CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 12
Photo de JAMES
à M. le comte d’Argental.
23 Juin 1755.
Mon très cher ange, j’ai reçu toutes vos lettres à la Chine. Je suis enfoncé dans le pays où vous m’avez envoyé. Je reçois vos magots, et vous les aurez incessamment. Soyez bien sûr que cette porcelaine-là est bien difficile à faire. La fin du quatrième acte et le commencement du cinquième étaient intolérables, et beaucoup de choses manquaient aux trois autres. Il est bon d’avoir abandonné entièrement son ouvrage pendant quelques mois ; c’est la seule manière de dissiper cette malheureuse séduction, et ce nuage qui fait voir trouble quand on regarde les enfants qu’on vient de faire. Je ne vous réponds pas d’avoir substitué des beautés aux défauts qui m’ont frappé ; je ne vous réponds que de mon envie de vous plaire, et de l’ardeur avec laquelle j’ai travaillé. Vous verrez si mes maçons d’un côté, et de sèches histoires de l’autre, m’ont encore laissé quelques faibles étincelles d’un talent que tout doit avoir détruit. Ce que vous me dites de Mahomet m’engage à vous parler d’Oreste. Croiriez-vous que c’est la pièce dont les gens de lettres sont le plus contents dans les pays étrangers ? Relisez-là, je vous en prie, et voyez si on ne pourrait pas la faire rejouer. Votre crédit, mon cher ange, pourrait-il s’étendre jusque-là ? Je sais que les comédiens sont gens un peu difficiles ; mais enfin, s’ils veulent que je fasse quelque chose pour eux, ne feront-ils rien pour moi ? J’ai chez moi actuellement le fils de Fierville (1). Il y a de quoi faire un excellent comédien, et, s’il ne veut pas jouer tous les mots, il jouera très bien. Il a de la figure, de l’intelligence, du sentiment, surtout de la voix, et un amour prodigieux pour ce malheureux métier si méprisé et si difficile. Je vous prie, mon cher ange, de m’écrire par M. Tronchin, banquier à Lyon. Je vous conjure de ne pas imaginer que je songe à ce que vous savez (2) ; on n’y songe que trop pour moi. Ce Grasset a apporté un exemplaire de Paris. Un magistrat de Lausanne l’a vu, l’a lu, et me l’a mandé. L’Allemagne est pleine de copies. Vous savez qu’il y en a dans Paris. Vous n’ignorez pas que M. le duc de La Vallière en a marchandé une. Il n’y a point, encore une fois, de libraire qui ne s’attende à l’imprimer, et peut-être actuellement ce coquin de Grasset fait-il mettre sous presse la copie infâme et détestable qu’il a apportée. Je ne me fie point du tout à ses serments. J’ai sujet de tout craindre. En vérité, je me remercie de pouvoir travailler à notre Orphelin, dans des circonstances aussi cruelles ; mais vous m’aimez, vous me consolez ; il n’y a rien que vous ne fassiez de moi. Madame Denis vous fait mille tendres compliments. Elle mérite le petit mot par lequel j’ai terminé mon lac (3). Adieu, mon cher ange ; mes respects à toute la société angélique.
1 – Acteur au service de la margrave de Bareuth, qui était arrivé aux Délices avec une recommandation du duc de Wurlemberg. Fierville père avait été à la Comédie-Française jusqu’en 1741. (G.A.)
2 – A publier la Pucelle. (G.A.)
3 – Voyez le cent seizième vers de l’Epître sur le lac. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Genève, 30 Juin 1755. (1).
Il y a un paquet pour vous, mon ancien ami, chez M. Bouret. En récompense, instruisez-moi un peu de l’état de notre littérature, de ce qu’on dit de par le monde, et pardonnez au laconisme d’un malade qui a cinq magots de la Chine à polir. Je crois que si j’ai encore un sujet de tragédie à traiter, il faudra que je le prenne dans la lune. J’ai déjà un peu l’air d’y avoir fait un tour. En attendant, le malingre vous embrasse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 2 Juillet.
Je vous écris, ma très chère nièce, en faisant clouer au chevet de mon lit votre portrait et celui de votre fils. En vérité, voilà trois chefs-d’œuvre de votre façon qui me sont bien chers, vous, le petit d’Hornoy, et son pastel. Vous ne pouviez faire ni un plus joli enfant ni un plus joli portrait. Le vôtre est parfaitement ressemblant. Vous êtes un excellent peintre, et vous me consolez bien du portrait détestable que nous avions de vous. Je vous remercie bien tendrement de tous vos beaux ouvrages.
Quand viendrez-vous donc voir les lieux que vous avez déjà embellis ? Dieu merci, les vaches vous sont plus favorables que les ânesses. Pour moi, j’ai un âne qui me fait bien de la peine ; car mon âne tient un grand rang dans l’ouvrage que vous savez, et on lui a fait de terribles oreilles dans les maudites copies qui courent. Je vous enverrai certainement la véritable leçon, et vous en ferez tout ce qu’il vous plaira. Je vous enverrai aussi notre Orphelin de la Chine. Mais, en vérité, nous n’avons guère le temps de nous reconnaître, et je ne sais pas trop comment je peux suffire à toutes les sottises que j’ai entreprises. Il s’en faut bien que j’aie la santé que M. Tronchin me donne si libéralement. Il s’imagine que quiconque a eu le bonheur de le voir et de lui parler doit se bien porter ; il est comme les magiciens, qui croyaient guérir avec des paroles. Il a raison, car personne ne parle mieux que lui, et n’a plus d’esprit ; mais je ne m’en porte pas mieux.
A propos, Thieriot a douze chants de ce que vous savez ; demandez-les lui sur-le-champ. Faites-les copier, cela vous amusera, vous et votre frère, quand il sera las de lire son bréviaire et de rapporter des procès. Je voudrais bien que mon abbaye fût aussi sur les bords de la Seine (1) ; mais j’ai bien l’air d’avoir planté le piquet pour jamais sur les bords du lac de Genève. Les malades ne se transportent guère, à moins que ce ne soit aux eaux de Plombières, lorsque vous irez (2).
1 – Comme l’abbaye de Scellières qu’avait obtenue Mignot. (G.A.)
2 – Les deux alinéas qu’on a toujours mis à la fin de cette lettre forment une lettre à part. Voyez au 23 Août. (G.A.)
à M le maréchal duc de Richelieu (1)
La voulez-vous, la voulez-vous pour vous amuser, monseigneur ? Quoi ? qui ? la Pucelle, la Pucelle ! Vous en avez trouvé un petit nombre dans le cours de votre aimable vie. Je vous l’enverrai par la voie que vous ordonnerez. J’en ai une copie en quinze chants, mais fort exacte, quoique griffonnée. Vous la ferez transcrire ; vous m’honorerez d’une place dans votre bibliothèque. Vous l’aurez plus complète et plus finie que personne, et cela ne laissera pas d’égayer votre belle imagination. C’est le vrai bréviaire de mon héros.
L’Orphelin de la Chine n’est pas si gai ; je l’envoie à M. d’Argental, pour qu’il le soumette à vos lumières. Je voudrais vous faire ma cour en vers et en prose, quand vous êtes de loisir. Madame Denis vous assure de tous les sentiments que vous doivent toutes les femmes qui sentent et qui pensent ; et moi, je vous renouvelle, pour toute ma vie, le plus tendre et le plus respectueux attachement.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 6 Juillet 1755.
Mon cher ange, gardez-vous de penser que le quatrième et le cinquième magot soient supportables ; ils ne sont ni bien cuits ni bien peints. L’Orphelin était trop oublié. Zamti, qui avait joué un rôle principal dans les premiers actes, ne paraissait plus qu’à la fin de la pièce ; on ne s’intéressait plus à lui, et alors la proposition que sa femme lui fait de deux coups de poignard, un pour lui et un autre pour elle, ne pouvant faire un effet tragique, en faisait un ridicule. En un mot, ces deux derniers actes n’étaient ni assez pleins, ni assez forts, ni assez bien écrits. Madame Denis et moi nous n’étions point du tout contents. Nous espérons enfin que vous le serez. Il faut commencer par vous plaire pour plaire au public. Je vais vous envoyer la pièce. Elle ne sera peut-être pas trop bien transcrite, mais elle sera lisible. Le roi de Prusse m’a repris un de mes petits clercs pour en faire son copiste ; c’était un jeune homme de Potsdam. J’ai rendu à César ce qui appartient à César, et il ne me reste plus qu’un scribe (1), qui a bien de la besogne en vers et en prose. Ce n’est pas une petite entreprise pour un malade de corriger tous ses ouvrages, et de faire cinq actes chinois. Mais, mon cher ange, quel temps prendrez-vous pour faire jouer la pièce ? Pour moi je vous avoue que mon idée est de laisser passer tous ceux qui se présentent, et surtout de ne rien disputer à M. de Châteaubrun (2). Il ne faut pas que deux vieillards se battent à qui donnera une tragédie, et il vaut mieux se faire désirer que de se jeter à la tête. J’imagine qu’il faudrait laisser l’hiver à ceux qui veulent être joués l’hiver. En ce cas, il faudrait attendre Pâques prochain, ou jouer à présent nos Chinois. Il y aurait un avantage pour moi à les donner à présent. Ce serait d’en faire la galanterie à madame de Pompadour, pour le voyage de Fontainebleau. Il ne m’importe pas que l’Orphelin ait beaucoup de représentations. J’en laisse tout le profit aux comédiens et au libraire, et je ne me réserve que l’espérance de ne pas déplaire. Si cette pièce avait le même succès qu’Alzire, à qui madame Denis la compare, elle servirait de contre-poison à cette héroïne d’Orléans, qui peut paraître au premier jour ; elle disposerait les esprits en ma faveur. Voilà surtout l’effet le plus favorable que j’en peux attendre. Je crois donc, dans cette idée, que le temps qui précède le voyage de Fontainebleau est celui qu’il faut prendre ; mais je soumets toutes mes idées aux vôtres.
J’envoie l’ouvrage sous l’enveloppe de M. de Chauvelin.Je vous prie, mon divin ange, de le donner à M. le Maréchal de Richelieu. Qu’il le fasse transcrire, s’il veut, pour lui et pour madame de Pompadour, si cela peut les amuser.
J’ai cru devoir envoyer à Thieriot, en qualité de trompette, cet autre ancien ouvrage dont nous avons tant parlé. J’aime bien mieux qu’il coure habillé d’un peu de gaze que dans une vilaine nudité et tout estropié. On le trouve ici très joli, très gai, et point scandaleux. On dit que les Contes de La Fontaine sont cent fois moins honnêtes. Il y a bien de la poésie, bien de la plaisanterie, et, quand on rit, on ne se fâche point ; surtout nulle personnalité. Enfin on sait qu’il y a trente ans que cette plaisanterie court le monde. La seule chose désagréable qu’il y aurait à craindre, ce serait la liberté que bien des gens se sont donnée de remplir les lacunes comme ils ont pu, et d’y fourrer beaucoup de sottises qu’ils ont ajoutées aux miennes.
Mon cher ange, je suis bien bon de songer à tout cela. Tout le monde me dit ici que je dois jouir en paix de mon charmant ermitage ; il est bien nommé les Délices ; mais il n’y a point de délices si loin de vous. Mille tendres respects à tous les anges.
1 – Wagnière, âgé de quinze ans. (G.A.)
2 – Reçu à l’Académie le 5 Mai. (G.A.)
à M. de Brenles.
Aux Délices, 6 Juillet 1755.
M. de Bochat est bien heureux ; il y a plaisir à être mort, quand on a son tombeau couvert de vos fleurs. J’ai lu, monsieur, avec un plaisir extrême, cet Eloge (1) qui fait le vôtre. Vous trouvez donc que je suis trop poli avec ma patrie. Il n’y avait pas moyen de reprocher des fers à des esclaves (2) si gais, qui dansent avec leurs chaînes. J’ai mis le bonnet de la Liberté sur ma tête ; mais je l’ôte honnêtement à de jolis esclaves que j’aime. Eh bien ! mon cher philosophe, vous voulez donc aussi vous mêler d’être malade, et vous avez en accident ce que j’ai en habitude. Guérissez vite ; pour moi, je ne guérirai jamais ; je suis né pour souffrir. Votre amitié et un peu de casse me soulagent.
J’ai chez moi M. Bertrand, de Berne, et je m’en vante. M. le banneret Freudenreich (3) me paraît un homme bien estimable ; mais mes maladies ne me permettent pas de jouir de leur société autant que je le voudrais. Je ne sais si j’aurai la force d’aller jusqu’à Berne, mais vous me donnerez celle d’aller à Monrion.
On dit que les douze chants dont vous m’avez parlé sont une rapsodie abominable. Ce n’est point là, Dieu merci, mon ouvrage ; il est en vingt chants, et il y a vingt ans que j’avais oublié cette triste plaisanterie qui me fait aujourd’hui bien de la peine. Vale, amice.
1 – Eloge historique de M. Charles-Guillaume-Loys de Bochat, par M. de Brenles. (G.A.)
2 – Voltaire, dans son Epître sur le lac de Genève, parle des bourgeois de Paris campant dans l’esclavage. (G.A.)
3 –Voltaire lui fit visite à Berne en 1756. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 18 Juillet 1755.
Vous devez, mon cher ange, avoir reçu et avoir jugé notre Orphelin. Je n’étais point du tout content de la première façon, je ne le suis guère de la seconde. Je pense que le petit morceau ci-joint est moins mauvais que celui auquel je le substitue, et voici mes raisons. Le sujet de la pièce est l’Orphelin ; plus on en parle, mieux l’unité s’en trouve. La scène m’en paraît mieux filée, et les sentiments plus forts. Il me semble que c’était un très grand défaut que Zamti et Idamé eussent des choses si embarrassantes à se dire et ne se parlassent point.
Plus la proposition du divorce est délicate, plus le spectateur désire un éclaircissement entre la femme et le mari. Cet éclaircissement produit une action et un nœud ; cette scène prépare celle du poignard au cinquième acte. Si Zamti et Idamé ne s’étaient point vus au quatrième acte, ils ne feraient nul effet au cinquième ; on oublie les gens qu’on a perdus de vue. Le parterre n’est pas comme vous, mon cher ange ; il ne fait nul cas des absents. Zamti, ne reparaissant qu’à la fin seulement, pour donner à Gengis occasion de faire une belle action, serait très insipide ; il en résulterait du froid sur la scène du poignard, et ce froid la rendrait ridicule. Toutes ces raisons me font croire que la fin du quatrième acte est incomparablement moins mauvaise qu’elle n’était, et je le crois la troisième façon préférable à la seconde, parce que cette troisième est plus approfondie. Après ce petit plaidoyer, je me soumets à votre arrêt. Vous êtes le maître de l’ouvrage, du temps, et de la façon dont on le donnera. C’est vous qui avez commandé cinq actes, ils vous appartiennent. Notre ami Lekain doit avoir un habit. Il faudra aussi que Lambert ait le privilège pour les injures que nous lui avons dites, madame Denis et moi, et pour l’avoir appelé si souvent paresseux.
Thieriot-Trompette me mande que M. Bouret ne lui a point encore fait remettre son paquet. Il soupçonne que les commis en prennent préalablement copie.
J’en bénis Dieu, et je souhaite qu’il y ait beaucoup de ces copies moins malhonnêtes que l’original défiguré et tronqué qui court le monde. Je suis toujours réduit à la maxime qu’un petit mal vaut mieux qu’un grand. A propos de nouveaux maux, pourriez-vous me dire si un certain livre édifiant contre les Buffon, Pope, Diderot, moi indigne, et ejusdem farinœ hommes, a un grand succès, et s’il y a quelques profits à faire ? Il serait bien doux de pouvoir se convertir sur cette lecture, et de devoir son salut à l’auteur. Adieu, mon cher et respectable ami, je vous dois ma consolation en ce monde.
Je dois vous mander que M. de Paulmi et M. de La Valette, intendant de Bourgogne, ont pleuré tous deux à notre Orphelin. M. de Paulmi n’a pas lu le quatrième acte. Nous le jouerons dans ma cabane des Délices ; nous y bâtissons un petit théâtre de marionnettes. Genève aura la comédie, malgré Calvin. J’ai envoyé à M. le maréchal de Richelieu, par M. de Paulmi, quinze chants honnêtes de ce grave poème épique. Je lui ai promis que vous lui communiqueriez l’Orphelin. Voilà un compte très exact des affaires de la province. Donnez-nous vos ordres, et aimez-nous.
M. le maréchal de Richelieu nous apprend le bruit cruel qui court que je fais imprimer à Genève cet ouvrage qu’on vend manuscrit à Paris à tout le monde, et que je le gâte. Il n’y a rien de plus faux, ni de plus dangereux, ni de plus funeste pour moi qu’un pareil bruit.