CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 19
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à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 6 Septembre 1755.
Je suis pénétré de tout ce que vous faites, ma très chère nièce. On a travaillé, pendant mon absence, à rendre la pièce moins indigne du public ; on a pu la raccommoder, on a pu la gâter ; cela prouve qu’il ne faut jamais donner des tragédies de si loin, et que les absents ont tort. Il est certain que, si l’on imprimait la pièce dans l’état où elle est aux représentations, on la sifflerait à la lecture ; mais c’est le moindre des chagrins qu’il faut que j’essuie. Ils sont bien adoucis par vos soins, par vos bontés, par votre amitié. M. Delaleu paiera, sur vos ordres, les copies (1) que vous faites faire pour moi.
Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse mourir tranquille dans l’asile que j’ai choisi, et que je puisse vous y embrasser avant de mourir.
Nous avons ici un médecin (2) beau comme Apollon et savant comme Esculape. Il ne fait point la médecine comme les autres. On vient de cinquante lieues à la ronde le consulter. Les petits estomacs ont grande confiance en lui. Ce sera, je crois, votre affaire, si jamais vous avez le courage et la force de passer nos montagnes.
Votre sœur ne m’a avoué qu’aujourd’hui sa tracasserie avec Chimène (3). Cette nouvelle horreur d’elle me plonge dans un embarras dont je ne peux plus me tirer. Je suis trop malade et trop accablé pour travailler à notre Orphelin ; je me résigne à ma triste destinée, et je vous aime de tout mon cœur.
Votre frère (4) a écrit une lettre charmante à sa sœur ; il a bien de l’esprit, et l’esprit bien fait. J’embrasse votre fils, qui sera tout comme lui.
1 – De la Pucelle corrigée. (G.A.)
2 – Tronchin. (G.A.)
3 – Le vol que Ximenès avait fait du manuscrit de l’Histoire de la guerre de 1741. (G.A.)
4 – L’abbé Mignot. (G.A.)
à M. Lekain.
6 Septembre 1755 (1).
Je vous suis très obligé de votre souvenir, mon grand acteur, et du soin que vous prenez d’embellir votre rôle de Tartare. J’avais mis expressément, pour condition du présent que je fais à vos camarades, qu’on paierait les dépenses de votre habillement. J’avais écrit à M. le maréchal de Richelieu, en réponse à une de ses lettres, que j’aurais souhaité que M. Grandval eût joué Zamti, qui est un premier rôle, et que M. Sarrasin n’eût joué que par complaisance.
J’aurais désiré encore qu’on eût attendu, pour faire les petits changements jugés nécessaires, qu’on m’eût averti : on a substitué des vers qui ne sont pas français, et je ne crois pas que la pièce puisse aller loin.
Je vous prie de faire mes compliments et mes remerciements à mademoiselle Clairon. Madame Denis vous est très obligée, ainsi que moi. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. J.-J. Rousseau.
Septembre.
M. Rousseau a dû recevoir de moi une lettre de remerciement. Je lui ai parlé, dans cette lettre, des dangers attachés à la littérature : je suis dans le cas d’essuyer ces dangers. On fait courir dans Paris des ouvrages sous mon nom. Je dois saisir l’occasion la plus favorable de les désavouer. On m’a conseillé de faire imprimer la lettre que j’ai écrite à M. Rousseau, et de m’étendre un peu sur l’injustice qu’on me fait, et qui peut m’être très préjudiciable. Je lui en demande la permission. Je ne peux mieux m’adresser, en parlant des injustices des hommes, qu’à celui qui les connaît si bien (1).
1 – Réponse de J.-J. ROUSSEAU
Paris, 20 Septembre 1755.
En arrivant, monsieur, de la campagne où j’ai passé cinq ou six jours, je trouve votre billet, qui me tire d’une grande perplexité ; car, ayant communiqué à M. de Gauffecourt, notre ami commun, votre lettre et ma réponse, j’apprends à l’instant qu’il les a lui-même communiquées à d’autres, et qu’elles sont tombées dans les mains de quelqu’un qui travaille à me réfuter, et qui se propose, dit-on, de les insérer à la fin de sa critique. M. Bouchaud, agrégé en droit, qui vient de m’apprendre cela, n’a pas voulu m’en dire davantage ; de sorte que je suis hors d’état de prévenir les suites d’une indiscrétion que, vu le contenu de votre lettre, je n’avais eue que pour une bonne fin.
Heureusement, monsieur, je vois par votre projet que le mal est moins grand que je n’avais craint. En approuvant une publication qui me fait honneur, et qui peut vous être utile, il me reste une excuse à vous faire sur ce qu’il peut y avoir eu de ma faute dans la promptitude avec laquelle ces lettres ont couru sans votre consentement ni le mien.
Je suis avec les sentiments du plus sincère de vos admirateurs, monsieur, etc.
Je suppose que vous avez reçu ma réponse du 10 de ce mois.
à M. le marquis de Thibouville.
Les Pucelles me font plus de mal, mon cher Catilina, que les Chinoises ne me font de plaisir. Ma vie est celle d’Hercule, je n’en ai ni la taille ni la force, mais il me faut, comme lui, combattre des monstres jusqu’au dernier moment. Si on en croyait la calomnie, je finirais par être brûlé comme lui. On applaudit mademoiselle Clairon, et on a grande raison ; mais on me persécute jusqu’au tombeau et jusqu’au pied des Alpes, et, en vérité, on a grand tort. Puisque nos Chinois ont été assez bien reçus à Paris, dites donc à M. d’Argental qu’il vous donne la Pucelle à lire pour la petite pièce. Quand verrons-nous votre tragédie (1), votre roman ? Ces amusements-là valent assurément mieux que les riens sérieux dans lesquels les oisifs de Paris passent leur vie. Ils oublient qu’ils ont une âme, et vous cultivez la vôtre ; qu’elle ne perde jamais ses sentiments pour madame Denis et pour moi. Vous n’avez point d’amis plus tendres.
1 – Namir. (G.A.)
à M. Thieriot.
Aux Délices, le 10 Septembre 1755.
Non, assurément, mon ancien ami, je ne peux ni ne veux retoucher à une plaisanterie faite il y a trente ans, qui ne convient ni à mon âge, ni à ma façon présente de penser, ni à mes études. Je connais toutes les fautes de cet ouvrage ; il y en a d’aussi grandes dans l’Arioste ; je l’abandonne à son sort. Tout ce que je peux faire, c’est de désavouer et de flétrir les vers infâmes que la canaille de la littérature a insérés dans cet ouvrage. Ne vous ai-je pas fait part de quelques-unes de ces belles interpolations ?
Qui, des Valois rompant la destinée,
A la gard’Dieu laisse aller son armée,
Chasse le jour, le soir est en festin,
Toute la nuit fait encor pire train ;
Car saint Louis, là-haut, ce bon apôtre,
Ases Bourbons en pardonne bien d’autre !
Eh bien ! croiriez-vous que, dans le siècle où nous sommes, on m’impute de pareilles bêtises, qu’on appelle des vers ? On m’avertit que l’on imprime l’ouvrage en Hollande, avec toutes ces additions ; cela est digne de la presse hollandaise, et du goût de la gent réfugiée.
Je fais imprimer l’Orphelin de la Chine, avec une Lettre (1) dans laquelle je traite les marauds qui débitent ces horreurs comme ils le méritent.
Plût à Dieu qu’on eût saisi la Pucelle, l’infâme prostituée de la Pucelle, à Paris, comme vous me l’écrivez, et comme je l’ai demandé : mais ce n’est point sur elle qu’est tombée l’équité du ministère ; c’est ma réquisition, sur une édition de la Guerre de 1741. Un homme de condition avait, à ce qu’on prétend, volé chez madame Denis les minutes très informes des matériaux de cette histoire, et les avait vendues vingt-cinq louis d’or à un libraire nommé Prieur, par les mains du chevalier de La Morlière, dont ce Prieur à la quittance. Je ne crois point du tout que le jeune marquis qu’on accuse de s’être servi de ce chevalier soit capable d’une si infâme action. Je suis très loin de l’en soupçonner, et je suis persuadé qu’il se lavera, devant le public, d’une accusation si odieuse. Je me suis borné à empêcher qu’on imprimât malgré moi une Histoire du roi imparfaite, et qu’on abusât de mes manuscrits. Cette Histoire ne doit paraître que de mon aveu, et de celui du ministère, après le travail le plus assidu et l’examen le plus sévère.
Vous me feriez un très grand plaisir de faire lire le manuscrit que vous avez à M. de Thibouville.
Adieu, mon ancien ami. Le ministre (2) philosophe aura bientôt les remerciements que mon cœur lui doit.
1 – La lettre à J.-J. Rousseau. (G.A.)
2 – Le marquis d’Argenson. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 10 Septembre.
Voilà ce que causent, mon cher ange, les persécutions, les procédés infâmes, les injustices. Tout cela m’a empêché de donner la dernière main à mon ouvrage, et m’a forcé de le faire imprimer en hâte, afin de donner au moins quelque petit préservatif contre la crédulité qui adopte les calomnies dont je suis accablé depuis si longtemps. C’était une occasion de faire voir dans tout son jour ce que j’essuie, sans pourtant paraître trop m’en plaindre ; car à quoi servent les plaintes ?
Ce n’est que dans votre sein, mon cher et respectable ami, qu’il faut déposer sa douleur. Je n’ai su que depuis quelques jours tout ce qui s’est passé entre madame Denis et M. de Malesherbes. Elle m’avait tout caché, pendant un assez violent accès de ma maladie. Il me paraît qu’elle s’est conduite avec le zèle et la fermeté de l’amitié. Elle devait dire la vérité à madame de Pompadour. Il était très dangereux que des minutes informes, des papiers de rebut, qui contenaient l’Histoire du roi, fussent imprimés sans l’aveu du roi. Il est indubitable que Ximenès les a volés, que La Morlière (1) les a vendus de sa part au libraire Prieur, et que ce La Morlière est encore, en dernier lieu, allé à Rouen les vendre une seconde fois. C’est une chose dont Lambert peut vous instruire. J’ai dû moi-même écrire à madame de Pompadour, dès que j’ai été instruit. Elle m’a mandé sur-le-champ qu’on saisirait l’édition. On l’a saisie, à Paris, chez Prieur ; mais la pourra-t-on saisir à Royen ? c’est ce que j’ignore. Tout ce que je sais bien certainement, par la réponse de madame de Pompadour et par sa démarche, c’est qu’il ne fallait pas que l’ouvrage parût.
Pour le procédé de Ximenès, qu’en dites-vous ? Consolez-vous, pardonnez à la race humaine. Il y a un homme de condition (2), dans ce pays-ci, qui en faisait autant, et qui faisait vendre un autre manuscrit par ce fripon de Grasset dont vos bontés pour moi avaient découvert les manœuvres.
Et que pensez-vous de la belle lettre de Ximenès à madame Denis, et de la manière dont ce misérable ose parler de vous ? Toutes ces horreurs, toutes ces bassesses, toutes ces insolences, sont-elle concevables ? Je ne conçois pas M. de Malesherbes ; il est fâché contre ma nièce, pourquoi ? parce qu’elle a fait son devoir. Il est trop juste pour lui en savoir longtemps mauvais gré. Je suis persuadé que vous lui ferez sentir la raison. Il s’y rendra, il verra que l’action infâme de Ximenès et de La Morlière exigeait un prompt remède. En quoi M. de Malesherbes est-il compromis ? je ne le vois pas. Aurait-il voulu protéger une mauvaise action, pour me perdre ? Mon cher ange, mon cher ange, la vie d’un homme de lettres n’est bonne qu’après sa mort.
Voilà ce que je vous écrivais, mon cher ange, et je devais vous envoyer cette lettre, dans quelques jours, avec la pièce imprimée, lorsque je reçois la vôtre du 3 du courant. Moi corriger cet Orphelin ! moi y travailler, mon cher ange, dans l’état où je suis ! cela m’est impossible. Je suis anéanti. La douleur m’a tué. J’ai voulu absolument imprimer la pièce pour avoir une occasion de confondre, à la face du public, tout ce que la calomnie m’impute. Cent copies abominables de la Pucelle d’Orléans se débitent en manuscrit, sous mes yeux, dans un pays qui se croit recommandable par la sévérité des mœurs. On farcit cet ouvrage de vers diffamatoires contre les puissances, de vers impies. Voulez-vous que je me taise ici, que je sois en exécration, que je laisse courir ces scandales sans les réfuter ? J’ai pris l’occasion de la célébrité de l’Orphelin ; j’ai fait imprimer la pièce, avec une lettre où je vais au-devant du mal qu’on veut me faire. Mon asile me coûte assez cher pour que je cherche à y achever en paix des jours si malheureux. Que m’importe, dans cet état cruel, qu’on rejoue ou non une tragédie ? Je me vois dans une situation à n’être ni flatté du succès, ni sensible à la chute. Les grands maux absorbent tout.
J’ai envoyé à Lambert les trois premiers actes un peu corrigés. Il aura incessamment le reste, avec l’Epître à M. de Richelieu, et une à Jean-Jacques. Les Cramer ont la pièce pour les pays étrangers. Lambert l’a pour Paris. Je leur en fais présent à ces conditions. Il ne me manque plus que de les avoir pour ennemis, parce que je les gratifie les uns et les autres. Je vous le répète, les talents sont damnés dans ce monde.
Je vous conjure de faire entendre raison à M. de Malesherbes ; il n’a ni bien agi ni bien parlé. Il a bien des torts, mais il est digne qu’on lui dise ses torts ; c’est le plus grand éloge que je puisse faire de lui. Je vous embrasse mille fois.
1 – Le chevalier de La Morlière, aventurier littéraire, né en 1701, mort en 1785. Sa famille le fit un moment enfermer. (G.A.)
2 – Montolieu. (G.A.)
à M. Lambert.
10 Septembre 1755 (1).
Je vous demande pardon des frais du paquet ; je tâcherai, par la poste prochaine, de vous envoyer le reste franc de port.
Il y a une épître dédicatoire à M. le maréchal de Richelieu et une lettre qu’il faut mettre à la fin de la pièce.
Les circonstances où je me trouve me forcent, malgré moi, de faire débiter l’ouvrage incessamment.
Je vous réitère que je vous ai fait don du total pour Paris et aux frères Cramer pour les pays étrangers.
Comptez que je chercherai toujours à vous faire plaisir.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)