CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 1

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à M. le président Hénault.

 

Au château de Prangins, près Nyons,

Pays de Vaud, 3 Janvier 1755.

 

 

          Voici le fait, monsieur ; je prends la liberté d’écrire (1) à M. le comte d’Argenson, en faveur d’un avocat de Colmar, et je suis comme le Suisse du chevalier de Grammont, je demande pardon de la liberté grande. Une recommandation d’un Suisse en faveur d’un Alsacien n’est pas d’un grand poids ; mais si vous connaissiez mon Alsacien, vous le protégeriez. C’est un homme qui sait par cœur notre histoire de France ; c’est le seul homme de lettres du pays, c’est le meilleur avocat et le moins à son aise, chargé de six enfants. Il s’agit d’une place dans une petite ville affreuse, nommée Munster ; il s’agit de rendre heureux mon ami intime ; il s’appelle Dupont. Il demande d’être prévôt de Munster, et il est assurément très indifférent à M. d’Argenson que ce soit Dupont ou un autre qui soit prévôt dans un village ou ville impériale.

 

          J’ose vous supplier, avec les plus vives instances, d’en parler à M. d’Argenson. Vous aurez le plaisir de donner du pain à toute une famille, et d’être le protecteur d’un homme très estimable. Je vous jure que vous ferez une bonne action, et je vous conjure de la faire.

 

          Je suis presque perclus de tous mes membres, dans un assez beau château, en attendant la saison de prendre les eaux d’Aix en Savoie. L’état cruel où je suis ne me permet d’écrire que dans les grandes occasions, et c’en est une très grande pour moi de vous supplier de faire la fortune de Dupont mon ami. Si jamais j’ai de la santé et de l’imagination, j’écrirai à madame du Deffand ; mais je suis impotent et rabêti ; je ne vous en suis pas moins tendrement attaché. Comptez que, dans toute la Suisse, il n’y a personne d’aussi pénétré que moi d’estime et de reconnaissance pour vous. V.

 

 

Je me joins à mon oncle, monsieur, en faveur de M. Dupont ; c’est un homme qui a fait toute notre ressource à Colmar. Il joint à beaucoup d’esprit et de connaissances toutes les qualités du cœur ; il a six enfants, il est bon père, bon mari, et bon ami ; c’est un sujet digne d’être présenté par vous. Je vous le recommande de toutes mes forces, et nous nous croirions heureux s’il pouvait obtenir cette place. Nous ne sommes ici que pour attendre la saison des bains ; je vous supplie de ne pas me croire en Suisse, car je ne m’y crois pas moi-même ; mais, dans quelque lieu que je sois, monsieur, ne doutez pas de mes sentiments pour vous. On ne peut vous connaître, quand on sait sentir, sans vous être tendrement attaché pour la vie. DENIS.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. Il manque aussi une épître au même ministre sur le même sujet, Voltaire y disait :

 

Rendez- rendez heureux l’avocat qui m’engage ;

Donnez-lui les grandeurs d’un prévôt de village. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Prangins, 3 Janvier 1755.

 

 

          Mon cher ami, dans le temps que je vous parlais des caisses, vous me parliez de Munster ; cet objet est plus important pour moi. Je viens de faire un mémoire, sur la réception de votre lettre du 25 Décembre. J’écris à M. le comte d’Argenson la lettre la plus pressante ; j’en écris autant au président Hénault ; je m’adresse encore à un commis. Madame Denis se joint à moi ; mais que peuvent de pauvres Suisses comme nous ? Ne feriez-vous pas bien d’engager, si vous pouvez, M. de Monconseil à faire parler madame sa femme ? Gare encore que le procureur-général ne demande la comptabilité. Je ne suis pas né heureux, mais je le serais assurément si je pouvais vous servir. La poste part ; je n’ai que le temps de vous rendre compte du devoir dont je me suis acquitté. Mille compliments à madame Dupont. Ne m’oubliez pas auprès de M. et madame de Klinglin. Adieu. Si vous êtes prévôt, je vous promets de venir vous voir.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal de Richelieu.

 

Au château de Prangins, près de Nyon,

au pays de Vaud, le 5 Janvier 1755.

 

 

          Je vous souhaite, monseigneur, la continuation durable de tout ce que la nature vous a prodigué ; je vous souhaite des jours aussi longs qu’ils sont brillants, et je ne souhaite à moi chétif que la consolation de vous revoir encore. Il fallait, pour arriver ici, m’y prendre un peu de bonne heure. Le mont Jura est couvert de neige au mois de janvier, et vous savez que je ne pouvais demeurer dans une ville où l’homme le plus considérable (1) n’avait pas seulement daigné me recevoir avec bonté, mais avait encore publié son peu de bienveillance. Je suis loin de me repentir d’un voyage qui m’a procuré le bonheur de vous retrouver ; bonheur trop court pour moi, après lequel je soupirais depuis si longtemps.

 

          J’ose espérer qu’on ne m’enviera pas la solitude que j’ai choisie, et qu’on trouvera bon que je ne la quitte que pour vous faire encore ma cour, quand vous reviendrez dans votre royaume. Vous savez que j’ai toujours envisagé la retraite comme le port où il faut se réfugier après les orages de cette vie. Vous savez que je vous aurais demandé la permission de finir mes jours à Richelieu, s’il eût été dans la nature d’un grand seigneur de France de pouvoir vivre sans dégoût dans son propre palais ; mais votre destinée vous arrête à la cour pour toute votre vie.

 

 

Un homme tel que vous jamais ne s’en détache ;

Il n’est point de retraite ou d’ombre qui le cache ;

Et, si du souverain la faveur n’est pour lui,

Il faut ou qu’il trébuche, ou qu’il cherche un appui.

 

OTHON, act. I, sc. I (2)

 

 

          Ce sont des vers de Corneille que vous me citiez autrefois, et que sans doute vous vous rappelez encore. Appelez-moi du fond de mon asile, quand il vous plaira ; et, tant que j’aurai des forces, je viendrai encore jouir du plaisir de vous renouveler le tendre respect et l’inviolable attachement que j’ai pour vous.

 

          On ne dira pas que je n’aime point ma patrie, puisque celui qui lui fait le plus d’honneur est celui qui peut tout sur moi.

 

          Madame Denis partage mes sentiments et vous présente les mêmes hommes. Elle paraît bien ferme dans la résolution de supporter ma solitude. Les femmes ont plus de courage qu’on ne croit.

 

 

1 – Le cardinal de Tencin. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 12 Janvier 1739, à Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

A Prangins, le 7 Janvier 1755.

 

 

          Vous faites très bien, monsieur, de ne point venir à Prangins, où il n’y a, à présent, que du froid et du vent. Je commence à vous être attaché de manière à préférer votre bien-être à mon plaisir. Je vais faire mes efforts, tout malade que je suis, pour me rapprocher de vous, et pour jouir de votre présence réelle. J’ai déjà conclu pour Monrion (1), sans l’avoir vu, et je me flatte que M. de Giez (2), ne signera de marché qu’avec moi. J’irai voir Monrion dès que je serai quitte de trois ou quatre rhumatismes qui m’empêchent de vous écrire de ma main. Il faut bien voir par bienséance la maison qu’on achète ; mais vous sentez que vous et madame de Brenles vous êtes le véritable objet de mon voyage. J’ai grande impatience de venir achever de vivre avec des philosophes.

 

          Je reçois dans ce moment une lettre (3) de monseigneur l’électeur palatin, qui me paraît philosophe aussi. Il me mande qu’il a été sur le point de mourir ; il veut que je vienne le voir incessamment, mais je vous jure que vous aurez la préférence.

 

          Je reçois aussi une lettre de notre ami Dupont, qui veut avoir la prévôté de la petite ville de Munster auprès de Colmar, et qui s’imagine que j’aurai le crédit de la lui faire obtenir. Je n’aurais pas celui d’obtenir une place de balayeur d’église ; cependant il faut tout tenter pour ses amis, et l’amitié doit être téméraire.

 

          Madame Goll ne m’écrit point ; je voudrais qu’elle vînt partager, à Monrion, la possession des prés, des vignes, des pigeons, et des poules, dont j’espère être propriétaire.

 

          Puis-je vous supplier, monsieur, de vouloir bien présenter mes respects à M. le bailli et à M. le bourgmestre ?

 

          Ma garde-malade vous fait, ainsi qu’à madame de Brenles, les plus sincères compliments.

 

          J’ose me regarder comme votre ami ; point de cérémonie pour les gens qui aiment.

 

 

1 – La maison de Monrion, près du chemin qui conduit de Lausanne au petit port d’Ouchi. Le médecin Tissot l’habita après Voltaire. (G.A.)

 

2 – Prononcez Gî ; jeune Suisse, banquier de Voltaire. (G.A.)

 

3 –Du 29 Décembre 1754. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Prangins, pays de Vaud, près Nyon, 7 Janvier 1755.

 

 

          Sur votre lettre du 31 Décembre, mon cher ami, j’écris à M. de La Marche une lettre à fendre les cœurs ; j’importunerai encore M. d’Argenson. J’écrirais au confesseur du roi, et au diable, s’il le fallait, pour votre prévôté ; et, si j’étais à Versailles, je vous réponds qu’à force de crier, je ferais votre affaire. Mais je suis à Prangins, vis-à-vis Ripaille (1), et j’ai bien peur que des prières du lac de Genève ne soient point exaucées sur les bords de la Seine. Je vous aimerais mieux bailli de Lausanne que prévôt de Munster. Tâchez de vous faire huguenot, vous serez magistrat dans le bon pays roman. Je tremble que les places d’Alsace ne dépendent des dames de Paris, et que deux cents louis ne l’emportent sur le zèle le plus vif, et sur la plus tendre amitié. Je ne vous écris point de ma main, parce que je souffre presque autant que vos Juifs. Il est vrai que j’ai la consolation de n’avoir point de P. Kroust à mes oreilles. J’ai les Mandrins à ma porte ; j’aime encore mieux un Mandrin (2), qu’un Kroust. Adieu, si vous êtes prévôt, je serai le plus heureux des hommes. Mille tendres respects à madame Dupont. Que devient la douairière Goll ?

 

          Je vous prie de vouloir bien envoyer chercher M. de Turckeim, de le remercier de ma part, et de lui demander ce qu’il lui faut pour ses déboursés et pour ses peines, moyennant quoi je lui enverrai un mandement sur son frère. Pardon.

 

 

1 – Voyez l’épître de mars 1755. (G.A.)

 

2 – C’est le fameux contrebandier qui fut roué vif le 26 Mai 1755, et dont le Testament politique parut en 1756. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Prangins, le 12 Janvier 1755.

 

 

          J’envoie à Monrion, monsieur, étant trop malade pour y aller moi-même. Je fais visiter mon tombe    au,

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .   ut molliter ossa quiescant. VIRG. Ecl. X.

 

 

Dieu vous préserve, vous et madame de Brenles, de venir voir un malade dans ce beau château qui n’est pas encore meublé, et où il n’y a presque d’appartements que ceux que nous occupons ! On travaille au reste ; mais tout ne sera prêt qu’au printemps, et j’espère qu’alors ce sera à Monrion où j’aurai l’honneur de vous recevoir.

 

          Je n’ai jamais lu Machiavel en français ; ainsi je ne peux vous en dire des nouvelles. Pour la cause de la disgrâce du surintendant Fouquet, je suis persuadé qu’elle ne vint que de ce qu’il n’était pas cardinal ; s’il avait eu l’honneur de l’être, il aurait pu voler l’Etat aussi impunément que le cardinal Mazarin ; mais n’étant que surintendant, et n’étant coupable que de la vingtième partie des déprédations de son éminence, il fut perdu. Je n’ai vu nulle part qu’il se fût flatté de devenir premier ministre. Colbert, qui avait été recommandé au roi par le cardinal, voulut perdre Fouquet pour avoir sa place, et il y réussit. Cette mauvaise manœuvre valut du moins à la France un bon ministre. Je ne sais pas si les ministres d’aujourd’hui seront aussi favorables à mon ami Dupont que je le désire ; j’ai fait tout ce que j’ai pu, et je serais fort étonné de réussir.

 

          Madame Denis et moi nous vous faisons, aussi bien qu’à madame de Brenles, les plus sincères compliments. Nous n’avons point eu encore le bonheur de vous voir ; mais nous avons pour vous les mêmes sentiments que ceux qui vous voient tous les jours.

 

          Voilà un rude hiver pour un malade ; mes beaux jours viendront quand je serai votre voisin.

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

A Prangins, 13 Janvier 1755. (1)

 

 

          Nous vous prions, mon ami, très instamment, madame Denis et moi, de donner ou faire donner cette lettre à M. le comte d’Argenson. Il s’agit de faire la fortune d’un des plus estimables hommes du royaume, et cette fortune consiste dans une place de prévôt d’un village, qu’on nomme ville impériale dans la Haute-Alsace. Nous vous prions d’avoir la bonté de nous dire à quel bureau vont ces affaires, à quel premier commis il faudrait s’adresser, et de nous aider de toutes vos forces pour nous faire réussir. C’est un avocat au conseil souverain de Colmar, nommé Dupont, qui demande la prévôté de Munster. Je crois que cette place est inconnue à Versailles, aussi bien que les Dupont et tous ceux qui la demanderont.

 

          Il est singulier que ce soit des bords du lac de Genève que nous présentions requête pour un Alsacien ; mais cet Alsacien est notre ami intime et un homme d’un mérite rare. Nous tâcherions de le servir, quand même nous serions en Norvège. Nous ne sommes ici qu’en attendant la belle saison, pour aller prendre les eaux d’Aix en Savoie. L’oncle est devenu presque paralytique, la nièce est garde-malade, et tous deux vous aiment de tout leur cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

1755 - Partie 1

 

 

 

 

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