CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. Dupont.
Le 17 Mars 1754.
Tout le livre de M. Dupin (1) n’est qu’une preuve de la manière très exacte dont je me suis exprimé sur la messe.
Je le supplie de lire seulement l’article 8, à la page 55.
Je lui réitère mes remerciements sur la bonté qu’il a eue de m’indiquer la faute concernant le Capitulaire de Charlemagne ; cela est déjà corrigé.
1 – Lettre sur l’ancienne discipline de l’Eglise touchant la célébration de la messe, par L.E. Dupin, 1708. (G.A.)
à M. Polier de Bottens.
Colmar, le 19 Mars
En réponse à votre lettre du 15, je vous dirai, monsieur, que le sieur Philibert n’a pas encore osé m’envoyer son édition, mais qu’il a osé annoncer, dans la gazette de Bâle, cette édition corrigée et augmentée par moi. J’ai été justement indigné de ce mensonge, qui m’est très préjudiciable dans le pays où je suis, et j’ai prié M. Vernet (1) de lui en marquer mon ressentiment. Je viens de voir son livre, qu’on m’a prêté aujourd’hui. Il a copié fidèlement sur du vilain papier, et avec de mauvais caractères, toutes les bévues des éditions de La Haye et de Paris. Vous jugerez bien, monsieur, que ce n’est pas là un bon moyen pour avoir mes ouvrages. Le voyage à Lausanne, dont vous me parlez, n’est pas si aisé à entreprendre que vous le pensez. J’ai le malheur de ne pouvoir pas faire un pas sans que l’Europe le sache. Cette malheureuse célébrité est un de mes plus grands chagrins ; d’ailleurs, monsieur, me répondriez-vous que je fusse aussi libre à Lausanne qu’en Angleterre ? Me répondriez-vous que ceux qui m’ont persécuté à Berlin ne me poursuivissent pas dans le canton de Berne (2) ? La seule manière peut-être qui me convînt serait d’y être incognito, je vous en serais plus utile ; mais cette manière n’est guère praticable. Vous voyez que je ne suis pas le maître de ma destinée ; si je l’étais, soyez sûr que je partirais demain, malgré mes maladies et malgré les neiges, et que je viendrais achever ma vie à Lausanne. Une lettre de M. de Brenles, que j’ai vue ces jours-ci, augmente bien mon désir de voir votre ville ; je ne peux vous offrir, dans le moment présent, que des désirs et des regrets très sincères. Je me flatte encore qu’il n’est pas impossible que je vienne vous voir ; mais il faut ne point déplaire à mon roi, il faut un voyage sans aucun éclat. Il y a six mois que je garde la chambre à Colmar ; mon âge et mon goût demandent la solitude. Je la voudrais profonde, je la voudrais ignorée : heureux celui qui vit inconnu ! Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Jacob Vernet. (G.A.)
2 – Lausanne appartenait au canton de Berne. (G.A.)
à M. Dupont.
Le 19 Mars 1754.
Il est clair que le sonnet de l’Avorton fut composé par Hesnaut en 1670, puisqu’il se trouve dans son propre recueil imprimé cette année, qui fut l’époque (1) de la malheureuse aventure de cette fille d’honneur.
Ce fut deux ans après qu’on substitua douze dames du palais aux douze filles.
Le savant Anglais ne sait ce qu’il dit, et le savant Bayle a ramassé bien des pauvretés indignes de lui.
1 – Voyez le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 21 Mars 1754.
Mon cher et respectable ami, je reçois votre lettre du 17 Mars. Elle fait ma consolation, et j’y ajoute celle de vous répondre. C’est bien vous qui parlez avec éloquence de l’amitié ; rien n’est plus juste. A qui appartient-il mieux qu’à vous de parler de cette vertu, qui n’est qu’une hypocrisie dans la plupart des hommes, et qu’un enthousiasme passager dans quelques-uns ?
Les malheurs d’une autre, qui m’accablent, ne me permettent pas de m’occuper des autres malheurs qui sont le partage des gens qu’on nomme heureux. Si j’ai le bonheur de vous voir, je vous en dirai davantage ; mais, mon cher ami, voici mon état :
Il y a six mois que je n’ai pu sortir de ma chambre. Je lutte à la fois contre les souffrances les plus opiniâtres, contre une persécution inattendue, et contre tous les désagréments attachés à la disgrâce. Je sais comme on pense, et, depuis peu, des personnes qui ont parlé au roi, tête à tête, m’ont instruit. Le roi n’est pas obligé de savoir et d’examiner si un trait qui se trouve à la tête de cette malheureuse Histoire prétendue universelle est de moi ou n’en est pas, s’il n’a pas été inséré uniquement pour me perdre. Il a lu ce passage, et cela suffit. Le passage est criminel ; il a raison d’en être très irrité, et il n’a pas le temps d’examiner les preuves incontestables que ce passage est falsifié. Il y a des impressions funestes dont on ne revient jamais, et tout concourt à me démontrer que je suis perdu sans ressource. Je me suis fait un ennemi irréconciliable du roi de Prusse en voulant le quitter ; la prétendue Histoire universelle m’a attiré la colère implacable du clergé ; le roi ne peut connaître mon innocence ; il se trouve enfin que je ne suis revenu en France que pour y être exposé à une persécution qui durera même après moi. Voilà mon état, mon cher ange ; et il ne faut pas se faire illusion. Je sens que j’aurais beaucoup de courage si j’avais de la santé ; mais les souffrances du corps abattent l’âme, surtout lorsque l’épuisement ne me permet plus la consolation du travail. Je crains d’être incessamment au point de me voir incapable de jouir de la société, et de rester avec moi-même. C’est l’effet ordinaire des longues maladies, et c’est la situation la plus cruelle où l’on puisse être. C’est dans ce cas qu’une famille peut servir de quelque ressource, et cette ressource m’est enlevée.
Si je cherchais un asile ignoré, et si je le pouvais trouver, si l’on croyait que cet asile est dans un pays étranger, et si cela même était regardé comme une désobéissance, il est certain qu’on pourrait saisir mes revenus. Qui en empêcherait ? J’ai écrit à madame de Pompadour, et je lui ai mandé que, n’ayant reçu aucun ordre positif de sa majesté, étant revenu en France uniquement pour aller à Plombières, ma santé empirant, et ayant besoin d’un autre climat, je comptais qu’il me serait permis d’achever mes voyages. Je lui ai ajouté que, comme elle avait peu le temps d’écrire, je prendrais son silence pour une permission. Je vous rends un compte exact de tout. J’ai tâché de me préparer quelques issues, et de ne me pas fermer la porte de ma patrie ; j’ai tâché de n’avoir point l’air d’être dans le cas d’une désobéissance. L’électeur palatin et madame la duchesse de Gotha m’attendent ; je n’ai ni refusé ni promis. Vous aurez certainement la préférence, si je peux venir vous embrasser sans être dans ce cas de désobéissance. En attendant que de tant de démarches délicates je puisse en faire une, il faut songer à me procurer, s’il est possible, un peu de santé. J’ignore encore si je pourrai aller au mois de mai à Plombières. Pardon de vous parler si longtemps de moi, mais c’est un tribut que je paie à vos bontés ; j’ai peur que ce tribut ne soit bien long.
J’enverrai incessamment le second tome des Annales ; je n’attends que quelques cartons. Adieu, mon cher ange ; adieu, le plus aimable et le plus juste des hommes. Mille tendres respects à madame d’Argental. Ah ! j’ai bien peur que l’abbé (1) ne reste longtemps dans sa campagne.
1 – L’abbé Chauvelin, toujours emprisonné. (G.A.)
à M. le marquis d’Argens.
Colmar, Mars 1754.
A TRÈS RÉVÉREND PÈRE EN DIABLE ISAAC ONITZ.
Très révérend père et très cher frère, votre lettre ferait mourir de rire les damnés les plus tristes. Je suis malheureusement de ce nombre ; il y a six mois que je ne suis sorti de ma chaudière ; mais votre lettre infernale et comique serait capable de me rendre la santé.
J’aurais bien mieux aimé sans doute être exhorté à la mort par votre paternité, que par des révérends pères jésuites qui, ne pouvant brûler les Bayle et les Isaac en personne, brûlent impitoyablement leurs enfants. Mais votre révérence voudra bien considérer que la zizanie de quelque esprit malin se fourra jusque dans notre petit royaume de Satan, et que le méchant diable xx (1), qui est plus adroit que moi, me força enfin de quitter nos champs élysées.
La Philosophie du bon sens (2), mon cher diable, doit vous faire connaître, par vos propres règles, que je ne me plains, ni ne dois, ni ne puis me plaindre que le diable xx m’ai affublé d’une petite antienne (3) publiée à Cassel, chez Etienne. J’ai marqué simplement ce fait pour développer le caractère de ce diable, qui se donne si faussement pour n’être point faiseur d’antiennes. Ce méchant diable, à qui j’avais toujours fait patte de velours, depuis la préférence que me donna sur lui l’illustre diable (4) dont vous me parlez, a toujours aiguisé ses griffes contre moi.
Je conçois qu’un diable aille à la messe, quand il est en terre papale, comme Nancy ou Colmar ; mais vous devez gémir lorsqu’un enfant de Belzébuth va à la messe par hypocrisie ou par vanité (5).
Chaque diable, mon très révérend père, a son caractère. Nous sommes de bons diables, vous et moi, francs et sincères ; mais, en qualité de damnés, nous prenons feu trop aisément. Le belzébuthien xx est plus cauteleux ; jugez-en par l’anecdote suivante.
En l’an de disgrâce 1738, il prit dans ses griffes deux habitantes de la zone glaciale, et écrivit à tous ses amis, comme à moi, que c’était le chirurgien de la troupe mesurante qui avait enlevé ces deux pauvres diablesses ; et, en conséquence il fit d’abord faire une quête pour elles, comme réparateur des torts d’autrui. Je lui envoyai cinquante écus du faubourg d’enfer, nommé Cirey, où j’étais pour lors. Le diablotin Thieriot porta lesdites cent cinquante livres tournois ; témoin la lettre du diablotin Thieriot, que j’ai retrouvée parmi mes papiers, en date du 24 Décembre 1738 (6), à Paris : « Mon cher ami, je portai hier les cinquante écus au père xx, de l’Académie des sciences, et je lui étalai tout ce que me faisait sentir votre générosité pour les deux créatures du Nord. Je voudrais bien qu’une si bonne action fût suivie, etc. »
Vous voyez, mon cher père et compère d’enfer, qu’il n’y a rien de si différent que diable et diable, et qu’il faut admettre le principe des indiscernables d’Asmodée-Leibnitz ; mais surtout, mon cher réprouvé, gardez-vous des langues médisantes. Je n’ai jamais connu de damné plus crédule que vous. Souvenez-vous de la parole sacrée que nous nous sommes donnée, dans le caveau de Lucifer, de ne jamais croire un mot des tracasseries que pourraient nous faire des esprits immondes déguisés en anges de lumière.
Si je n’étais pas assez près d’aller voir Satan, notre père commun, et si nous pouvions nous rencontrer dans quelque coin de cet autre enfer qu’on appelle la terre, je convaincrais votre révérence diabolique de ma sincère et inaltérable dévotion envers elle. Ce n’est pas qu’un damné ne puisse donner quelquefois un coup de queue à son confrère, quand il se démène, et qu’il a un fer rouge dans le cul ; mais les véritables et bons damnés voient le cœur de leur prochain, et je crois que nos cœurs sont faits l’un pour l’autre.
Il eût été à souhaiter que le très révérend père (7) que j’ai tant aimé eût eu plus d’indulgence pour un serviteur très attaché ; mais ce qui est fait est fait, et ni Dieu ni tous les diables ne peuvent empêcher le passé.
Je trempe avec les eaux du Léthé le bon vin que je bois à votre santé dans ces quartiers. J’en bois peu, parce que je suis le damné le plus malingre de ce bas monde. Sur ce, je vous donne ma bénédiction, et vous demande la vôtre, vous exhortant faire vos agapes.
1 – Maupertuis. (G.A.)
2 – Ouvrage de d’Argens. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à d’Argental du 4 Juin 1753. (G.A.)
4 – Frédéric II. (G.A.)
5 – Non seulement il alla à la messe, mais il communia. « Il présentait sa langue, dit Colini, et fixait ses yeux bien ouverts sur la physionomie du prêtre. Je connaissais ces regards-là. » (G.A.)
6 – Voyez à cette époque dans la Correspondance. (G.A.)
7 – Frédéric II. (G.A.)
à Madame la duchesse de Lutzelbourg.
A Colmar, le 26 Mars 1754.
On me dit, madame, que vous allez à Andlau, et que ma lettre ne vous trouverait pas à Strasbourg ; je l’adresse à M. le baron d’Hattsatt. J’ai fort bonne opinion de son procès ; Dupont m’a lu son plaidoyer, il m’a paru contenir des raisons convaincantes ; il tourne l’affaire de tous les sens, et il n’y a pas un côté qui ne soit entièrement favorable. J’aurais bien mauvaise opinion de mon jugement, ou de celui du conseil d’Alsace, si M. votre neveu ne gagnait pas sa cause tout d’une voix. Je me flatte, madame, de vous retrouver à l’île Jard, quand je retournerai à Strasbourg. Il y a six mois que je ne suis sorti de ma chambre ; il est bon de s’accoutumer à se passer des hommes ; vous savez que j’en ai éprouvé la méchanceté jusque dans ma solitude. Le père missionnaire (1) est venu s’excuser chez moi, et j’ai reçu ses excuses, parce qu’il y a des feux qu’il ne faut pas attiser. Le père Menoux a désavoué la lettre qui court sous son nom, et je me contente de son désaveu. Il faut sacrifier au repos dont on a grand besoin sur la fin de sa vie. Comme je m’occupe à l’histoire, je voudrais bien savoir s’il est vrai qu’il y ait eu autrefois un parlement (2) à Paris. Le chef du parlement de cette province m’honore toujours d’une bonté que je vous dois ; il vient me voir quelquefois ; je me sens destiné à être attaché à tout ce qui vous appartient. Je présente mes respects aux deux ermites de l’île Jard ; je me recommande à leurs saintes prières. L’Ermite de Colmar.
1 – Merat. (G.A.)
2 – Allusion à l’exil du parlement. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
A Colmar, le 26 Mars 1754.
Je vous remercie bien sincèrement, mon cher et savant abbé, du petit livre (1) très instructif que vous m’avez envoyé. Il prouve que l’Académie est plus utile au public qu’on ne pense, et il fait voir en même temps combien vous êtes utile à l’Académie. Il me semble que la plupart des difficultés de notre grammaire viennent de ces e muets qui sont particuliers à notre langue. Cet embarras ne se rencontre ni dans l’italien, ni dans l’espagnol, ni dans l’anglais. Je connais un peu toutes les langues modernes de l’Europe, c’est-à-dire tous ces jargons qui se sont polis avec le temps, et qui sont tous aussi loin du latin et du grec qu’un bâtiment gothique l’est de l’architecture d’Athènes. Notre jargon, par lui-même, ne mérite pas, en vérité, la préférence sur celui des Espagnols, qui est bien plus sonore et plus majestueux ; ni sur celui des Italiens, qui a beaucoup plus de grâce. C’est la quantité de nos livres agréables, et des Français réfugiés, qui ont mis notre langue à la mode jusqu’au fond du Nord. L’italien était la langue courante du temps de l’Arioste et du Tasse. Le siècle de Louis XIV a donné la vogue à la langue française, et nous vivons actuellement sur notre crédit. L’anglais commence à prendre une grande faveur, depuis Addison, Swift, et Pope. Il sera bien difficile que cette langue devienne une langue de commerce comme la nôtre ; mais je vois que, jusqu’aux princes, tout le monde veut l’entendre, parce que c’est de toutes les langues celle dans laquelle on a pensé le plus hardiment et le plus fortement. On ne demande, en Angleterre, permission de penser à personne. C’est cette heureuse liberté qui a produit l’Essai sur l’Homme, de Pope ; et c’est, à mon gré, le premier des poèmes didactiques. Croiriez-vous que dans la ville de Colmar, où je suis, j’ai trouvé un ancien magistrat qui s’est avisé d’apprendre l’anglais à l’âge de soixante et dix ans, et qui en sait assez pour lire les bons auteurs avec plaisir ? Voyez si vous voulez en faire autant. Je vous avertis qu’il n’y a point de disputes en Angleterre sur les participes ; mais je crois que vous vous en tiendrez à notre langue, que vous épousez, et que vous embellissez.
Pardon de ne pas vous écrire de ma main ; je suis bien malade. J’irai bientôt trouver La Chaussée (2). Je vous embrasse.
1 – Opuscule sur la langue française. (G.A.)
2 – Mort le 14 Mars 1754. (G.A.)