CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 9
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 2 Mai 1754.
Mon cher ange, mon ombre sera à Plombières à l’instant que vous y serez. Bénis soient les préjugés du genre humain, puisqu’ils vous amènent, avec madame d’Argental, en Lorraine ! Venez boire, venez vous baigner. J’en ferai autant, et je vous apporterai peut-être de quoi vous amuser (1) dans les moments où il est ordonné de ne rien faire. Que je serai enchanté de vous revoir, mon cher et respectable ami ! N’allez pas vous aviser de vous bien porter ; n’allez pas changer d’avis. Croyez fermement que les eaux sont absolument nécessaires pour votre santé. Pour moi, je suis bien sûr qu’elles sont nécessaires à mon bonheur ; mais ce sera à condition, s’il vous plaît, que vous ne vous moquerez point des délices de la Suisse. Je suis bien aise de vous dire qu’à Lausanne il y a des coteaux méridionaux où l’on jouit d’un printemps presque perpétuel, et que c’est le climat de Provence. J’avoue qu’au nord il y a de belles montagnes de glace ; mais je ne compte plus tourner du côté du nord. Mon cher ange, le petit abbé a donc permuté son bénéfice ? L’avez-vous vu dans sa nouvelle abbaye (2) ? Je vous prie de lui dire, si vous le voyez, combien je m’intéresse à sa santé. Il est vrai que je n’ai nulle opinion de son médecin ; c’est un homme entêté de préjugés en isme, qui ne veut pas qu’on change un drachme à ses ordonnances, et qui est tout propre à tuer ses malades par le régime ridicule où il les met. Je crois, pour moi, qu’il faut changer d’air et de médecin.
Que je suis mécontent des Mémoires secrets de milord Bolingbroke ! Je voudrais qu’ils fussent si secrets que personne ne les eût jamais vus. Je ne trouve qu’obscurités dans son style comme dans sa conduite. On a rendu un mauvais service à sa mémoire d’imprimer cette rapsodie ; du moins c’est mon avis, et je le hasarde avec vous, parce que, si je m’abuse, vous me détromperez. Voilà donc M. de Céreste (3) qui devient une nouvelle preuve combien les Anglais ont raison, et combien les Français ont tort. O tardi studiorum ! Nous sommes venus les derniers presque en tout genre. Nous ne songeons pas même à la vie.
Mon cher ami, je songe à la mort ; je ne me suis jamais si mal porté ; mais j’aurai un beau moment quand j’aurai l’occasion de vous embrasser.
1 – Le plan de l’Orphelin de la Chine. (G.A.)
2 – Dans la citadelle de Caen. (G.A.)
3 – Bufile-Hyacinthe de Brancas, comte de Céreste, mort de la petite-vérole. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
A Colmar, le 3 Mai 1754 (1).
(Il vient de tomber de l’encre sur ma lettre ; je demande pardon des pâtés.)
Madame, les lettres charmantes dont votre altesse sérénissime continue à m’honorer font du désir de vous faire ma cour une passion violente. J’ai consulté sur mon voyage de Gotha la nature et la fortune, qui gouvernent despotiquement le monde ; la nature me répond : « C’est bien à toi, vieux, malade, triste et ennuyeux, d’aller porter les restes de son imagination languissante chez la descendante d’Hercule et la mère des Grâces ? Va prendre les eaux de Plombières, misérable ; il te faut la boutique d’un apothicaire, et non le temple de Dorothée. Tu n’es qu’une ombre ; murmure avec les ombres. Tu n’es pas fait pour le concert des déesses. Quand je t’aurai bien lavé et bien baigné, je verrai si je te donnerai la permission d’aller balbutier tes vieilles rêveries auprès de ce que j’ai fait de plus aimable. »
La fortune, que j’ai consultée ensuite, m’a dit : « Je gouverne tout à ma fantaisie, et je me moque de celle des hommes. Ils croient faire ce qu’ils veulent, et ils ne font que ce que je veux. Tu as une passion violente pour la forêt de Thuringe : je pourrais bien t’envoyer à Naples, ou te clouer à Colmar, ou te placer en Suisse sur un coteau méridional. Cependant, si la nature y consent, je te permettrai d’aller en Thuringe. »
Voilà, madame, la réponse de mes deux oracles. On m’a condamné malgré moi à aller à la fin à Plombières, et j’y vais au mois de juin. Ma pauvre nièce, encore malade de la manière galante dont elle a été reçue à Francfort, vient me trouver aux eaux. Après cela, madame, j’espère que la fortune me permettra le petit voyage pour lequel je lui ai présenté requête.
La lettre dont votre altesse sérénissime veut savoir le contenu, dit qu’on (2) a conservé et qu’on n’a donné à personne le manuscrit concernant l’Histoire universelle, qu’on ne me fera aucune infidélité, qu’on ne parle point mal de moi, qu’on croit que je ne gâterai jamais rien dans les sociétés où je me trouverai. On me dit des choses flatteuses, et en même temps on écrit à d’autres des choses piquantes sur mon compte. Il y a longtemps que je sais à quel point vont les contradictions de ce monde. Le cœur seul me conduit, madame ; il me ferait voler chez la descendante d’Hercule ; mais il ne me fera jamais marcher vers le descendant d’Ulysse.
Le chevalier de Massol est le fils d’un avocat-général de la chambre des comptes de Paris. C’est une famille que je connais ; mais pour lui, je ne le connais point du tout. Si d’Arnaud s’est formé à la cour de Dresde (3), il peut devenir homme de mérite. Mais des vers français médiocres ne donnent ni réputation ni fortune, et c’est un bien mauvais métier.
On fait actuellement à Colmar une singulière expérience ; je ne sais si je n’en ai pas parlé à votre altesse sérénissime dans ma dernière lettre. Il s’agit de convertir le sel en salpêtre pour faire de la poudre à canon et pour tuer les hommes à meilleur marché ; on a déjà parlé de ce secret dans les gazettes. Mais il faut que ce bon marché ne soit pas si réel ; en ce cas le roi de Prusse l’aurait. Ceux qui prétendent avoir ce grand art veulent le vendre au roi de France des sommes immenses. Il y a trois mois qu’on y travaille à Colmar. Si on y réussit, je croirai à la pierre philosophale.
La grande maîtresse des cœurs ne veut donc point de l’épithète de femme forte ? Elle a pourtant l’esprit très fort ; et son âme a des yeux de lynx, si son corps en a de taupe. Que je voudrais être encore entre la descendante d’Hercule et la grande maîtresse, aux pieds de tout ce qu’on doit respecter et aimer le plus dans le monde !
Je suis toujours avec la vénération la plus profonde et le respect le plus tendre.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Frédéric II. On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – Où il était conseiller d’ambassade. (G.A.)
à M. Roques.
A Colmar, 3 Mai 1754.
Je ne reçois qu’aujourd’hui votre lettre du 30 Mars ; apparemment qu’elle est écrite du 30 Avril. Je charge le sieur Walther, libraire de Dresde, de vous faire parvenir les Annales de l’Empire, en droiture à Hameln, où vous êtes. J’ai trouvé plus de secours que vous ne pensez pour finir cet ouvrage à Colmar. Il y a des hommes très savants, qui d’ailleurs ont des belles-lettres, et d’assez belles bibliothèques. Une grande partie de mon bien est située à une lieue de Colmar : ainsi je me trouve chez moi. Je pourrai faire quelque voyage chez des personnes qui m’honorent de leurs bontés. Il n’y a jamais que mon cœur qui me conduise. Je n’avais quitté ma patrie que sur les instances réitérées qu’on m’avait faites, et sur les promesses d’une amitié inviolable ; mais on ne s’expose pas deux fois au même danger.
Je ne savais pas qu’il y eût encore une Bibliothèque raisonnée (1) ; vous me feriez plaisir, monsieur, de me dire où elle s’imprime, et dans quel mois se trouve l’article dont vous me faites l’honneur de me parler.
Il me semble que le mot de persiflage, qui se met à la mode depuis quelque temps, pourrait servir de titre au livre du comte de Cataneo (2). Il n’en est pas ainsi des lettres que vous m’écrivez : elles sont dictées par l’esprit et par le sentiment ; j’y suis très sensible. J’ai l’honneur d’être avec bien du zèle, etc.
1 – Ce journal, qui s’imprimait en Hollande, avait cessé en 1753.
2 – Voyez la lettre à la duchesse de Saxe-Gotha du 3 Avril. (G.A.)
à M. G.-C. Walther
Colmar, 3 Mai 1754.
Il est très vrai que plusieurs personnes m’ont écrit pour me prier d’aller passer quelque temps à Lausanne ; on m’a écrit aussi de Genève, dans le même esprit ; et les sieurs Bousquet et Philibert se sont offerts chacun de leur côté pour faire une édition de mes ouvrages ; mais je suis très éloigné de prendre sur cela aucune résolution… Je vous remercie tendrement de l’offre de votre campagne. Si j’avais de la santé, et que vous voulussiez vous arranger avec Breitkopt, pour faire un jour une édition complète de tout, bien revue, bien corrigée, je pourrais bien prendre le parti d’aller la diriger à Leipsick, ne connaissant de patrie que celle où l’on imprimerait bien mes ouvrages.
à M. le président Hénault.
A Colmar, le 12 Mai 1754.
Mes doigts enflés, monsieur, me refusent le plaisir de vous écrire de ma main. Je vous traite comme une cinquantaine d’empereurs ; car j’ai dicté toute cette histoire. Mais j’ai bien plus de satisfaction à dicter ici les sentiments qui m’attachent à vous.
Je vous jure que vous me faites trop d’honneur de penser que vous trouverez, dans ces Annales, l’examen du droit public de l’Empire. Une partie de ce droit public consiste dans la bulle d’Or, dans la paix de Vestphalie, dans les Capitulaires des empereurs ; c’est ce qui se trouve imprimé partout, et qui ne pouvait être l’objet d’un abrégé. L’autre partie du droit public consiste dans les prétentions de tant de princes à la charge les uns des autres, dans celles des empereurs sur Rome, et des papes sur l’Empire, dans les droits de l’Empire sur l’Italie ; et c’est ce que je crois avoir assez indiqué, en réduisant tous ces droits douteux à celui du plus fort, que le temps seul rend légitime. Il n’y en a guère d’autres dans le monde.
Si vous daignez jeter les yeux sur les Doutes, qui se trouvent à la fin du second tome, et qui pourraient être en beaucoup plus grand nombre, vous jugerez si l’original des donations de Pépin et de Charlemagne ne se trouve pas au dos de la donation de Constantin. Le Diurnal romain des septième et huitième siècles est un monument de l’histoire bien curieux, et qui fait voir évidemment ce qu’étaient les papes dans ce temps-là. On a eu grand soin, au Vatican, d’empêcher que le reste de ce Diurnal ne fût imprimé. La cour de Rome fait comme les grandes maisons, qui cachent, autant qu’elles le peuvent, leur première origine. Cependant, en dépit des Boulainvilliers, toute origine est petite, et le Capitole fut d’abord une chaumière.
La grande partie du droit public, qui n’a été pendant six cents ans qu’un combat perpétuel entre l’Italie et l’Allemagne, est l’objet principal de ces Annales ; mais je me suis bien donné de garde de traiter cette matière dogmatiquement. J’ai fait encore moins le raisonneur sur les droits des empereurs et des Etats de l’Empire.
Il est certain que Tibère était un prince un peu plus puissant que Charles VII et François Ier. Tout le pouvoir que les empereurs allemands ont exercé sur Rome, depuis Charlemagne, a consisté à la saccager et à la rançonner dans l’occasion. Voilà ce que j’indique, et le lecteur bénévole peut juger.
J’aurais eu assurément, monsieur, des lecteurs plus bénévoles, si j’avais pu vous imiter comme j’ai tâché de vous suivre ; mais je n’ai fait ce petit abrégé que par pure obéissance pour madame la duchesse de Saxe-Gotha ; et, quand on ne fait qu’obéir, on ne réussit que médiocrement. Cependant j’ose dire que, dans ce petit abrégé, il y a plus de choses essentielles que dans la grande Histoire (1) du révérend père Barre. Je vous soumets cet ouvrage, monsieur, comme à mon maître en fait d’histoire.
Puisque me voilà en train de vous parler de cet objet de vos études et de votre gloire, permettez-moi de vous dire que je suis un peu fâché qu’on soit tombé depuis peu si rudement sur Rapin de Thoyras. Rien ne me paraît plus injuste et plus indécent. Je regarde cet historien comme le meilleur que nous ayons ; je ne sais si je me trompe. Je me flatte au reste que vous me rendrez justice sur la prétendue Histoire universelle qu’on a imprimée sous mon nom. Celui qui a vendu un mauvais manuscrit tronqué et défiguré n’a pas fait l’action du plus honnête homme du monde. Les libraires qui l’ont imprimé ne sont ni des Robert Estienne ni des Plantin ; et ceux qui m’ont imputé cette rapsodie ne sont pas des Bayle.
J’espère faire voir (si je vis) que mon véritable ouvrage est un peu différent ; mais, pour achever une telle entreprise, il me faudrait plus de santé et de secours que je n’en ai.
Adieu, monsieur, conservez moi vos bontés, et ne m’oubliez pas auprès de madame du Deffand. Soyez très persuadé de mon attachement et de ma tendre et respectueuse estime.
1 – Histoire générale d’Allemagne, 1748, 11 vol. in-4°. (G.A.)
à FRÉDÉRIC,
PRINCE HÉRÉDITAIRE DE HESSE-CASSEL.
Le 14 Mai 1754.
Monseigneur, je suis toujours émerveillé de votre belle écriture. La plupart des princes griffonnent, et votre altesse sérénissime aura peine à trouver des secrétaires qui écrivent aussi bien qu’elle. Permettez-moi d’en dire autant de votre style. Ce que vous dites des Songes physiques (1) est bien digne d’un esprit fait pour la vérité. Je ne sais qui est l’auteur de cet ouvrage, que je n’ai point vu ; mais votre extrait vaut assurément mieux que le livre.
On fait à présent, à Colmar, une expérience de physique fort au-dessus de celles de l’abbé Nollet. Elle est doublement de votre ressort, puisque vous êtes physicien et prince ; il s’agit de tuer le plus d’hommes qu’on pourra, au meilleur marché possible, au moyen d’une poudre nouvelle faite avec du sel qu’on convertit en salpêtre. Le secret a déjà fait beaucoup de bruit en Allemagne, et a été proposé en Angleterre et en Danemark. En effet, on a fait de bon salpêtre avec du sel, en y versant beaucoup de nitre ; c’est-à-dire on a fait du salpêtre avec du salpêtre, à grands frais, comme on fait de l’or ; et ce n’est pas là notre compte. Les deux opérateurs qui travaillent à Colmar, en présence des députés de la compagnie des poudres en France, ont demandé quatre cent cinquante mille écus d’Allemagne pour leur secret, et un quart dans le bénéfice de la vente. Ces propositions ont fait croire qu’ils sont sûrs de leur opération. L’un est un baron de Saxe, nommé Planitz, l’autre un notaire de Manheim, nommé Boull, qui fait actuellement de l’or aux Deux-Ponts, et qui a quitté son creuset pour les chaudières de Colmar. Il y a trois mois qu’ils disent que la conversion se fera demain. Enfin le baron est parti pour aller demander en Saxe de nouvelles instructions à un de ses frères qui est grand magicien. Le notaire reste toujours pour achever son acte authentique, et il attend patiemment que le nitre de l’air vienne cuire son sel dans ses chaudières, et le faire salpêtre. Il est bien beau à un homme comme lui de quitter le grand œuvre pour ces bagatelles. Jusqu’à présent le nitre de l’air ne l’a pas exaucé ; mais il ne doute pas du succès. Voilà de ces cas où il ne faut avoir de foi que celle de saint Thomas, et demander à voir et à toucher.
Je suis bien fâché, monseigneur, d’être à Plombières pendant que votre altesse sérénissime va à Spa et à Aix. Peut-être ne dirigerai-je pas toujours ma course si mal.
Je renouvelle à votre altesse sérénissime, monseigneur, mon respect, etc…
1 – Dans une lettre en date du 7 mai, le prince se moquait des Songes physiques, ouvrage du frère de Maupertuis, qu’il attribuait à Maupertuis lui-même. (G.A.)