CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

 

13 Aout 1755.

 

 

          Vraiment, mon cher ange, il ne manquait plus à mes peines que celle de vous voir affligé. Je ne m’embarrasse guère de vos gronderies, mais je souffre beaucoup de l’embarras que vous donnent les bateleurs de Paris. Mon divin ange, grondez-moi, tant qu’il vous plaira, mais ne vous affligez pas. M. de Richelieu me mande qu’il faut que Grandval joue dans la pièce : « Très volontiers, lui dis-je, je ne me mêle de rien ; que Lekain et Grandval s’étudient à vous plaire, c’est leur devoir. »

 

          La Comédie est aussi mal conduite que les pièces qu’on y donne depuis si longtemps. Le siècle où nous vivons est, en tous sens, celui de la décadence ; il faut l’abandonner à son sens réprouvé. J’ai désiré, mon cher et respectable ami, qu’on donnât mes magots à Fontainebleau, puisqu’on doit les donner ; et je l’ai désiré afin de pouvoir détruire dans une préface (1) les calomnies qui viennent m’assaillir au pied des Alpes. Vous savez une partie des horreurs que j’éprouve, et je dois à votre amitié le premier avis que j’en ai eu. La députation de Grasset est le résultat d’un complot formé de me perdre, partout où je serai. Jugez si je suis en état de chanter le dieu des jardins. J’en dirai pourtant un petit mot, quand je pourrai être tranquille, mais je le dirai honnêtement. Toute grossièreté rebute, et vous devez vous en apercevoir par la différence qui est entre la copie que je vous aie envoyée et l’autre exemplaire. Je vous supplie de répandre cette copie le plus que vous pourrez, et surtout de la faire lire à M. de Thibouville (2) ; je vous en conjure. Ah ! mon cher et respectable ami, quel temps avez-vous pris pour me gronder ! Celui que votre oncle prend pour m’achever. Je vous embrasse tendrement. Les hommes sont bien méchants ; mais vous me raccommodez avec l’espèce humaine.

 

 

1 – L’Epître dédicatoire à Richelieu. (G.A.)

 

2 – Les vers contre lui étaient supprimés. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

13 Août 1755 (1).

 

 

          Mon héros veut-il ou dédaigne-t-il que je lui dédie mes magots de la Chine ? Accoutumé aux hommages de l’Europe, méprise-t-il ceux de Pékin ?... Je le supplie de me donner ses ordres. Je les attends ; car, de peur d’être prévenu, je vais publier mes Magots moi-même.

 

          Comment est-il possible que vous n’ayez pas reçu le rogaton de la Guerre de 1741 ? Je vous l’envoyai par madame Denis. Je m’en souviens très bien, et elle aussi. J’en avais fait faire trois copies : une pour vous, une pour M. d’Argenson, une pour madame de Pompadour. Il faut que le diable s’en soit mêlé ! Mais de quoi ne se mêle-t-il pas ?

 

          Est-il possible encore, monseigneur, que j’ignore si vous avez reçu le paquet (2) de M. de Paulmi ? … Je jette mon bonnet par-dessus les moulins ; je ne sais plus où j’en suis ; mais mon cœur qui vous appartient est tranquille.

 

 

1 – Editeur, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – La Pucelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Des Délices, 17 Août 1755.

 

 

          .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  ..  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

          Faites, je vous prie, mille compliments à M. Lekain ; je suis sûre qu’il jouera Gengis à merveille ; mais Sarrasin est bien vieux pour Zamti. Ne doutez pas de l’amitié que j’aurai pour vous toute ma vie (1).

 

          Je vous en dis autant. Divertissez-vous ; voyez siffler mon Orphelin ; sifflez les Parisiens, e ritornate a noi quando sarete stanco di piaceri, di donne, e di Parigi.

 

          J’envoie cette lettre à l’adresse que vous me donnez.

 

 

 

 

1 – Ce premier alinéa est de madame Denis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argenson.

 

Aux Délices, 20 Août.

 

 

          Il m’est impossible, monseigneur, de vous envoyer votre contre-seing. Celui qui en a si indignement abusé est à Marseille. C’est un intrigant fort dangereux. Ce Grasset m’a montré des contre-seings chancelier et Berryer avec les vôtres. Il écrit souvent à M. Berryer, qui est fort poli, car il signe un grand votre très humble à ce valet de libraire. On dit qu’il fait imprimer des horreurs à Marseille. J’oubliais de vous dire qu’il est réfugié, et qu’il est de moitié avec un capucin défroqué, auteur du Testament politique du cardinal Albéroni. Ce capucin, appelé ici Maubert, est à Genève, avec des Anglais, et il outrage impunément, dans ses livres, le roi, le ministère et la nation. Voilà de bons citoyens dans ce siècle philosophe et calculateur !

 

          Le prince de Wurtemberg avait auprès de lui un philosophe de cette espèce, qu’il me vantait fort, et qu’il mettait au-dessus de Platon ; ce sage a fini par lui voler sa vaisselle d’argent.

 

          Je ne vis plus qu’avec des Chinois. Madame Denis, du fond de la Tartarie, vous présente ses respects, et moi les miens. Je vous serai bien tendrement attaché, tant que je vivrai.

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

23 Août, aux prétendues Délices (1).

 

 

          Pardon ! pardon ! J’ai très bien compris la pancarte (2) que M. votre frère m’a expliquée, et me voilà au fait. Il ne s’agit plus que d’employer à vivre doucement ce que vous voulez bien avoir la bonté de gouverner. Il faut embellir les Délices, rendre Monrion agréable, aller d’un bout du lac à l’autre, y boire votre vin et oublier les Pucelles.

 

          J’ai cherché une solitude, un tombeau… Me l’enviera-t-on ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le bail. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Le 23 Août 1755.

 

 

          Mon ancien ami, amusez-vous tant que vous pourrez avec une Pucelle ; cela est beau à votre âge. Il y a trente ans que je fis cette folie. Je vous ai envoyé la copie que j’avais depuis dix ans. Je ne puis songer à tout cela que pour en rougir. Dites aux gens qui sont assez bons pour éplucher cet ouvrage, qu’ils commencent par critiquer sérieusement frère Jean des Entomeures et Gargantua.

 

          Quant à mes cinq magots de la Chine, je les crois très mal placés sur le théâtre de Paris, et je n’en attends pas plus de succès que je n’attends de reconnaissance des comédiens, à qui j’ai fait présent de la pièce. Il y a longtemps que j’ai affaire à l’ingratitude et à l’envie. Je fuis les hommes, et je m’en trouve encore mieux. Je voudrais vous revoir avant d’aller voir Pascal et Rameau (1), e tutti quanti dans l’autre monde.

 

          Puisque vous voyez M. d’Argenson le philosophe (2), présentez-lui, je vous prie, mes respects.

 

 

1 – Il y a là une erreur de copiste. Rameau ne mourut qu’en 1764. (G.A.)

 

2 – Le marquis d’Argenson. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Aux Délices, 23 Août 1755.

 

 

          Ma chère enfant, il fait bien chaud pour montrer cinq magots de la Chine à cinq cents Parisiens ; et la plupart des acteurs sont d’autres magots. Il est impossible que la pièce réussisse ; mais il est encore plus triste que tout le monde dispose de mon bien comme si j’étais mort. J’écris à M. d’Argenson et à madame de Pompadour, touchant le nommé Prieur, qui a imprimé un manuscrit volé chez l’un ou chez l’autre. Ce manuscrit ne contient que des mémoires informes. Ce libraire est un sot et le vendeur un fripon. Je n’ai à craindre que d’être défiguré ; cela est toujours fort désagréable.

 

          Adieu, ma chère nièce, votre sœur vous embrasse ; j’en fais autant. Nous vous aimons à la folie (1).

 

 

1 – Cette lettre faisait partie, jusqu’alors, de la lettre du 2 Juillet. Or, il est à remarquer qu’à cette date, Voltaire ne savait pas que l’Histoire de la guerre de 1741 avait été volée, et qu’il n’apprit que vers le 23 Août le nom du libraire Prieur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 23 Août 1755.

 

 

          Mon cher Colini, je ne connais point ce Prieur (1) ; dites-lui que, s’il est sage, il doit m’écrire.

 

          Il fait trop chaud pour montrer cinq magots de la Chine à quinze cents badauds. Ils doivent avoir été fort mal reçus ; cette marchandise n’était bonne que pour Pékin.

 

          On m’a volé à Berlin, en Hollande, à Genève, à Paris ; on s’empare de mon bien comme si j’étais mort, et on le dénature, pour le mieux vendre. Il faudrait traiter tous ces fripons de libraires comme j’ai fait traiter Grasset, qu’on a mis en prison et qu’on a chassé de la ville ; et il est bon qu’on le sache.

 

          Je vous embrasse.

 

          Si vous m’aviez instruit plus tôt  du nom de ce Prieur, il aurait eu déjà affaire avec les supérieurs. J’ai perdu votre adresse, envoyez-la moi.

 

 

1 – Libraire à qui Ximenès avait vendu le manuscrit de la Guerre de 1741. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A mes prétendues Délices, 26 Août (1).

 

 

          Vous ne m’avez jamais mandé, mon héros, si vous avez reçu le petit paquet contre-signé. Vous avez dédaigné l’hommage de mes magots ; on leur a cassé le nez et les oreilles sur votre théâtre ; scènes, et noms, et vers, ont été changés ; tout a été estropié, excepté par mademoiselle Clairon. On a fait jouer un rôle d’un mari aimé par un bonhomme de soixante-quatorze ans, qui n’a pas plus de dents que moi. Le Kain n’a pas été entendu, et il est fort propre pour les rôles muets. On voit bien que vous ne vous souciez guère des spectacles, à la manière dont ils vont.

 

          J’ai dû présumer que vous ne faites pas plus de cas de ma dédicace, puisque vous ne m’avez pas répondu. Je vous l’envoie pourtant. Voyez, monseigneur, si vous voulez me permettre d’en faire usage. Le reste sera une dissertation sur les tragédies de la Chine, que probablement vous ne lisez point. Je suis dans la nécessité de faire imprimer sur-le-champ, à Genève, ma pièce, telle que je l’ai faite, puisque les comédiens ont eu la ridicule insolence de la jouer à Paris telle que je ne l’ai pas faite. Si vous agréez la dédicace, daignez donc me donner vos ordres sur-le-champ ; sinon vous jugez bien que je ne prendrai pas la liberté d’aller fourrez là votre nom et d’abuser de vos bontés, sans votre permission expresse. En ce cas, la pièce paraîtra toute nue, et l’auteur ne vous la dédiera que dans le fond de son cœur.

 

          Je vous redis et vous assure très positivement que je vous ai envoyé le fatras historique et mal digéré où votre gloire personnelle est pour quelque chose. Il est arrivé à ce rogaton la même chose qu’à l’Histoire universelle. Un fripon l’a vendu vingt-cinq louis d’or à un imprimeur, nommé Prieur, à Paris, et M. de Malesherbes a eu la faiblesse de permettre l’édition. Ne m’attribuera-t-on pas encore cette prévarication, comme on a eu la barbarie et la sottise de m’attribuer l’Histoire universelle, telle qu’on a eu l’impertinence de l’imprimer ? Pourquoi faut-il que je sois éternellement la victime de la calomnie ! Vos bontés me consolent de tout.

 

          Les comédiens de Paris auraient grand besoin de dépendre uniquement de vos ordres. Je leur ai fait présent de ma pièce, et ils ont eu la bassesse de dire à mon secrétaire (2) qu’il n’y entrerait que pour son argent. Voilà des procédés un peu tartares.

 

          Je suis fâché que la France se barbarise malgré vous de jour en jour. Sauvez-la donc de la décadence. Conservez-moi vos bontés, et, pour Dieu, daignez m’instruire si vous avez mon paquet.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Colini. (G.A.)

 

 

 

 

 

1755 - Partie 16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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