CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 17
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
27 Août 1755 (1).
Pardon du verbiage inutile ; vous avez reçu mon paquet. Voici le croquis de la dédicace que vous daignez accepter. On dit que j’ai gagné mon procès dans le public. Je me flatte que vous gagnerez plus pleinement le vôtre au parlement : vous en gagnez un plus considérable dans le temps présent et dans la postérité. Vous êtes l’homme du siècle, l’homme de la France, celui qui soutient son honneur, celui que tout le monde voudrait imiter et que personne n’égale.
Madame Denis et moi, nous vous présentons nos plus tendres respects.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Près de Genève, 28 Août 1755 (1).
Madame, je n’importune pas tous les jours votre altesse sérénissime de mes lettres ; mais il n’y a point de jour où je ne parle d’elle, où je ne m’entretienne de ses bontés, et où je ne préfère la forêt de Thuringe au lac de Genève. Je m’occupe du soin de mériter la continuation de sa bienveillance ; et, ne pouvant actuellement me mettre à ses pieds, je songe du moins à lui procurer de loin quelques petits amusements. Je voudrais lui envoyer cette Jeanne, que j’ai tâché d’embellir sans l’orner de pompons. J’ai fait ce que j’ai pu pour qu’elle parût décemment devant votre altesse. J’ai voulu que sa beauté fût piquante sans avoir jamais l’air effronté, que vous la vissiez avec quelque plaisir sans trop rougir pour elle ; qu’enfin elle fût digne d’occuper une place dans votre maison. Il ne s’agit plus, madame, que de l’envoyer à vos pieds : elle serait déjà partie, si je savais comment l’adresser. Il me semble qu’il y a un banquier à Strasbourg qui reçoit quelquefois des ordres de votre altesse : si je savais son nom, je lui adresserais le paquet. J’attends vos ordres, madame ; mais je ne me console point d’être hors de portée de venir les demander moi-même, et d’arriver avec la fille d’honneur que je veux vous présenter. La grande maîtresse des cœurs veillerait sur sa conduite et la rendrait digne de vous plaire ; je lui servirais de vieux sigisbé. Mais faut-il se borner à ne présenter que de loin mon profond respect à votre altesse sérénissime ?
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux tristes Délices, 29 Août 1755.
Mon divin ange, je reçois votre lettre du 21 ; je commence par les pieds de madame d’Argental, et je les baise, avec votre permission, enflés ou non. J’espère même qu’ils pourront la conduire à la Chine, et qu’elle entendra Lekain ; ce qui est, dit-on, très difficile. On prétend qu’il a joué un beau rôle muet ; mais, mon cher et respectable ami, je ne suis touché que de vos bontés ; je les sens mille fois plus vivement que je ne sentirais le succès le plus complet. Les magots chinois iront comme ils pourront ; on les brisera, on les cassera, on les mettra sur sa cheminée ou dans sa garde-robe, on en fera ce qu’on voudra ; mon cœur est flétri, mon esprit lassé, ma tête épuisée. Je ne puis, dans mes violents chagrins, que vous faire les plus tendres remerciements. C’est vous qui avez prévenu le mal. Vous avez été à cent lieues mon véritable ange gardien. Ce Grasset, ce maudit Grasset, est un des plus indignes fripons qui infectent la littérature. J’ai essuyé un tissu d’horreurs. Enfin ce misérable, chassé d’ici, s’en est allé avec son manuscrit infâme, et on ne sait plus où le prendre. Je n’ai jamais vu de plus artificieux et de plus effronté coquin.
A l’égard de cet autre animal de Prieur, qui dispose insolemment de mon bien, sans daigner seulement m’en avertir, j’ai écrit à madame de Pompadour et à M. d’Argenson. L’un ou l’autre a été volé, et il leur doit importer de savoir par qui ; d’ailleurs il s’agit de la gloire du roi, et ni l’un ni l’autre ne seront indifférents. Enfin, mon cher ange, je suis vexé de tous côtés depuis un mois. La rapine et la calomnie me sont venues assaillir au pied des Alpes dans ma solitude. Où fuir ? Il faudra donc aller trouver l’empereur de la Chine. Encore trouverai-je là des jésuites qui me joueront quelque mauvais tour. Ma santé n’a pas résisté à toutes ces secousses. Il ne me reste de sentiment que pour vous aimer ; je suis abasourdi sur tout le reste. Adieu ; pardonnez-moi, je ne sais plus où j’en suis. Adieu ; votre amitié sera toujours ma consolation la plus chère. Je baise très douloureusement les ailes de tous les anges.
à M. Colini.
Aux Délices, 29 Août 1755.
Laissez-là le Prieur et toutes ces pauvretés ; et quand vous serez rassasié de Paris, mandez-le moi, mon cher Colini, je vous enverrai un petit mandement (1). Vous ne m’avez point parlé de votre Florentine ; je ne sais comment elle en a usé avec vous. Vous ne me parlez que de Chinois ; je souhaite qu’ils vous amusent ; mais je crois que vous avez trouvé, à Paris, de quoi vous amuser davantage, et que vous trouvez à présent mes Délices assez peu délicieuses, et la solitude fort triste pour un Florentin de votre âge. Prenez votre provision de plaisir, et revenez quand vous n’aurez rien de mieux à faire.
Je vous embrasse. V.
Un Scarselli (2) m’a envoyé un gros tome de ses tragédies ; aviez-vous entendu parler de ce Scarselli ?
1 – C’est-à-dire un mandat sur son notaire ou son banquier. (G.A.)
2 – Flaminio Scarselli. (G.A.)
à MM. LES SYNDICS DE LA LIBRAIRIE.
30 Août 1755.
La librairie, messieurs, est en France un établissement trop noble pour que je ne vous prie pas de vous joindre à moi, afin d’empêcher qu’on ne l’avilisse.
J’apprends deux choses contraires à tous vos règlements : la première, qu’un imprimeur, nommé le sieur Prieur, a acheté, à ce qu’il dit, une partie des mémoires que j’avais composés dans les bureaux des ministres pour servir un jour à l’histoire des plus glorieux événements du règne du roi. Je déclare que ces mémoires informes, qui ont été volés dans les dépôts respectables où je les avais laissés, ne sont point faits pour voir le jour.
La deuxième prévarication dont on me menace est l’impression d’un ouvrage impertinent, composé par quelques jeunes gens sans goût et sans mœurs sur un ancien canevas que j’avais fait, il y a plus de trente ans ; il est intitulé : la Pucelle d’Orléans. Les fragments de cette indigne rapsodie, qui courent sous mon nom dans Paris, m’ont été envoyés ; ils déshonoreraient la librairie. Je vous fais les plus vives instances pour prévenir le débit de toutes ces œuvres de ténèbres. Quand je veux faire imprimer quelques ouvrages de moi, j’en fais hautement présent aux libraires. L’honneur des lettres et la justice exigent qu’on n’imprime pas ce que je ne veux pas donner, et encore moins ce que je n’ai pas fait. J’attends ce service de vous.
Je suis avec zèle, messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. Berryer,
LIEUTENANT DE POLICE.
Aux Délices, 30 Août 1755.
Monsieur, je crois devoir avoir l’honneur de vous envoyer la copie de la lettre que j’écris aux syndics de la librairie ; c’est une affaire dont j’ai déjà informé M. d’Argenson, et que je recommande à votre protection et à votre justice avec les instances les plus pressantes.
Je dois aussi, monsieur, vous donner avis qu’il y a dans Paris un réfugié, nommé Grasset, fort connu de Corbi, et qui est en relation avec les libraires. Il montre partout votre contre seing, et il s’en sert, ainsi que de celui de M. le comte d’Argenson, pour son commerce frauduleux ; c’est d’ailleurs un voleur public. Chassé en dernier lieu de Genève, il n’échappera pas à vos lumières et à votre vigilance, s’il est encore à Paris. Il est connu de plusieurs libraires. Il va à Marseille. C’est tout ce que j’en sais pour le présent.
Permettez-moi de vous renouveler les assurances du dévouement respectueux avec lequel je serai toujours, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.