CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 14

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 30 Juillet 1755.

 

 

          Mon très divin ange,

 

1°/  Celui qui a écrit les animaux sauvages est un animal ; il doit y avoir assassins sauvages (1).

 

2°/  Je crois avoir prévenu vos ordres dans le quatrième acte. Vous devez avoir reçu mes chiffons.

 

3°/  Je vous demande, avec la plus vive instance, qu’on ne retranche rien au couplet de mademoiselle Clairon, au troisième, qui commence par ces mots :

 

 

Eh bien ! mon fils l’emporte ; et si, dans mon malheur, etc.

 

Sc. III.

 

Madame Denis, qui joue Idamé sur notre petit théâtre, serait bien fâchée que cette tirade fût plus courte.

 

4°/ M. de Paulmi qui est un peu du métier, et M. l’intendant de Dijon (2) qui a bien de l’esprit et du goût, trouvent que la pièce finit par un beau mot : Vos vertus. Ils disent que tout serait froid après ce mot ; c’est le sentiment de madame Denis, et quand ils seraient tous contre moi, je ne céderais pas ; il m’est impossible de finir plus heureusement. Lekain aura assez d’esprit pour ne pas dire ce mot comme un compliment. Il le dira après un temps ; il le dira avec un enthousiasme d’attendrissement, et il fera cent fois plus d’effet qu’avec une péroraison inutile.

 

 

          Mon cher ange, il est bien important que mes magots soient montrés à Fontainebleau. Il en court d’autres qui sont bien vilains. Votre Grasset, dont vous aviez eu la bonté de me parler, est venu ces jours-ci à Genève. Il m’a apporté une feuille manuscrite de la Pucelle d’Orléans qu’on m’attribue, et il m’a offert de me vendre le manuscrit pour cinquante louis, après m’avoir dit qu’il en connaissait six autres copies. J’ai envoyé sur-le-champ sa feuille au résident de France. Le Conseil s’est assemblé. On a mis en prison mon Grasset, et on vient de le chasser de la ville. Il se vante de la protection de M. Berryer (3), et il m’en a montré des lettres. Je vous ai déjà dit un petit mot de cette aventure, dans une lettre que mon secrétaire doit vous apporter.

 

          Je compte avoir l’honneur d’envoyer, dans quelques jours, l’Orphelin de la Chine à madame de Pompadour. Je vous prie que ce soit là son titre. C’est sous ce nom qu’il y a déjà une tragédie chinoise (4). Le public y sera tout accoutumé. Mon cher ange, je ne m’accoutume guère à vivre loin de vous. Je me crois à la Chine. Adieu, homme adorable. V.

 

 

P.S. – Il faut vous dire que les copistes qui sont ici n’écrivent pas trop bien ; mon secrétaire Colini écrit très lisiblement ; son écriture est agréable. Il connaît la pièce ; il doit être las de l’avoir copié chez vous, il prendra volontiers cette peine quoiqu’il soit fort occupé auprès d’une jolie Italienne avec laquelle il fait le voyage de Paris. Alors nous enverrons cette copie bien musquée à madame de Pompadour, avec de la jolie nonpareille ; et j’aurai l’honneur de lui écrire un petit mot dans le temps que vous choisirez pour lui envoyer la pièce.

 

          Votre amitié ne se rebute point de toutes les peines que je lui donne, et de toutes les libertés que je prends. Elle est constante et courageuse. Mille tendres respects à tous les anges.

 

 

1 – L’Orphelin, act. IV, sc. III. (G.A.)

 

2 – La Valette. (G.A.)

 

3 – Lieutenant de police. (G.A.)

 

4 – L’Orphelin de Tchao, tragédie chinoise, traduite par le P. Prémare. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

31 Juillet 1755.

 

 

          Je reçois, mon héros, votre lettre du 26 de juillet. Or voyez mon héros, comme vous avez raison sur tous les points.

 

          Premièrement, ce qui court dans Paris et ailleurs est l’ouvrage de la plus vile canaille, aidée par des gens qui méritent un châtiment exemplaire. Voici ce qu’on y trouve :

 

 

Et qu’à la ville, et surtout en province,

Les Richelieu ont nommé maquereau.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Dort en Bourbon, la grasse matinée …

Et que Louis, ce saint et bon apôtre,

A ses Bourbons en pardonne bien d’autre.

 

 

          Ce n’est pas là apparemment l’ouvrage que vous voulez. Les La Beaumelle, les Fréron, et les autres espèces qui vendent sous le manteau cette abominable rapsodie, sont prêts, dit-on, de la faire imprimer. Un nommé Grasset, qui en avait un exemplaire, est venu me proposer, à Genève, de me le vendre cinquante louis. Il m’en a montré des morceaux écrits de sa main ; je les ai portés sur-le-champ au résident de France. J’ai fait mettre ce malheureux en prison, et enfin on n’a point trouvé son manuscrit. J’ai cru, dans ces circonstances, devoir vous envoyer, aussi bien qu’à madame de Pompadour et à M. le duc de La Vallière, mon véritable ouvrage, qui est à la vérité très libre, mais qui n’est ni ne peut être rempli de pareilles horreurs. Ils ont reçu leur paquet. Vous n’avez point le vôtre ; apparemment que M. de Paulmi a voulu préalablement en prendre copie. Vous pourriez bien en demander des nouvelles à M. Dusmesnil, en présence de qui je donnai le paquet cacheté sans armes, pour être cacheté avec les armes de M. de Paulmi, contre-signé par lui, et vous être dépêché le lendemain.

 

          Vous sentez, monseigneur, le désespoir où tout cela me réduit. La canaille de la littérature m’avait fait sortir de France, et me poursuit jusque dans mon asile.

 

          Le second point est le rôle de Gengis donné à Lekain. Je ne me suis mêlé de rien que de faire comme j’ai pu l’Orphelin de la Chine, et de le mettre sous votre protection. Zamti le Chinois et Gengis le Tartare sont deux beaux rôles. Que Grandval et Lekain prennent celui qui leur conviendra ; que tous deux n’aient d’autre ambition que de vous plaire ; que M. d’Argental vous donne la pièce ; que vous donniez vos ordres ; voilà toute ma requête. Je me borne à vous amuser, et, si par hasard l’ouvrage réussissait, si on le trouvait digne de paraître sous vos auspices, je vous demanderais la permission de vous le dédier à ma façon, c’est-à-dire avec un ennuyeux discours sur la littérature chinoise et sur la nôtre. Vous savez que je suis un bavard, et vous me passeriez mon rabâchage sur votre personne et sur les Chinois. Je vous supplierais, en ce cas, d’empêcher, en vertu de votre autorité, que M. le souffleur ne fît imprimer ma pièce et ne la défigurât, comme cela lui est arrivé souvent. Tout le monde me pille comme il peut. Adieu, monseigneur. Si vous commandez une armée, je veux aller vous voir dans votre gloire, au lieu d’aller aux eaux de Plombières.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

31 Juillet 1755.

 

 

          Mon cher ange, votre lettre du 25 Juillet m’apprend que vous avez reçu la petite correction du quatrième acte, conformément à vos désirs et à vos ordres. Je ne doute pas que vous n’ayez reçu aussi celle du deuxième acte. Le violent chagrin que me cause cet abominable ouvrage qu’on fait courir sous mon nom me met hors d’état d’embellir, comme je le voudrais, une tragédie que vous approuvez. Pourquoi M. de Richelieu imagine-t-il que je lui envoyais un exemplaire rapetassé ?

 

          Je lui envoyais, comme à vous, quelque chose de bien meilleur que la rapsodie qui court. Il n’a point reçu son paquet. Apparemment que M. de Paulmi a voulu en prendre copie pour son droit de transit ; à la bonne heure. M. de Richelieu me gronde sur la distribution des rôles ; je ne m’en mêle point ; c’est à vous, mon cher ange, à tout ordonner avec lui. Gengis et Zamti sont deux rôles que Grandval et Lekain peuvent jouer. Faites tout comme il vous plaira ; mon unique occupation est de tâcher de vous plaire ; mais le pucelage de Jeanne me tue. Je vous embrasse mille fois, mon ange.

 

          Je rouvre ma lettre. J’apprends dans l’instant qu’on a encore volé le manuscrit de la Guerre de 1741, qui était dans les mains de M. d’Argenson, de M. de Richelieu et de madame de Pompadour. On a porté tout simplement le manuscrit à M. de Malesherbes, qui donne aussi tout simplement un privilège. Je vous conjure de lui en parler, et de l’engager à ne pas favoriser ce nouveau larcin. On dit que cela presse. Je n’ai d’espérance qu’en vous.

 

          Revenons aux Chinois. Grandval, à qui j’ai donné cinquante louis pour le Duc de Foix, refuserait-il de jouer dans l’Orphelin ? Au nom du Tien, arrangez cela avec M. le maréchal.

 

 

 

 

 

A M. LE PREMIER SYNDIC

 

DU CONSEIL GÉNÉRAL.(1)

 

Le 2 Août.

 

 

          Monsieur, vos bontés et celles du magnifique Conseil m’ayant déterminé à m’établir ici sous sa protection, il ne me reste, en vous renouvelant mes remerciements, que d’assurer mon repos en ayant recours à la justice et à la prudence du Conseil.

 

          Je suis obligé de l’informer que, le 17 du mois de juin, un conseiller d’Etat de France m’écrivit qu’un nommé Grasset était parti de Paris, chargé d’un manuscrit abominable qu’il voulait imprimer sous mon nom, croyant mal à propos que mon nom servirait à le faire vendre ; on m’envoya de plus la teneur de la lettre écrite de Lausanne par ce Grasset à un facteur de librairie de Paris. J’écrivis incontinent à des magistrats de Lausanne, et je les suppliai d’éclaircir ce fait. On intimida Grasset à Lausanne.

 

          Le 22 Juillet, une femme nommé Dubret, qui demeure à Genève, dans la même maison que le sieur Grasset, vint me proposer de vendre cet ouvrage manuscrit quarante louis.

 

          Le 26 Juillet, Grasset, arrivé de Lausanne, vint lui-même me proposer ce manuscrit pour cinquante louis, en présence de madame Denis et de M. Cathala (2), et me dit que, si je ne l’achetais pas, il le vendrait à d’autres. Pour me faire connaître le prix de ce qu’il voulait me vendre, il me montra une feuille écrite de sa main ; il me pria de la faire transcrire, et de lui rendre son original.

 

          Je fus saisi d’horreur à la vue de cette feuille, qui insulte, avec autant d’insolence que de platitude, à tout ce qu’il y a de plus sacré. Je lui dis, en présence de M. Cathala, que ni moi, ni personne de ma maison, ne transcririons jamais des choses si infâmes, et que si un de mes laquais en copiait une ligne, je le chasserais sur-le-champ.

 

          Ma juste indignation m’a déterminé à faire remettre dans les mains d’un magistrat cette feuille punissable, qui ne peut avoir été composée que par un scélérat insensé et imbécile.

 

          J’ignore ce qui s’est passé depuis, j’ignore de qui Grasset tient ce manuscrit odieux ; mais ce que je sais certainement, c’est que ni vous, monsieur, ni le magnifique Conseil, ni aucun membre de cette république, ne permettra des ouvrages et des calomnies si horribles, et que, en quelque lieu que soit Grasset, j’informerai les magistrats de son entreprise, qui outrage également la religion et le repos des hommes. Mais il n’y a aucun lieu sur la terre où j’attende une justice plus éclairée qu’à Genève.

 

          Je vous supplie, monsieur, de communiquer ma lettre au magnifique Conseil, et de me croire avec un profond respect, etc.

 

 

1 – Chouet. (G.A.)

 

2 – Négociant génevois. Voyez la lettre à La Chatolais du 21 Juillet 1762. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

2 Août 1755.

 

 

          Oui, vraiment, vous seriez un beau Gengis, et nous n’en aurons point comme vous. Je vous sais bien bon gré d’être du métier, mon très aimable marquis. Le travail console. Il paraît par votre lettre à ma nièce, que vous avez besoin d’être consolé comme un autre. C’est un sort bien commun. On souffre même à Neuilly, même aux Délices. Qui croirait qu’à mon âge une Pucelle fît mon malheur, et me persécutât au bout de trente ans ? L’ouvrage court partout, accompagné de toutes les bêtises, de toutes les horreurs, que de sots méchants ont pu imaginer, de vers abominables contre tous mes amis, à commencer par M. le maréchal de Richelieu. J’ai bien fait de ne songer qu’à des Chinois ; vos Français sont trop méchants, et sans vous et sans M. d’Argental, ces Chinois ne seraient pas pour Paris. Je bénis ma retraite, je vous regrette, et je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, le 4 Août.

 

 

          Ce que vous avez est presque aussi ancien que notre amitié. Il y a trente ans que cela est fait, et vous voyez combien cela est différent des plates grossièretés et des scandales odieux qui courent. Vous aurez le reste ; vous verrez que le bâtard de l’Arioste n’est pas le bâtard de l’Arétin. Un scélérat nommé Grasset, est venu dans ce pays-ci, dépêché par des coquins de Paris, pour faire imprimer sous mon nom, à Lausanne, les abominations qu’ils ont fabriquées. Je l’ai fait guetter à Lausanne ; il est venu à Genève, je l’ai fait mettre en prison. J’ai ici quelques amis, et on n’y troublera point mon repos impunément.

 

          Adieu, mon ancien ami ; vous auriez trouvé ma retraite charmante l’été et l’hiver il ne faut pas quitter le coin de son feu ; tous les lieux sont égaux quand il gèle ; mais dans les beaux jours je ne connais rien qui approche de ma situation. Je ne connaissais ni ce nouveau plaisir, ni celui de semer, de planter et de bâtir. Je vous aurais voulu dans ce petit coin de terre. J’y suis très heureux ; et si les calomnies de Paris venaient m’y poursuivre, je serais heureux ailleurs.

 

          Je vous embrasse. Quid novi ?

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Août 1755.

 

 

          Mon cher ange, je voudrais encore vernir mes magots ; mais tout ce qui arrive à Jeanne gâte mes pinceaux chinois. C’est ma destinée que la calomnie me poursuive au bout du monde. Elle vient me tourmenter au pied des Alpes. Vous ai-je mandé que ce coquin de Grasset était venu dans ce pays-ci, chargé de cet impertinent ouvrage, avec des vers contre la France, contre la maison régnante, contre M. de Richelieu ?  Ceux qui l’ont envoyé, sachant que j’étais auprès de Genève, n’ont pas manqué de faire paraître Calvin (1) dans cette rapsodie ; cela fait un bel effet du temps de Charles VII. Il est très certain que ce Chévrier, qui avait annoncé l’ouvrage dans les feuilles de Fréron, y a travaillé ; et il est très probable que Grasset s’entend toujours avec Corbi.

 

          Vous voyez combien il est nécessaire que les cinq magots soient joués vite et bien : mais comment Sarrasin peut-il se charger de Zamti ? Est-ce là le rôle d’un vieillard ? On n’entendra pas Lekain. Sarrasin joue en capucin. Serai-je la victime de l’orgueil de Grandval, qui ne veut pas s’abaisser à jouer Zamti ? Mon divin ange, je m’en remets à vous ; mais, si mes magots tombent, je suis enterré.

 

          Je vois enfin que vous avez perdu ces malheureux soupçons que vous aviez de moi sur un pucelage (2) ; Dieu soit béni ! Thieriot-Trompette me mande qu’il y avait, dans le seul premier chant qui court à Paris, cent vingt-quatre vers falsifiés. Tout ce qu’on m’en a envoyé est de la plus grande platitude. Gare que ces sottes horreurs ne paraissent sous mon nom ! Ce manant de Fréron en fera un bel extrait.

 

          Je vous demande en grâce, au moins, qu’on ne falsifie pas mon pauvre Orphelin. Je vous conjure qu’on le joue tel que je l’ai fait.

 

          Nous venons d’en faire une répétition. Un Tronchin, conseiller d’Etat de Genève, auteur d’une certaine Marie Stuart (3), a joué, ou plutôt lu, sur notre petit théâtre, le rôle de Gengis passablement ; il a fort bien dit vos vertus (4) ; et tout le monde a conclu que c’était un solécisme épouvantable de dire quelque chose après ce mot. Ce serait tout gâter ; la seule idée m’en fait frémir.

 

          La scène du poignard a bien réussi ; des cœurs durs ont été attendris.

 

          Je vous embrasse ; je me recommande à vos bontés.

 

 

1 – Il n’y figure plus. (G.A.)

 

2 – D’Argental avait cru que Voltaire faisait imprimer la Pucelle. (G.A.)

 

3 – Imprimée en 1735. (G.A.)

 

4 – Derniers mots de l’Orphelin. (G.A.)

 

1755 - Partie14

 

 

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