CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 13

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 21 Juillet.

 

 

          Mon cher ange, vous avez dû recevoir les cinq Chinois par M. de Chauvelin, et une petite correction au quatrième acte, par la poste. Il est juste que je vous rende compte des moindres particularités de la Chine. Celles qui regardent l’ouvrage que Darget et bien d’autres personnes ont entre les mains sont bien tristes Il n’est que trop vrai que ce Grasset, dont vous aviez eu la bonté de me parler, en avait un exemplaire ; mais ce qu’il y a de plus cruel, c’est le bruit qui court, et dont M. le maréchal de Richelieu m’a instruit. Cette idée est aussi funeste qu’elle est mal fondée. Comment avez-vous pu croire que je songeasse à me priver de l’asile que j’ai choisi, et qui m’a tant coûté ? comment avez-vous pensé que je voulusse publier moi-même ce que j’ai envoyé à madame de Pompadour, et perdre ainsi tout d’un coup le mérite de ma petite confiance ? J’ai embelli assurément l’ouvrage, au lieu de le gâter ; et je suis d’autant plus en droit de condamner les éditions défigurées qui pourraient paraître de l’ancienne leçon. J’ai soigné cet ouvrage ; je l’ai regardé comme un pendant de l’Arioste ; j’ai songé à la postérité ; et je fais l’impossible pour écarter les dangers du temps présent. Je vous conjure, mon cher et respectable ami, de détruire de toutes vos forces le bruit affreux qui n’est point du tout fondé, et qui m’achèverait. Vous avez confié vos craintes à M. de Richelieu et à madame de Fontaine. L’un et l’autre ont pris pour certain l’événement que votre amitié redoutait. Ils l’ont dit ; la chose est devenue publique ; mais c’est le contraire qui doit être public. Ma consolation sera à la Chine. Je ne vois plus que ce pays où l’on puisse me rendre un peu de justice. Adieu, mon cher ange.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Courtivron.

 

Aux Délices, 22 Juillet 1755.

 

 

          Votre Traité d’Optique, monsieur, ne peut devenir meilleur que par des augmentations, et ne peut l’être par des changements.

 

          Je vous renouvelle mes remerciements pour cet ouvrage, et je vous en dois de nouveaux pour la bonté que vous avez de vous intéresser aux vérités historiques qui peuvent se trouver dans le Siècle de Louis XIV. Ces vérités ne sont pas du genre des démonstrations. Tout ce que je peux faire, c’est de croire ce que m’a assuré M. de Fénelon, neveu et élève de l’archevêque de Cambrai, que les vers (1) imputés à madame Guyon étaient de l’auteur du Télémaque, et qu’il les lui avait vu faire ; ce peut être la matière d’une note.

 

          A l’égard de la poudre de diamant (2), comme cette question est du ressort de la physique expérimentale, elle peut mieux s’éclaircir. Le verre et le diamant n’étant que du sable, il redevient sable fin quand il est réduit en poudre impalpable, et cette poudre n’est pas plus nuisible que la poudre de corail. De là vient que tant d’ivrognes ont été dans l’habitude d’avaler leur verre après l’avoir vidé.

 

          J’ai eu le malheur de souper quelquefois, dans ma jeunesse, avec ces messieurs ; ils brisaient leurs verres sous leurs dents, et ni le vin ni le verre ne leur faisaient mal. Si les fragments de verre ou de diamant n’étaient pas assez broyés, assez pilés, on ne pourrait les avaler, ou du moins on sentirait au passage un petit déchirement, une douleur qui avertirait. Je n’ai point sous les yeux l’article où Boerhaave parle des poisons ; j’ai celui d’Allen (3) qui dit en effet que la poudre de diamant est un poison. Mais le docteur Mead (4) disait : « Qu’on me donne deux gros diamants à condition que j’en avalerai un en poudre, et je ferai le marché. ». En un mot, il est très certain que la poudre de diamant impalpable ne peut faire de mal, et que, grossière, on ne l’avalerait pas. Du verre pilé tue quelquefois des souris, et souvent les manque ; mais une princesse, dont le palais est délicat, n’avalerait point du verre mal pilé.

 

          Je viens de parler de tout cela à M. Tronchin, qui est entièrement de mon avis ; ce peut encore être l’objet d’une note.

 

          Je vous aurai obligation, monsieur, d’éclaircir ces deux faits dont vous me faites l’honneur de me parler.

 

          La prédiction des tremblements de terre sera un peu plus difficile à constater. Je me suis un peu mêlé du passé, mais j’avoue en général ma profonde ignorance sur l’avenir.

 

          Tout ce dont je suis bien sûr, pour le présent, c’est de la sensibilité que vos attentions obligeantes m’inspirent, et de l’estime infinie avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Voyez le chapitre XXXVIII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – Il s’agit de l’empoisonnement de Madame. (G.A.)

 

3 – Thomas Allen. (1542 – 1632.)(G.A.)

 

4 – Médecin de George II. Mort en 1754. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Genève, le 22 Juillet 1755.

 

 

          Les curieux, mon ancien ami, se sont saisis, à ce que je vois, de votre paquet, et ma toile cirée est perdue. J’apprends que l’ancien manuscrit, tronqué et défiguré, court tout Paris. Qui m’aurait dit qu’au bout de trente ans cette pauvre madame du Châtelet me jouerait ce tour (1) ? Pour comble de bénédiction, on dit que je vous envoyais l’ouvrage afin de l’imprimer ; c’est bien assurément tout le contraire. Je ne sais plus comment m’y prendre. Ce n’est pas l’affaire d’un jour de faire copier tout cela. Tous mes scribes sont occupés à l’Orphelin de la Chine. Je tâche de faire ma cour à sa majesté tartaro-chinoise ; on dit que c’est un très bon prince, et dont je serai fort content.

 

          Je voudrais vous écrire de longues lettres, mais un pauvre malade, avec une Histoire générale sur les bras, et trente ouvriers qui lui rompent la tête, n’est guère en état de parler longtemps à ses amis. C’est aux gens tranquilles, et qui ont un heureux loisir, à assister ceux qui n’en ont pas.

 

          Ecrivez-moi, et aimez-moi ; je vous embrasse.

 

 

1 – Le manuscrit que lui avait donné Voltaire était maintenant la propriété de son ancienne femme de chambre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

22 Juillet 1755.

 

 

          Voici encore, mon cher ange, une petite correction pour nos amis de la Chine. Vous savez que je suis sujet, depuis longtemps, à envoyer de petits papiers à coller. Les nouvelles de Jeanne ne sont pas bonnes ; on l’a offerte pour cinq louis à M. de Ximenès, et à deux autres personnes. Thieriot-Trompette n’a point reçu l’exemplaire raisonnable que je lui avais adressé, et les détestables courent le monde ; la volonté du diable soit faite ! Je me recommande toujours à mes saints anges pour nos Chinois. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments. Je vous embrasse tristement et tendrement.

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

26 Juillet.

 

 

          J’ai eu l’honneur, mon cher ami, de voir M. le marquis de Paulmi, et le plaisir de lui parler de vous. Il a trop de mérite pour ne pas favoriser les gens qui en ont ; il aime les beaux-arts autant que vous. Si vous étiez assez heureux pour l’entretenir, il verrait bientôt que vous êtes fait pour l’agréable et pour l’utile ; et s’il affectionne la province d’Alsace, s’il veut qu’il y ait beaucoup d’esprit dans le pays, il faut qu’il y vienne souvent, et qu’il vous y donne quelque place. Je regrette ce pays-là, puisqu’il en a le département, et que vous y êtes. Je ne me flatte pas d’avoir un grand crédit auprès de lui, mais vous en aurez quand il vous connaîtra. Présentez-vous à lui hardiment. Qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas quelque chose pour vous, vous aurez toujours le bonheur de l’avoir vu. On est peu accoutumé en France à des secrétaires d’Etat si aimables. Plût à Dieu que vous fussiez attaché particulièrement à lui ! Il vaudrait encore mieux lui plaire qu’au sénat de Colmar. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Devaux.

 

Aux Délices, 26 Juillet 1755.

 

 

          Mon très cher Panpan, votre souvenir ajoute un nouvel agrément à la douceur de ma retraite. Je vous prie de remercier de ma part la très bonne compagnie que vous dites ne m’avoir pas oublié. Si j’étais d’une assez bonne santé pour voyager encore, je sens que je ferais bien volontiers un tour en Lorraine ; mais je prendrais trop mal mon temps, lorsque vous en partez.

 

          Je suis bien loin actuellement de songer à des comédies, mais faites-moi savoir le titre de la vôtre ; j’écrirai un petit mot à l’aréopage, et je tâcherai de vous faire avoir votre entrée (1) : trop heureux de vous procurer des plaisirs que je ne peux partager.

 

          Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – A la Comédie-Française. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

 

 

 

          Mon grand acteur, voici un de vos admirateurs (1) que je vous dépêche. L’Orphelin de la Chine est depuis longtemps entre les mains de M. d’Argental. Si vous voulez jouer cette pièce dès à présent, vous êtes le maître. J’en donne la rétribution aux acteurs en cas que vous commenciez par vous faire payer d’un bel habit sur cette rétribution. J’en donne le privilège au sieur Lambert, en cas qu’il fasse un petit présent au porteur.

 

          J’espère que MM. vos camarades voudront bien permettre qu’il vienne leur applaudir pendant qu’il sera à Paris. Je vous embrasse de tout mon cœur. Madame Denis vous fait bien ses compliments.

 

 

1 – Le secrétaire Colini qui partit de Genève le 27 avec cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 26 Juillet (1).

 

 

          Je ne suis pas excessivement dans les Délices, mon cher et respectable ami ; toute cette aventure de Jeanne d’Arc est bien cruelle. Le porteur vous remettra mon ancienne copie. Vous la trouverez assurément plus honnête, plus correcte, plus agréable, que les manuscrits qu’on vend publiquement. Je vous supplie d’en faire tirer une copie pour madame de Fontaine, d’en laisser prendre une à Thieriot, et de permettre à vos amis qu’ils la fassent aussi copier pour eux. C’est le seul moyen de prévenir le péril dont je suis menacé. On s’est avisé de remplir toutes les lacunes de cet ouvrage, commencé il y a plus de trente années. On y a ajouté des tirades affreuses. Il y en a une contre le roi ; je l’ai vue. Cela est, à la vérité, composé par de la canaille, et fait pour être lu par la canaille. C’est :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Dormir

A la Bourbon, la grasse matinée ;

 

 

c’est :

 

A ses Bourbons en pardonne bien d’autre.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Les Richelieu le nomment maquereau.

 

 

 

          Figurez-vous tout ce que les halles pourraient mettre en rimes. Enfin on y a fourré plus de cent vers contre la religion qui semblent faits par le laquais d’un athée.

 

          Ce coquin de Grasset, dont je vous dois la connaissance, a apporté ce manuscrit à Lausanne. J’ai profité de vos avis, mon cher ange, et les magistrats à Lausanne l’ont intimidé. Il est venu à Genève : et là, ne pouvant faire imprimer cet ouvrage, il est venu chez moi me proposer de me le donner pour cinquante louis d’or. Je savais qu’il en avait déjà vendu plus de six copies manuscrites. Il en a envoyé une à M. de Bernstorf, premier ministre en Danemark. Il m’a présenté un échantillon, et c’était tout juste un de ces endroits abominables, une vingtaine de vers horribles contre Jésus-Christ. Ils étaient écrits de sa main. Je les ai portés sur-le-champ au résident de France. Si le malheureux est encore à Genève, il sera mis en prison ; mais cela n’empêchera pas qu’on ne débite ces infamies dans Paris, et qu’elles ne soient bientôt imprimées en Hollande. Ce Grasset m’a dit que cet exemplaire venait d’un homme qui avait été secrétaire (2) ou copiste du roi de Prusse, et qui avait vendu le manuscrit cent ducats. Ma seule ressource, à présent, mon cher ange, est qu’on connaisse le véritable manuscrit, composé il y a plus de trente ans, tel que je l’ai donné à madame de Pompadour, à M. de Richelieu, à M. de La Vallière, tel que je vous l’envoie. Je vous demande en grâce ou de le faire copier, ou de le donner à madame de Fontaine pour le faire copier. Je vous prie qu’on n’épargne point la dépense. J’enverrai à madame de Fontaine de quoi payer les scribes. Si vous avez cet infâme chant de l’Âne qu’on m’attribue, il n’y a qu’à le brûler. Cela est d’une grossièreté odieuse, et indigne de votre bibliothèque. En un mot, mon cher ange, le plus grand service que vous puissiez me rendre est de faire connaître l’ouvrage tel qu’il est, et de détruire les impressions que donne à tout le monde l’ouvrage supposé. Je vous embrasse tendrement, et je me recommande à vos bontés avec la plus vive instance.

 

 

P.S. On vient de mettre ce coquin de Grasset en prison à Genève. On devrait traiter ainsi à Paris ceux qui vendent cet ouvrage abominable.

 

 

1 – Cette lettre, toujours datée du 28, doit être du 26, puisque son porteur, Colini, partit le 27. (G.A.)

 

2 – Du Puget. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 29Juillet.

 

 

          Vous m’aviez mandé, mon cher philosophe, que l’infâme manuscrit en question était à Lausanne ; vous aviez bien raison. Grasset est venu de Lausanne me proposer de l’acheter pour cinquante louis, et, pour me mettre en goût, il m’en a montré une feuille. Je n’ai jamais rien vu de plus plat et de plus horrible ; cela est fait par le laquais d’un athée. Mon indignation ne m’a pas permis de différer un moment à envoyer la feuille aux magistrats de Genève. On a mis sur-le-champ Grasset en prison ; il a dit qu’il tenait cette feuille d’un honnête homme, nommé Maubert (1), ci-devant capucin, et arrivé depuis peu à Lausanne. Ce capucin était apparemment l’aumônier de Mandrin. On l’a arrêté, on a visité ses papiers, on n’a rien trouvé ; mais on lui a dit que si l’ouvrage paraissait, en quelque lieu que ce fût, on s’en prendrait à lui. Le Conseil de Genève ne pouvait me marquer ni plus de bonté, ni plus de justice. Grasset a été chassé de la ville, en sortant de prison. Il serait bon que M. Bousquet connût cet homme, qui est ici très connu, et absolument décrié. J’ai cru devoir, mon cher philosophe, ces détails à votre amitié. Cette affaire et ma mauvaise santé reculent encore mon voyage de Monrion. Vous voyez quels chagrins viennent encore m’assiéger dans ma retraite. Il faut souffrir jusqu’à la fin de sa vie ; mais on souffre avec patience, quand on a des amis tels que vous.

 

          Madame Denis et moi, nous présentons nos obéissances aux deux philosophes. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Maubert de Gouvest, capucin défroqué, officier d’artillerie, etc. ; né en 1721, mort en 1767. (G.A.)

 

 

 

1755 - Partie13

 

 

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