CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

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à M. Polier de Bottens.

 

Aux Délices, 5 Août 1755.

 

 

          J’ose attendre de votre amitié, mon cher monsieur, que vous voudrez bien me mettre au fait de la manœuvre  du sieur Maubert, et que vous entrerez dans la juste indignation où je suis contre ceux qui ont apporté ici le plat et abominable ouvrage que Grasset m’a voulu vendre cinquante louis d’or. Quel échantillon affreux il m’en présenta : cela fait frémir l’honneur et le bon sens. Quel monstre insensé et imbécile a pu fabriquer des horreurs pareilles ? Et comment ai-je pu me dispenser de déférer à la justice ce scandaleux avorton ? Le Conseil a fait tout ce que j’ai demandé à ma réquisition, et contre les distributeurs et contre la feuille qu’ils étalaient pour vendre le reste de l’ouvrage. Grasset, au sortir de prison, a été admonesté vertement, et conseillé de vider la ville. Il est regardé ici comme un voleur public ; mais, encore une fois, comment peut-il être lié avec Maubert, et comment Maubert a-t-il avoué que c’est lui qui avait donné la feuille à Grasset ? Il y a là-dedans un tissu d’horreurs et d’iniquités dont le fond était le dessein d’escamoter cinquante louis d’or. Je suis obligé de poursuivre cette affaire ; mais, n’ayant nulles lumières, il faut que je l’abandonne. Cela, joint aux maladies qui m’accablent, exerce un peu la patience ; mais, si votre amitié me console, je me croirai heureux. Je vous embrasse tendrement, et je voudrais bien vous embrasser à Monrion. J’espère vous y renouveler mon tendre attachement au mois de septembre.

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

Le 5 Août 1755.

 

 

          Je vous dois, mon ancien ami, un compte exact de ce qui s’est passé en dernier lieu au sujet de ce poème de la Pucelle d’Orléans, dont on pourra dire comme de celle de Chapelain :

 

 

Depuis trente ans on parle d’elle,

Et bientôt on n’en dira rien.

 

 

          C’est peu qu’on ait déshonoré la littérature jusqu’à imprimer le Siècle de Louis XIV, avec des notes aussi absurdes que calomnieuses, et qu’on se soit avisé de faire un libelle scandaleux d’un ouvrage approuvé de tous les honnêtes gens de l’Europe ; c’est peu qu’on ait donné sous mon nom une prétendue Histoire universelle, dont il n’y avait pas dix chapitres qui fussent de moi, et dont l’ignorance a rempli tous les vides : les mêmes gens qui me persécutent depuis si longtemps ont mis le comble à ces malversations inouïes jusqu’à nos jours parmi les gens de lettres. Ils ont déterré quelques fragments de cet ancien poème de la Pucelle d’Orléans, qui était assurément un badinage très innocent ; quand ils ont su que j’étais en France, ils ont ajouté à cet ouvrage des vers aussi plats qu’offensants contre les amis que j’ai en France, et contre les personnes et les choses les plus respectables. Quand on a vu que j’avais choisi un petit asile auprès de Genève, où ma mauvaise santé m’a forcé de chercher des secours auprès d’un des plus célèbres médecins de l’Europe, ils ont glissé au plus vite dans l’ouvrage des vers contre Calvin : ils vivent du fruit de leurs manœuvres ; ils vendent chèrement leurs manuscrits ridicules aux dupes qui les achètent, et se font ainsi un revenu fondé sur la calomnie. En vérité, mon cher ami, si ces malheureux pouvaient être appelés des gens de lettres, je serais presque de l’avis de ce citoyen de Genève (1) qui a soutenu avec tant d’esprit que les belles-lettres ont servi à corrompre les mœurs. On a député dans le pays où je suis un homme qui se mêle de vendre des livres ; ils se nomme Grasset ; il vint dans ma maison le 26 Juillet, et me proposa de me vendre cinquante louis d’or un de ces manuscrits ; il m’en fit voir un échantillon : c’était une page remplie de tout ce que la sottise et l’impudence peuvent rassembler de plus méprisable et de plus atroce ; voilà ce que cet homme vendrait sous mon nom, et ce qu’il voulait me vendre à moi-même. Il me dit, en présence de plusieurs personnes, que le manuscrit venait d’un Allemand qui l’avait vendu cent ducats ; ensuite il dit qu’il venait d’un ancien secrétaire de monseigneur le prince Henri : il entend sans doute le secrétaire à qui votre beau-frère a succédé, et qui était avec cet autre fripon de Tinois ; mais ni le roi de Prusse, ni le prince Henri, n’ont jamais eu entre leurs mains des choses si indignes d’eux. Il nomma plusieurs personnes, il assura que La Beaumelle en avait un exemplaire à Amsterdam ; je pris le parti de porter sur-le-champ au résident de France la feuille scandaleuse que cet homme m’avait apportée écrite de sa main. On mit Grasset en prison ; il dit alors qu’il la tenait d’un nommé Maubert, ci-devant capucin, auteur de je ne sais quel Testament politique du cardinal Albéroni dans lequel le ministère de France et M. le maréchal de Belle-Isle sont calomniés avec cette impudence qu’on punissait autrefois et qu’on méprise aujourd’hui ; enfin on a banni de Genève le nommé Grasset. On a interrogé le sieur Maubert, et on lui a signifié que, si l’ouvrage paraissait, on s’en prendrait à lui. Voilà tout ce que j’ai pu faire, dans un pays où la justice n’est pas rigoureuse ; j’attends de votre amitié que vous voudrez bien m’instruire de ce que vous pourrez apprendre sur cette misère. Si vous voyez M. de Croismare et M. Duverney, je vous prie de leur faire mes très humbles compliments ; mes Délices me font souvenir de Plaisance (2). Je n’ose demander des ognons de tulipe à M. Duverney ; c’est la seule chose qui me manque dans ma retraite trop belle pour un philosophe ; il faut savoir jouir et savoir se passer ; j’ai tâté de l’un et de l’autre. Je vous souhaite fortune, agréments ; et j’aurais voulu que ma maison eût été sur le chemin de Vesel (3).

 

 

P.S. – Pourrez-vous avoir la bonté de me dire le nom de ce Provençal (4) qui était ci-devant secrétaire du prince Henri ? Je vous embrasse. Je suis bien malade.

 

 

1 – Jean-Jacques Rousseau. (G.A.)

 

2 – Château de Pâris-Duverney, près de Nogent-sur-Marne. (G.A.)

 

3 – Darget avait tardé de répondre à Voltaire, parce qu’il était allé en Prusse. (G.A.)

 

4 – Du Puget. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 5 Août 1755.

 

 

          Mais dites-moi donc, mon cher philosophe, comment les hommes peuvent être si méchants ; comment on a pu faire un tissu de tant de bêtises et de tant d’horreurs ; et comment Maubert a pu s’unir avec Grasset pour un aussi affreux scandale. Dès que Grasset vint me montrer l’échantillon de la pièce, tous mes amis me conseillèrent de déférer cette plate infamie à la justice. Grasset ne s’est tiré d’affaire qu’en disant qu’il tenait la feuille de Maubert ; et Maubert a répondu qu’il la tenait de Lausanne. Si tout le reste est comme ce que j’ai vu, c’est l’ouvrage d’un laquais. J’ai rempli mon devoir en me plaignant juridiquement ; mais je ne goûte de consolations qu’en déposant mes plaintes dans le sein de votre amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur. Quand pourrai-je vous voir à Monrion ?

 

 

 

 

 

à M. Polier de Bottens.

 

Aux Délices, 8 Août.

 

 

          Vous verrez, mon cher monsieur, quel homme est ce Grasset par la copie (1) ci-jointe. Le dessein de m’escamoter est le moindre de ses crimes ; mais quiconque a inséré, dans le manuscrit qu’il voulait me vendre, les morceaux aussi plats qu’abominables dont je me suis plaint, est cent fois plus criminel que lui. Bousquet se plaint qu’on a mis en prison son associé ; qu’il juge à quel associé il a affaire : Il l’envoie à Marseille ; Dieu veuille que ceux qui s’intéressent au commerce de Bousquet n’aient pas à s’en repentir !

 

          Voilà un tissu d’horreurs qui me ferait croire que J.J. Rousseau a raison. Si les belles-lettres ne corrompent pas les mœurs, elles n’ont pas, au moins, rectifié celles des misérables qui ont voulu me perdre par de si infâmes imputations.

 

          On dit que La Beaumelle, et un nommé Tinois, ont fabriqué toutes les plates indignités qui sont dans l’ouvrage que vous avez vu. Faut-il que je sois la victime de ces canailles ! Quand pourrai-je avoir le bonheur de vous voir ?

 

 

1 – Quelque certificat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Polier de Bottens.

 

Aux Délices, 12 Août .

 

 

          Vous m’avez fait venir sur votre lac, mon cher monsieur, et malgré toutes les horreurs qui m’environnent, je ne me jetterai pas dans le lac (1). Sachez les faits, et voyez mon cœur.

 

     1°/     Quiconque viendra m’apporter un écrit tel que Grasset m’en a présenté un, je le mettrai entre les mains de la justice, parce que je veux bien qu’on rie de saint Denis, et que je ne veux pas qu’on insulte Dieu.

 

 

     2°/     Corbi n’est point un être de raison ; c’est un homme très connu ; c’est un facteur de librairie à Paris. Grasset lui offrit, au mois de mai, quatre mille exemplaires d’un manuscrit qu’il devait acheter à Lausanne.

 

 

     3°/     Un conseiller d’Etat de France m’envoya la lettre de Grasset à Corbi, et Grasset intimidé n’imprima rien à Lausanne.

 

     4°/     Une femme nommée Dubret, qui demeure à Genève, dans la même maison que Grasset, vint, il y a un mois, me proposer de me vendre ledit manuscrit pour quarante louis d’or.

 

     5°/     Grasset, le 26 Juillet, vint me l’offrir pour cinquante louis ; et, pour m’engager, il me montra un échantillon fait par le laquais d’un athée, échantillon écrit de sa main, et dont il avait eu soin de faire 3 copies.

 

     6°/     Je le fis mettre en prison ; il est banni, et, s’il revient à Genève, il sera pendu.

     7°/     A l’interrogatoire, il a décelé un capucin défroqué, nommé Maubert.

 

     8°/     Le capucin Maubert a répondu à la justice qu’il tenait le manuscrit de M. de Montolieu ; et lui et Grasset ont dit que M. de Montolieu l’avait acheté cent ducats, et voulait le vendre cent ducats, soit à moi, soit à madame de Pompadour, par le canal de M. de Chavigny.

 

     9°/     Il est faux que M. de Montolieu ait acheté ce manuscrit cent ducats, puisqu’il dit à Lausanne qu’il le tient de son fils (2), lequel le tient, dit-il de madame la margrave de Bareuth.

 

    10°/   J’instruis M. de Montolieu de tout ce que dessus.

 

    11°/   Je vais écrire au roi de Prusse, au prince Henri, à madame la margrave ; tous les trois savent bien que mon véritable ouvrage, fait il y a trente ans, et qu’ils ont depuis dix ans, ne contient rien de semblable, ni aux platitudes de laquais dont le manuscrit de M. de Montolieu est farci, ni aux horreurs punissables dont on vient de l’infecter.

 

    12°/   Si on veut le vendre à madame de Pompadour, on s’y prend tard ; il y a longtemps que je le lui ai donné.

 

    13°/   Ce n’est point madame la margrave de Bareuth qui a donné au fils de M. de Montolieu les fragments ridicules qu’il possède, c’est un fou nommé Tinois.

 

    14°/   Tout le Conseil de Genève a approuvé unanimement ma conduite, et m’a fait l’honneur de m’écrire en conséquence.

 

    15°/   M. de Montolieu n’a autre chose à faire qu’à détester le jour où il a connu Maubert, lequel Maubert, tout savant qu’il est, s’est avisé de placer le portrait de Calvin dans un poème qui a pour époque le quatorzième siècle ; lequel Maubert, enfin, est le plus scélérat renégat que la Normandie ait produit.

 

 

Que d’horreurs pour m’escroquer cinquante louis ! En voilà beaucoup, mon cher monsieur ; je commence à croire que Rousseau pourrait avoir raison, et qu’il y a des gens que les belles-lettres rendent encore plus méchants qu’ils n’étaient ; mais cela ne regarde que les ex-capucins. Maubert est ici aussi connu qu’à Lausanne ; mais la justice n’a pu le punir, puisqu’il a montré qu’il était l’agent d’un autre.

 

Adieu, mon cher ami ; je suis las de dicter des choses si tristes (3).

 

Somme totale ; qu’y a-t-il à faire maintenant ? Rien. Puisse M. de Montolieu jeter au feu son damnable manuscrit, faire pendre Maubert s’il le rencontre, l’oublier s’il ne le rencontre pas, et n’avoir jamais de commerce avec lui !

 

Adieu, madame Denis et moi, nous sommes malades ; nous viendrons à Monrion quand nous pourrons ; nous vous embrassons tendrement.

 

 

1 – Comme venait de faire Guyot de Merville. (G.A.)

 

2 – Qui épousa plus tard la fille de Polier de Bottens, veuve de M. de Crouzas. (G.A.)

 

3 – Ce qui suit est de la main de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Août.

 

 

          Mon cher ange, je ne suis pas en état de songer à une tragédie ; je suis dans les horreurs de la persécution que la canaille littéraire me fait depuis quarante ans. Vous m’aviez assurément donné un très bon avis. Ce Grasset était venu de Paris tout exprès pour consommer son iniquité. Il n’est que trop vrai que Chévrier était très instruit de ce maudit ouvrage et de toute cette manœuvre. Fréron n’en avait parlé dans sa feuille que pour préparer cette belle entreprise. Vous savez de quelles abominations on a farci ce poème. On a voulu me perdre et gagner de l’argent. Je n’y sais autre chose que de déférer moi-même tout scandale qu’on voudra mettre sous mon nom, en quelque lieu que je sois. Pour comble de douleurs, on m’apprend que Lyon est infecté d’un premier chant aussi plat que criminel, dans lequel il n’y a pas quarante vers de moi. Mon malheur veut que M. votre oncle (1), que je n’ai jamais offensé, ait depuis un an écrit au roi plusieurs fois contre moi, et ait même montré les réponses. Il a trop d’esprit et trop de probité pour m’imputer les misères indignes qui courent ; mais il peut, sans les avoir vues, écouter la calomnie. L’abbé Pernetti (2) m’a écrit de Lyon qu’on me forcerait à quitter mon asile, qui m’a déjà coûté plus de quarante mille écus. Madame Denis se meurt de douleur, et moi de la colique.

 

          J’écris un mot à madame de Pompadour au sujet des cinq pagodes que vous lui faites tenir de ma part.

 

          Je me flatte qu’elle ne trouvera rien dans la pièce qui ne plaise aux honnêtes gens, et qui ne déplaise à Crébillon. Je me flatte que, si elle l’approuve, elle sera jouée malgré le radoteur Lycophron. Adieu, mon très cher ange, qui me consolez.

 

 

1 – Le cardinal de Tencin. (G.A.)

 

2 – Secrétaire de l’Académie de Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

13 Août 1755.

 

 

          Ma chère nièce, vous êtes charmante. Vous courez, avec votre mauvaise santé, aux Invalides pour des Chinois. Tout Pékin est à vos pieds. Je me flatte qu’on jouera la pièce telle que je l’ai faite, et qu’on n’y changera pas un mot. J’aime infiniment mieux la savoir supprimée qu’altérée.

 

          Les scélérats d’Europe (1) me font plus de peine que les héros de la Chine (2). Un fripon, nommé Grasset, que M. d’Argental m’avait heureusement indiqué, est venu ici pour imprimer un détestable ouvrage, sous le même titre que celui auquel je travaillai il y a trente ans, et que vous avez entre les mains. Vous savez que cet ouvrage de jeunesse n’est qu’une gaieté très innocente. Deux fripons de Paris, qui en ont eu des fragments, ont rempli les vides comme ils ont pu, contre tout ce qu’il y a de plus respectable et de plus sacré. Grasset, leur émissaire, est venu m’offrir le manuscrit pour cinquante louis d’or, et m’en a donné un échantillon aussi absurde que scandaleux ; ce sont des sottises des halles, mais qui font dresser les cheveux à la tête. Je courus sur-le-champ de ma campagne à la ville, et aidé du résident de France, je déférai le coquin ; il fut mis en prison et banni, son bel échantillon lacéré et brûlé, et le Conseil m’a écrit pour me remercier de ma dénonciation. Voilà comme il faudrait partout traiter les calomniateurs. Je ne les crains point ici ; je ne les crains qu’en France.

 

          Il me semble, ma chère nièce, que vous n’avez pas votre part entière, et M. d’Argental a encore trois guenilles pour vous (3). Je vous demande pardon d’avoir imaginé que vous eussiez pu adopter l’idée que M. d’Argental a eue un moment (4) ; j’espère qu’il ne l’a plus. Ayez soin de votre santé, et aimez deux solitaires qui vous aiment tendrement. Je vous embrasse, ma chère enfant, du fond de mon cœur.

 

 

1 – Tout ce qui suit figurait dans l’ancienne lettre du 23 mai, et, sauf deux paragraphes, était reproduit encore dans celle-ci. Voyez notre note au 23 Mai. (G.A.)

 

2 – De Métastase, traduits par Richelet. (G.A.)

 

3 – Trois chants de la Pucelle. Elle n’en avait eu que douze par Thieriot. (G.A.)

 

4 – Il avait soupçonné Voltaire de faire imprimer la Pucelle. (G.A.)

 

 

pinson19

 

 

 

 

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