CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 11

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, par Genève, 13 Juin 1755.

 

 

          Je n’ai de termes ni en vers, ni en prose, ni en français, ni en chinois, mon cher et respectable ami, pour vous dire à quel point vos bontés tendres et attentives pénètrent mon cœur. Vous êtes le saint Denis qui vient au secours de Jeanne. J’ai reçu votre lettre par M. Mallet ; mais les choses sont pires que vous ne les croyez. M. le duc de La Vallière me mande qu’on lui a offert un exemplaire pour mille écus ; le beau-frère de Darget en a donné une ou deux copies. Je ne sais pas ce que ce Darget a fait ; mais je sais que, dans tous les pays où il y a des libraires, on cherche à imprimer cette détestable et scandaleuse copie. Il faut, de toute nécessité, que je fasse transcrire la véritable. Je suivrai votre conseil ; je l’enverrai à M. de La Vallière, et à la personne dont vous me parlez (1). Vous l’aurez sans doute ; mais que de temps demande cette opération ! Je me donnerai bien de la peine, et, pendant ce temps-là, l’ouvrage paraîtra tronqué, défiguré, et dans toute son abomination. Au reste, vous avez trop de goût pour ne pas penser que les grossièretés ne conviennent pas même aux ouvrages les plus libres : il y en a très peu dans l’Arioste. Deux ou trois coups, dit-elle, est fort plat ; et rien du tout, lui dit-elle (2), est plaisant. Tous les gros mots sont horribles dans un poème, de quelque nature qu’il soit. Il faut encore de l’art et de la conduite jusque dans l’ivresse de la plaisanterie, et la folie même doit être conduite par la sagesse. Le résident de France et un magistrat sont venus chez moi lire la véritable leçon. Ils ont été intéressés en pouffant de rire ; ils ont dit qu’il faudrait être un sot pur être scandalisé. Voilà où j’en suis, c’est-à-dire au désespoir ; car, malgré l’indulgence de deux hommes graves, je suis plus grave qu’eux. Une vieille plaisanterie de trente ans jure trop avec mon âge et ma situation. Dieu veuille me rendre ma raison tragique, et m’envoyer à Pékin.

 

          On dit qu’il est venu à Paris un nouvel acteur (3) égal à Lekain ; ce serait bien là notre affaire. Adieu, mon ange ; je ferai ce que je pourrai. Dieu a donc béni Mahomet ! Est-il possible que Rome sauvée ait été mal jouée et plus mal imprimée, et qu’on ne puisse pas reprendre sa revanche ? Il faut bien du temps pour faire revenir les hommes. Les talents ne sont point faits pour rendre heureux ; il n’y a que votre amitié qui ait ce privilège. Adieu ; mille tendres respects à tous les anges. Madame Denis vous dit toutes les mêmes choses que moi.

 

 

1 – Madame de Pompadour. (G.A.)

 

2 – La Pucelle, ch. II, v. 413. (G.A.)

 

3 – Clavareau de Rochebelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

Aux Délices, près de Genève, 13 Juin 1755.

 

 

          Il faut encore vous reparler, mon ancien ami, de ce diable de manuscrit. Tout le monde sait dans Paris que c’est votre beau-frère qui l’a apporté. M. le duc de La Vallière me mande qu’on lui en a offert un exemplaire pour mille écus. Quelles tristes circonstances pour votre beau-frère, pour vous-même, et surtout pour moi ! On a chargé de cet exemplaire un nommé Grasset. Je vous conjure d’écrire à votre beau-frère.

 

          Engagez-le, par tous les motifs qui vous touchent, à retirer les exemplaires qui lui ont échappé, ou du moins à indiquer à qui je dois m’adresser. Je ne sais si je dois écrire au prince Henri. J’attends sur cela vos conseils, quoique le temps presse. Vous êtes au fait, je vous prie de m’y mettre. Votre cœur vous dit qu’elle est ma triste situation. Tout cela ne contribue pas à guérir un vieux malade. J’attends de vous ma consolation. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. de Formont.

 

Aux Délices, 13 de Juin.

 

 

          Mon ancien ami et mon philosophe, je vous regretterai toute ma vie, vous et madame du Deffant. Elle s’est donc accoutumée à la perte de la vue. Il me reste des yeux, mais c’est presque tout ce qui me reste. Je ne lui écris pas : qu’aurais-je à lui mander de ma solitude ? que je vois de mon lit le lac de Genève, le Rhône, l’Arve, des campagnes, une ville, et des montagnes. Cela n’est pas honnête à dire à quelqu’un qui a perdu deux yeux, et, qui pis est, deux beaux yeux ; mais je voudrais l’amuser, et vous aussi. Je voudrais vous envoyer certain poème dans le goût de messer Ariosto, qui court dans Paris, indignement défiguré, plein de grossièretés et de sottises. Je veux en faire pour vous une petite copie bien propre et vous l’envoyer. Vous en connaissez déjà quelque chose ; il est juste que vous l’ayez tout entier, et tel que je l’ai fait, puisque des gens sans goût l’ont tel que je ne l’ai pas fait. Mandez-moi comment et par qui je peux vous faire tenir cette ancienne plaisanterie que je m’amusai à corriger, il y a quelques années. Je ne veux pas perdre mes peines ; et c’est en être payé que de faire passer deux ou trois heures à me lire, les gens qui sont capables de bien juger. Notre ami Cideville est de ce petit nombre. S’il est encore à Paris, quand vous aurez cet ancien rogaton, je vous prierai de lui en faire part ; car deux copies sont trop longues à faire. J’aimerais mieux vous envoyer cette espèce d’Histoire générale qu’on a autant défigurée que mon petit poème ariostin. C’est un ouvrage plus honnête, plus convenable à mon âge et à mon goût ; mais il faut un peu de temps pour achever le tableau des sottises humaines, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. J’ai été indigné et ennuyé de la manière dont on a presque toujours écrit les grandes histoires chez nos modernes. Un homme qui ne saurait pas que Daniel est un jésuite, le prendrait pour un sergent de bataille. Cet homme ne vous parle jamais que d’aile droite et d’aile gauche. On retrouve enfin le jésuite quand il est à Henri IV, et c’est encore bien pis. Il semble qu’il ait voulu écrire la Vie du révérend père Cotton (1), et qu’il parle par occasion du meilleur roi qu’ait eu la France ; mais ce qu’il oublie toujours, c’est la nation. L’histoire des mœurs et de l’esprit humain a toujours été négligée. C’est un beau plan que cette histoire ; c’est dommage que la Bibliothèque du roi ne soit pas sur les bords de mon lac. Je n’ai pas laissé de trouver quelque secours ; je travaille quand je me porte tolérablement ; je bâtis, je plante, je sème, je cultive des fleurs, je meuble deux maisons aux deux bouts du lac, tout cela fort vite, parce que la vie est courte. Madame Denis a eu assez de philosophie et assez d’amitié pour quitter la vilaine maison que nous occupions à Paris, et pour se transporter dans le plus beau lieu de la nature. Il fallait sans doute cette philosophie et cette amitié, car on est assez porté à croire qu’un trou à Paris vaut mieux qu’un palais ailleurs. Pour moi, je n’aime ni les trous ni les palais ; mais je suis très content d’une maison riante et commode, encore plus content de mon indépendance, de ma vie libre et occupée ; et sans vous, sans madame du Deffand, sans quelques autres personnes que je n’oublierai jamais, je serais bien loin de connaître les regrets. Adieu, mon ancien ami ; continuez à tirer e meilleur parti que vous pourrez de ce songe de la vie. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Confesseur de Henri IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Juin 1755.

 

 

          Mon cher ange, je vous demande toujours en grâce de montrer ce dernier chant à M. de Thibouville, afin qu’il voie que les sottises qu’on y a insérées (1) ne sont pas de moi. C’est un de mes plus violents chagrins qu’un homme que j’aime puisse avoir quelque chose à me reprocher ; et il n’y a certainement d’autre remède que de lui faire voir le manuscrit que vous avez. Tout cela est horrible. Comment puis-je, encore une fois, travailler à mes Chinois et à mes Tartares, dans cette crainte perpétuelle, dans les soins qu’il me faut prendre pour prévenir cette malheureuse édition, et dans la douleur de voir que mes soins seront inutiles ? La personne (2) qui m’avait juré que la copie qu’elle avait ne sortirait jamais de ses mains l’a pourtant confiée à Darget, dans le temps que j’étais en France, croyant que Darget ne manquerait pas de l’imprimer, et qu’alors je serais forcé de lui demander un asile ; voilà sa conduite, voilà le nœud de tout. Darget m’a vouée lui-même, dans la lettre qu’il vient de m’écrire, que cette personne lui avait donné ce malheureux manuscrit. Il l’a lu publiquement à Vincennes, et aurait fait tout aussi bien de ne le pas lire ; d’autant plus que, si cet ouvrage est jamais imprimé, on serait en droit de s’en plaindre à lui. M. l’abbé de Chauvelin voit quelquefois Darget ; je ne doute pas qu’il ne l’affermisse dans le dessein où il paraît être de n’en point donner de copie. Je vous supplie d’engager M. l’abbé de Chauvelin à faire cette bonne œuvre ; il est si accoutumé à en faire ! Mais, en prenant cette précaution, en défendant un côté de la place, empêcherons-nous qu’elle ne soit prise dans d’autres attaques ? Les copies se multiplient, les lettres de M. de Malesherbes et du président Hénault me font trembler ; tous les libraires de l’Europe sont aux aguets. Je vous jure que, si j’avais du temps et encore un peu de génie, je me remettrais à cet ouvrage ; j’en ferais quelque chose dans le goût de l’Arioste, quelque chose d’amusant, de gai, et d’assez innocent. J’empêcherais du moins par là le tort qu’on fera un jour à ma mémoire ; j’anéantirais les détestables copies qui courent, et un poème agréable résulterait de tout ce fracas. Mais je sens bien que vous demanderez la préférence pour nos cinq actes. Dieu veuille que je sois assez recueilli assez tranquille pour vous bien obéir ! Nous verrons ce que je pourrai tirer d’une tête un peu embarrassée, et si je pourrai conduire à la foi mes ouvriers, la Pucelle, l’Histoire générale, et mes Tartares. Je ne vous réponds que de ma sensibilité pour vos bontés. Vous aimer de tout mon cœur est la seule chose que je fasse bien. Adieu, mon cher et respectable ami.

 

 

1 – Contre lui. (G.A.)

 

2 – Le prince Henri. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, par Genève, 16 Juin 1755  (1).

 

 

          Madame, je ne cesserai, sur les bords du lac de Genève et du Rhône, d’adorer la forêt de Thuringe. Je n’importune que bien rarement votre altesse sérénissime de mon respectueux attachement et de ma reconnaissance : il faut me regarder comme un homme enseveli dans la solitude. Cette cruelle destinée qui se joue de tous les êtres, n’a pas voulu que ma solitude fût dans vos Etats où est mon cœur. Elle m’a arraché à votre cour. Plût à Dieu que j’y fusse encore. J’oublierais encore plus les infidélités et les orages des autres cours. On m’a fait à celle de Berlin une noirceur nouvelle. On avait un exemplaire tronqué et très infidèle de cette Jeanne qui vous a quelquefois amusée, et on avait cet exemplaire par des voies qui n’étaient pas trop légitimes : on m’avait promis qu’on n’en abuserait jamais ; cependant on l’a envoyé à un ancien secrétaire du roi de Prusse, nommé Darget, qui a renoncé au service du roi, aussi bien qu’Algarotti. Ce Darget est à Paris ; et il court des copies d’un ouvrage que votre altesse sérénissime seule aurait dû avoir, s’il avait été digne de vous être présenté.

 

          Je m’amusais, madame, dans ma retraite, quand mes maladies me le permettaient, à retoucher et retravailler cette ancienne rapsodie, à y mettre plus d’ordre, plus d’agréments et surtout plus de décence, sans en ôter la gaieté. C’était pour vous, madame, que je travaillais ; mais les maudites nouvelles des infidélités de Berlin et de Paris m’ont fait tomber la plume des mains. J’ai fait l’impossible pour retirer les exemplaires maudits de Berlin et de Paris. Cette affaire m’a causé presque autant de de peine que celle de Francfort. Je suis destiné à me repentir toute ma vie de Brandebourg. Il n’y a que celui de Gotha qui me console. Que puis-je faire maintenant dans la retraite où je me suis enseveli, que de m’occuper à jamais du souvenir de vos bontés, d’en parler tous les jours à la compagne de ma solitude, de faire mille vœux pour votre auguste maison, pour la santé de la grande maîtresse des cœurs ! J’ai renoncé à toute société, à tout commerce. J’ai même longtemps ignoré la cruelle infidélité qu’on m’a faite. Je voudrais, madame, oublier tout, hors votre altesse sérénissime, votre cour et vos bontés.

 

          Je la supplie de me conserver toujours cette bienveillance précieuse dont elle m’a honoré. Je suis le plus inutile de ses serviteurs ; mais je me flatte qu’elle ne dédaignera pas l’hommage d’un ermite qui ne tient plus sur la terre qu’à elle seule, et qui sera jusqu’au dernier moment pénétré pour elle du plus profond respect et d’une reconnaissance infinie.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 18 Juin 1755.

 

 

          J’attends votre prose (1), mon cher ami, et je vous envoie des vers (2). Ils ne sont pas trop bons, mais c’est l’éloge de votre pays ; je le louerais de bien meilleur cœur, si j’étais à Monrion avec vous. Je compte y aller dès que j’aurai arrangé quelques affaires que j’ai ici. Nous parlerons de l’affaire de Grasset, mais je n’aurai point de termes pour vous exprimer ma reconnaissance.

 

          Mille tendres respects à la philosophe qui vous rend heureux et qui vous doit son bonheur.

 

 

1 – Voyez la lettre au même, 6 Juillet. (G.A.)

 

2 – L’Epître sur le lac de Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

18 Juin 1755.

 

 

          Vraiment, ma chère nièce, vos ouvrages me consoleront bien des miens ; nous les attendons avec impatience par M. Tronchin (1). Plût à Dieu que vous eussiez pu les apporter vous-même ! Vous ornez notre solitude, en attendant que vous nous y rendiez heureux.

 

          Nous avons béni Dieu, et fait notre compliment au digne bénéficier (2). L’Eglise est sa vraie mère ; elle lui donne plus qu’il n’a de patrimoine ; mais je ne serai point content qu’il ne soit évêque.

 

          Pour moi, je vois bien que je ne serai que damné. Cela est injuste, car je le suis un peu dans ce monde. Quelle étrange idée a passé dans la tête de notre ami (3) ! Je suis bien loin du dessein qu’il m’attribue ; mais je voudrais vous envoyer la véritable copie. Il est vrai qu’il n’y a pas tant de draperie que dans vos portraits ; mais aussi ce ne sont pas les figures de l’Arétin. Darget ne devrait pas avoir cet ouvrage. Il n’en est possesseur que par une infidélité atroce. Les exemplaires qui courent ne viennent que de lui. On en a offert un pour mille écus à M. de La Vallière, et c’est M. le duc de La Vallière lui-même qui me l’a mandé. Tout cela est fort triste ; mais ce qui l’est bien davantage, c’est ce que vous me dites de votre santé. Il est bien rare que le lait convienne à des tempéraments un peu desséchés comme les nôtres. Il arrive que nos estomacs font de mauvais fromages qui restent dans notre pauvre corps, et qui y sont un poids insupportable. Cela porte à la tête ; les maudites fonctions animales vont mal, et on est dans un état déplorable. Je connais tous les maux, je les ai éprouvés, je les éprouve tous les jours, et je sens tous les vôtres. Dieu vous préserve de joindre les tourments de l’esprit à ceux du corps : Si vous voyez notre ami, je vous supplie de le bien relancer sur la belle idée qu’il a eue ; c’est précisément le contraire qui m’occupe. Je cherche à désarmer les mains qui veulent me couper la gorge, et je n’ai nulle envie de me la couper moi-même. Darget m’écrit, à la vérité, que son exemplaire ne paraîtra pas ; mais peut-il empêcher que les copies qu’il a données ne se multiplient ? Adieu ; je tâcherai de ne pas mourir de douleur, malgré la belle occasion qui s’en présente. Je vous embrasse, vous et votre fils, de tout mon cœur.

 

 

1 – Banquier à Lyon. (G.A.)

 

2 – L’abbé Mignot, qui venait d’obtenir l’abbaye de Scellières. (G.A.)

 

3 – D’Argental. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 19 Juin (1).

 

 

          Voilà qui va fort bien, mon ancien ami ; mais vous ne me dites point comment il faut faire tenir le petit paquet (2). M. Darget a un exemplaire détestable, et il ne devrait en avoir aucun. Il y a dans sa copie une quantité énorme de mauvais vers, insérés par un nommé Tinois, moitié fou, moitié poète, que j’avais mené avec moi à Berlin. Il a vendu son maudit exemplaire cinquante ducats à un grand prince, et ce grand prince aurait bien fait de le jeter au feu.

 

          Voici des vers qui sont de moi et qui n’en sont pas meilleurs ; rongez cet os-là, en attendant mieux, et continuez à m’aimer.

 

 

1 –Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – La Pucelle corrigée. (G.A.)

 

 

 

1755 - Partie 11

 

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