’on sache et qu’on approuve que le malade est venu se mettre à portée de son médecin.
On nous avait mandé que Mandrin devenait un illustre brigand, un grand homme ; mais cela ne se confirme pas ; il n’y aura d’illustre brigandage que sur mer.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – L’un conseiller d’Etat, l’autre procureur-général à Genève. (A. François.)
3 – Le conseiller d’Etat. (A. François.)
à M. le comte d’Argental.
A Prangins, pays de Vaud, 19 Janvier 1755.
Que j’abuse de vos bontés, mon cher et respectable ami ! mais pardonnez à un solitaire qui n’a que ses livres pour ressource, et qui les perd. Je vous supplie de vouloir bien faire donner cette nouvelle semonce à ce maudit Lambert. Mon ange, tout le monde, hors vous, se moque des malheureux. Encore si j’avais fait le Triumvirat, mais je n’ai qu’un Orphelin, et voilà la boite de Pandore qui va s’ouvrir. Pendant ce temps-là, nous sommes tout au beau milieu du mont Jura ; per frigora dura secuta est. Si jamais vous voulez tâter des eaux de Plombières, envoyez-moi chercher ; ce ne sera peut-être que là que je pourrai avoir encore une fois, avant de mourir, la consolation de vous voir. Au reste, notre mont Jura est mille fois plus beau que Plombières, et ce lac si fameux pour ses truites est admirable ; et puis doit-on compter pour rien d’être en face de Ripaille ? Ma foi, oui.
Mon cher ange, le malade et la courageuse garde-malade vous embrassent de tout leur cœur.
à M. le marquis de Ximenès.
Au château de Prangins, pays de Vaud, 19 Janvier 1755.
Vous voyez, monsieur, que tous les maux sont sortis pour moi de la boite de Pandore avec les doubles croches de M. Royer. Il ne savait pas seulement que Pandore fût imprimée, et il fit faire, il y a un an, des canevas par M. de Sireuil son ami, qui crut que j’étais mort, comme les gazettes l’avaient annoncé. Royer, ne pouvant me tuer, a tué un de mes enfants ; je souhaite que le sien vive. Il m’écrivit, il y a trois mois, que son opéra était gravé. Il le sera sans doute dans la mémoire, mais il ne l’était pas encore en papier. Je fis les plus humbles remontrances ; je n’ai rien obtenu. On me regarde comme mort ; on vend mon bien, et on le dénature. M. de Sireuil m’a écrit ; il me paraît un homme sage et modeste, très fâché de la peine qu’on l’a engagé à prendre et à me faire. Je ne crois pas qu’il soit possible d’empêcher cette nouvelle tribulation, qu’il faut bien que j’essuie. Je n’ai pas même l’espérance qu’on disait être au fond de la boite. C’est un nouveau malheur, et, qui pis est, un malheur ridicule. Vous m’offrez généreusement votre secours ; vous voulez qu’un M. de La Salle (1), sous vos ordres, remédie autant qu’il pourra à cette déconvenue. J’accepte vos bontés ; il faudrait que tout se passât sans choquer personne ; il faut craindre un ridicule de plus. Royer dit qu’il ne veut rien changer à sa musique. Il a obtenu une approbation pour faire imprimer le poème sous le nom de Fragments de Prométhée, avec les changements et les additions que M. Royer a crus propres à sa musique ; c’est à peu près ce que porte le titre.
Voilà où en est cette aventure. Si, dans de telles circonstances, vous croyez que je puisse être reçu à me mêler de mon ouvrage, et que ma procuration à M. de La Salle soit valable, je suis prêt à vous l’envoyer signée d’un notaire suisse, et légalisée par un bailli.
Adieu, monsieur ; je vous remercie bien tendrement ; je suis très malade. Madame Denis, qui a eu le courage de me suivre et d’être ma garde, vous fait les plus sincères compliments. Vous savez par combien de titres je vous suis attaché. Permettez-moi de présenter mes respects à madame votre mère.
1 – Ou peut-être bien, de La Salle. (G.A.)
à M. de Cideville.
A Prangins, le 23 Janvier 1755.
Mon cher et ancien ami, car, Dieu merci, il y a cinquante ans que vous l’êtes, vous avez sur moi de terribles avantages. Vous êtes à Paris ; vous avez une santé et un esprit à la Fontenelle ; vous écrivez menu et avec plus d’agrément que jamais ; et moi je peux rarement écrire de ma main, et je suis accablé de souffrances sur les bords du lac de Genève. La seule chose dont je puisse bénir Dieu est la mort (1) de Royer. Dieu veuille avoir son âme et sa musique !
Cette musique n’était point de ce monde. Le traître m’avait immolé à ses doubles croches, et avait choisi, pour m’égorger, un ancien porte-manteau du roi, nommé Sireuil. Dieu est juste, il a retiré Royer à lui, et je crains à présent beaucoup pour le porte-manteau.
Si on s’obstine à jouer ce funeste opéra de Prométhée, que Sireuil et Royer ont défiguré à qui mieux mieux, il faudra me mettre dans la liste des proscrits de ce vieux fou de Crébillon. J’y serais bien sans cela. J’ai eu à craindre les sifflets sur les bords de la Seine, et les Mandrins sur les bords du lac Léman. Ils prenaient assez souvent leurs quartiers d’hiver dans une petite ville tout auprès du château où je suis ; et Mandrin vint, il y a un mois, se faire panser de ses blessures par le plus fameux chirurgien de la contrée. Du temps de Romulus et de Thésée, il eût été un grand homme ; mais de tels héros sont pendus aujourd’hui.
Voilà ce que c’est que d’être venu au monde mal à propos. Il faut prendre son temps en tout genre. Les géomètres qui viennent après Newton, et les poètes tragiques qui viennent après Racine, sont mal reçus dans ce monde. Je plains les Troyennes (2) et les Adieux d’Hector de se présenter après la tragédie d’Andromaque.
J’imagine que vous logez toujours avec votre digne compatriote le grand abbé (3). Je vous souhaite à tous deux des années longues et heureuses, exemptes de coliques, de sciatique, et de toutes les misères rassemblées sur mon pauvre individu.
Je vous embrasse tendrement.
1 – Le 11 Janvier. (G.A.)
2 – Par Châteaubrun. Les Adieux d’Hector sont peut-être Astyanax, tragédie du même auteur, qui ne fut jouée qu’en 1756. (G.A.)
3 – L’abbé du Resnel. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Prangins, pays de Vaud, 23 Janvier 1755.
Toute adresse est bonne, mon cher et respectable ami, et il n’y a que la poste qui soit diligente et sûre ; ainsi je puis compter sur ma consolation, soit que vous écriviez par M. Tronchin à Lyon, ou par M. Fleur à Besançon, ou par M. Chappuis (1) à Genève, ou en droiture au château de Prangins, au pays de Vaud.
Dieu a puni Royer ; il est mort. Je voudrais bien qu’on enterrât avec lui son opéra, avant de l’avoir exposé au théâtre sur son lit de parade. L’Orphelin vivra peu de temps ; je ferai ce que je pourrai pour allonger sa vie de quelques jours, puisque vous voulez bien lui servir de père. Lambert m’embarrasse actuellement beaucoup plus que les conquérants tartares, et il me paraît aussi tartare qu’eux.
Je vous demande mille pardons de vous importuner d’une affaire si désagréable ; mais votre amitié constante et généreuse ne s’est jamais bornée au commerce de littérature, aux conseils dont vous avez soutenu mes faibles talents. Vous avez daigné toujours entrer dans toutes mes peines avec une tendresse qui les a soulagées. Tous les temps et tous les événements de ma vie vous ont été soumis. Les plus petites choses vous deviennent importantes, quand il s’agit d’un homme que vous aimez ; voilà mon excuse.
Pardon, mon cher ange ; je n’ai que le temps de vous dire qu’on me fait courir, tout malade que je suis, pour voir des maisons et des terres. Est-il vrai que Dupleix (2) s’est fait roi, et que Mandrin s’est fait héros à rouer ? On me mande que la Pucelle est imprimée, et qu’on la vend un louis à Paris. C’est apparemment Mandrin qui l’a fait imprimer ; cela me fait mourir de douleur.
1 – Proche parent des demoiselles Chappuis, marchandes de modes à Genève, chez lesquelles Voltaire fit souvent adresser ses lettres et auxquelles il en écrivit aussi. (G.A.)
2 – Voyez, les Fragments historiques sur l’Inde, article 3. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Prangins, le 23 Janvier 1755.
Le grand Turc, notre ambassadeur à la Porte ottomane (1), et Royer, sont donc morts d’une indigestion ? Je suis très fâché pour M. des Alleurs, que j’aimais ; mais je me console de la perte de Royer et du grand Turc.
Puissent les lois de la mécanique qui gouvernent ce monde faire durer la machine de madame de Sandwich (2), et que son corps soit aussi vigoureux que son âme, laquelle est douée de la fermeté anglaise et de la douceur française !
Vous voyez, mon ami, que Dieu est juste ; Royer est mort parce qu’il avait fait accroire à Sireuil que c’était moi qui l’étais. Il faut enterrer avec lui son opéra, qui aurait été enterré sans lui. Royer avait engagé ce Sireuil dans la plus méchante action du monde, c’est-à-dire à faire de mauvais vers ; car assurément on n’en peut pas faire de bonds sur des canevas de musiciens. C’est une méthode très impertinente qui ne sert qu’à rendre notre poésie ridicule, et à montrer la stérilité de nos ménétriers. Ce n’est point ainsi qu’en usent les Italiens nos maîtres. Metastasio et Vinci (3) ne se gênaient point ainsi l’un l’autre ; aussi, Dieu merci, on se moque de nous par toute l’Europe.
Je vous prie, mon ancien ami, d’engager M. Sireuil à ne plus troubler son repos et le mien par un mauvais opéra. C’est un honnête homme, doux et modeste : de quoi s’avise-t-il d’aller se fourrer dans cette bagarre ? Donnez-lui un bon conseil, et inspirez-lui le courage de le suivre.
Avez-vous sérieusement envie de venir à Prangins, mon ancien ami ? Arrangez-vous de bonne heure avec madame de Fontaine et le maître de la maison. Vous trouverez la plus belle situation de la terre, un château magnifique, des truites qui pèsent dix livres, et moi qui n’en pèse guère davantage, attendu que je suis plus squelette et plus moribond que jamais. J’ai passé ma vie à mourir ; mais ceci devient sérieux, je ne peux plus écrire de ma main.
Cette main peut pourtant encore griffonner que mon cœur est à vous.
1 – Le comte des Alleurs. (G.A.)
2 – Fille du comte de Rochester. (G.A.)
3 – Né à Naples en 1705. (G.A.)