CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 5

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à M. le marquis de Paulmi.

 

A Colmar, le 20 Février 1754.

 

 

Votre bibliothèque (1) souffrira-t-elle ce rogaton ? Je vous supplie, monseigneur, de faire relier cette Préface (2) avec cette belle Histoire. Voudriez-vous bien avoir la bonté de donner l’exemplaire ci-joint à M. le président Hénault, comme à mon confrère à l’Académie et mon maître en histoire ? Pardonnez-moi cette liberté.

 

Quoique je ne sois pas sorti de mon lit ou de ma chambre depuis trois mois, je ne suis pas moins enchanté de votre Haute-Alsace ; on y est pauvre, à la vérité, mais l’évêque de Porentruy a deux cent mille écus de rente, et cela est juste. Les jésuites allemands gouvernent son diocèse avec toute l’humilité dont ils sont capables. Ce sont des gens de beaucoup d’esprit. J’ai appris qu’ils firent brûler Bayle à Colmar, il y a quatre ans. Un avocat-général, nommé Muller, homme supérieur, porta son Bayle dans la place publique, et le brûla lui-même ; plusieurs génies du pays en firent autant. Comme vous êtes secrétaire d’Etat de la province, je vous supplie de m’envoyer votre Bayle bien relié, afin que je le brûle dès que je pourrai sortir.

 

          Je vous avais supplié de m’honorer d’un petit mot de protection auprès du procureur-général, pour éviter un extrême ridicule, dont le scandale irait aux oreilles du roi ; mais j’ai peut-être mal pris mon temps, et j’ai bien peur que, dans un accès de goutte, vous n’ayez eu pour moi un accès d’indifférence. Mais je consens à être excommunié, moi et mon Histoire prétendue universelle, si vous êtes quitte de votre goutte.

 

          Je suis fâché de dire à un grand ministre que j’ai un peu le scorbut et quelque atteinte d’hydropisie. Je vous supplie très humblement de croire que je suis obligé, pour ne point mourir, de voyager et de chercher quelque abri un peu chaud.

 

          Comme je n’ai reçu aucun ordre positif du roi, et que je ne sais ce qu’on me veut, je me flatte qu’il me sera permis de porter mon corps mourant où bon me semblera. Le roi a dit à madame de Pompadour qu’il ne voulait pas que j’allasse à Paris : je pense comme sa majesté ; je ne veux point aller à Paris ; et je suis persuadé qu’elle trouvera bon que je me promène au loin. Je remets le tout à votre bonté et à votre prudence ; et, si vous jugez à propos d’en dire un mot au roi, in tempore opportuno, et de lui en parler comme d’une chose simple qui n’exige point de permission, je vous aurai réellement obligation de la vie. Je suis persuadé que le roi ne veut pas que je meure dans l’hôpital de Colmar.

 

          En un mot, je vous supplie de sonder l’indulgence du roi. Il est bien affreux de souffrir tout ce que je souffre pour un mauvais livre qui n’est pas de moi. Je suis dans votre département, ainsi ma prière et mon espérance sont dans les règles.

 

          Daignez me faire savoir si je puis voyager ; je vous aurai l’obligation d’exister, et je vivrai plein du plus tendre respect pour vous. Pardon de cette énorme lettre, etc.

 

 

1 – Devenue depuis Bibliothèque de l’Arsenal. (G.A.)

 

2 – Voyez la préface des Annales. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 23 Février 1754. (1)

 

 

          Madame, votre altesse sérénissime doit me trouver bien hardi. Non seulement j’ai l’audace de ne pas recevoir, mais j’ai encore celle de ne pas emprunter. J’ai enfin retrouvé un manuscrit de cette Histoire universelle, conforme à celui que votre altesse sérénissime a entre les mains. Ainsi je la supplie de vouloir bien garder ce faible ouvrage, tout indigne qu’il est d’être dans sa bibliothèque. Je ne trouve guère d’expressions pour lui dire combien je suis touché et de ses bontés et de ses générosités ; j’en trouverais encore moins pour lui témoigner mon désir extrême de venir me mettre à ses pieds ; il n’y aura certainement que ma mauvaise santé qui pourra me priver de cette consolation. Mon état empire tous les jours, et je serai forcé d’aller chercher bientôt quelque coteau méridional, comme on transplante dans un terrain bien exposé les arbres qui périssent au nord. Je ne me suis arrêté en Alsace que pour y finir ces Annales de l’Empire, que vos ordres sacrés m’ont fait seuls entreprendre. Ils commencent à déplaire aux fanatiques de ma communion, qui ne sont contents de rien, à moins qu’on ne dise que tous les papes et tous leurs bâtards ont été des saints, que tous les biens de la terre doivent appartenir de droit divin, moitié aux chanoines et moitié aux jésuites, et qu’il faut brûler à petit feu par charité tous ceux qui ne pensent pas comme eux.

 

          Comme j’ai le malheur de n’avoir pas des principes si chrétiens et si salutaires, je souffre déjà quelques petites persécutions de la part des jésuites qui gouvernent dans le diocèse de l’évêque de Porentruy, dans lequel est Colmar où je fis imprimer ces Annales. Je ne sais pas encore si je serai brûlé, ou seulement excommunié. Je ne puis que les remercier tendrement, puisqu’ils n’ont d’autre objet sans doute que celui de mon salut. Je prie Dieu pour eux, et je voudrais qu’ils eussent tous déjà la vie éternelle ; car en vérité ils font trop de mal dans celle-ci. C’est à vous, madame, c’est à des grandes maîtresses des cœurs que je souhaite tout le contraire de cette vie éternelle et bienheureuse. Je vous souhaite cent ans de cette abominable vie mondaine, où vous faites criminellement tant de bien par l’indigne amour de la seule vertu. Que ne puis-je être le témoin de vos scandales, et me mettre aux pieds de votre altesse sérénissime et de votre auguste famille, avec le plus profond et le plus tendre respect !

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Malesherbes.

 

A Colmar, 24 Février 1754. (1)

 

 

          Monsieur, les maladies qui m’accablent, et qui me mènent où M. de La Reynière est allé (2), me privent de la consolation de vous témoigner de ma main combien je suis sensible à tout ce qui vous regarde. Permettez, monsieur, qu’en même temps j’aie l’honneur de vous adresser le procès-verbal ci-joint. Je mets aussi sous votre protection une lettre à monseigneur le chancelier. La calomnie va vite, et la vérité va lentement. Pourquoi faut-il qu’il soit si aisé de dire au roi que j’ai fait un livre impertinent, et qu’il soit si difficile de dire que je ne l’ai pas fait ? L’acte public (3) que j’ai l’honneur de vous envoyer doit servir au moins à démontrer mon innocence, s’il ne sert pas à faire cesser une persécution injuste. Personne n’est plus à portée que vous de rendre gloire à la vérité, et peut-être un mot de votre bouche, dit à propos, m’empêcherait de mourir hors de ma patrie. Quoi qu’il arrive, je serai jusqu’au dernier moment, avec bien de la reconnaissance et du respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

P.S. – Je vous supplie instamment de vouloir bien empêcher l’entrée d’un nouveau libelle intitulé : Nouveau volume du Siècle de Louis XIV, et imprimé à La Haye, chez Jean Van Duren.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Il venait de mourir d’indigestion. (G.A.)

 

3 – C’est le procès-verbal de la comparaison faite par devant notaire de l’Abrégé publié par Neaulme et du manuscrit de Voltaire. Voyez l’Essai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Colmar, le 24 Février 1754.

 

 

          Je ne vous écris point de ma main, mon cher et respectable ami. On dit que vous êtes malade comme moi ; jugez de mes inquiétudes. Voici le temps de profiter des voies du salut que le clergé ouvre à tous les fidèles. Si vous avez un Bayle dans votre bibliothèque, je vous prie de me l’envoyer par la poste, afin que je le fasse brûler, comme de raison, dans la place publique de la capitale des Hottentots, où j’ai l’honneur d’être. On fait ici de ces sacrifices assez communément ; mais on ne peut reprocher en cela à nos sauvages d’immoler leurs semblables, comme font les autres anthropophages. Des révérends pères jésuites fanatiques on fait incendier ici sept exemplaires de Bayle ; et un avocat-général de ce qu’on appelle le conseil souverain d’Alsace a jeté le sien tout le premier dans les flammes, pour donner l’exemple, dans le temps que d’autres jésuites, plus adroits, font imprimer Bayle à Trévoux (1) pour leur profit. Je cours risque d’être brûlé, moi qui vous parle, avec la belle Histoire de Jean Neaulme. Nous avons un évêque de Porentruy (qui eût cru qu’un Porentruy fût évêque de Colmar ?), ce Porentruy est grand chasseur, est grand buveur de son métier, et gouverne son diocèse par des jésuites allemands qui sont aussi despotiques parmi nos sauvages des bords du Rhin qu’ils le sont au Paraguay. Vous voyez quels progrès la raison a faits dans les provinces. Il y a plus d’une ville gouvernée ainsi ; quelques justes haussent les épaules et se taisent. J’avais choisi cette ville comme un asile sûr, dans lequel je pourrais surtout trouver des secours pour les Annales de l’Empire, et j’en ai trouvé pour mon salut plus que je ne voulais. Je suis prêt d’être excommunié solidairement avec Jean Neaulme. Je suis dans mon lit, et je ne vois pas que je puisse être enseveli en terre sainte. J’aurais la destinée de votre chère Adrienne (2), mais vous ne m’en aimerez pas moins.

 

          Portez-vous bien, je vous en prie, si vous voulez que j’aie du courage. J’en ai grand besoin. Jean Neaulme m’a achevé. Jeanne d’Arc viendra à son tour. Tout cela est un peu embarrassant avec des cheveux blancs, des coliques, et un peu d’hydropisie et de scorbut. Deux personnes de ce pays-ci se sont tuées ces jours passés ; elles avaient pourtant moins de détresse que moi ; mais l’espérance de vous revoir un jour me fait encore supporter la vie.

 

 

1 – En 1734. (G.A.)

 

2 – Adrienne Lecouvreur que d’Argental aima à la folie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 27 Février 1754 .(1)

 

 

          Madame, je ne suis qu’un vieux étourdi ; je me suis trop fié à ma mémoire, et, dans cette vie, il ne faut se fier qu’à votre altesse sérénissime.

 

 

Lothaire le Saxon en vingt-cinq couronné (2)…

 

 

          Voilà ce qu’il fallait mettre, conformément au corps de l’ouvrage. Ce sera la matière d’un petit errata.

 

Je compte incessamment avoir l’honneur de vous envoyer le second tome.

 

Dieu me garde de traiter l’histoire de Charles VI (3) et de marcher sur des cendres si chaudes, qui sont encore remplies de charbons ardents. J’en ai fait une histoire particulière, sur les lettres originales de tous les ministres ; mais cela n’est destiné qu’à l’arrière-cabinet de votre altesse sérénissime.

 

Sa dernière lettre pénètre mon cœur et le déchire. Sera-t-il possible que ma mauvaise santé me porte ailleurs, quand toute mon âme est dans le château d’Ernest-le-Pieux ? Mon corps est entre les mains de la nature, et un peu dans celles du gouvernement de France ; mais mon cœur n’appartient qu’à Gotha. Que j’ai mal fait, madame, de quitter cet asile de la vertu, de la générosité, de l’esprit, de la paix, des agréments !

 

Figurez-vous, madame, qu’un gros jésuite qui gouverne despotiquement le Palatinat me reproche les vérités que la loi de l’histoire m’a forcé de dire sur les papes. Un autre jésuite, qui gouverne le diocèse de Porentruy, où je suis, me poursuit pour la même cause. Ah ! madame, que Frédéric de Saxe, votre ancêtre, avait raison de combattre pour exterminer cette engeance ! Les moines sont nés persécuteurs, comme les tigres sont nés avec des griffes. Le clergé était institué pour prier Dieu, et non pour être tyran. Il est vrai que le fanatisme a fait plus de mal à votre maison qu’à moi, et que j’aurais tort de me plaindre. Je ne me plains que de ma destinée, qui m’empêche de venir moi-même mettre à vos pieds le second tome de ces Annales.

 

J’espère encore quelque chose du printemps, à moins que quelque descendant de Sergius III et de Marozie ne vienne m’excommunier et me poignarder ; mais le portrait de votre altesse sérénissime le fera fuir, comme chez nous l’eau bénite chasse les diables.

 

J’ai eu l’honneur de lui mander que j’avais retrouvé une copie de cet Essai sur l’histoire universelle. A quoi bon toutes ces histoires tristes ! J’aime mieux celle de Jean ; mais je suis honteux de parler de Jeanne avec mes cheveux gris. Je ne connais plus qu’un sentiment, celui du plus profond respect, de l’attachement, de la tendre reconnaissance qui me mettent aux pieds de votre altesse sérénissime.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Vers technique des Annales. (G.A.)

 

3 – Mort en 1740. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 28 Février 1754.

 

 

          Vous n’êtes pas accoutumé, mon cher et respectable ami, à recevoir des lettres de moi qui ne soient pas de ma main ; mais je n’en peux plus. Je viens d’écrire quatre pages (1) à madame Denis, et de faire bien des paquets. Pardonnez-moi donc, conservez-moi votre tendre amitié ; écoutez ou devinez mes raisons, et jugez-moi.

 

          Si j’avais de la santé, et si je pouvais, comme auparavant, travailler tout le jour et me passer de secours, j’irais très volontiers dans la solitude de Sainte-Palaie ; mais il me faut des livres, une ou deux personnes qui puissent me consoler quelquefois, une garde-malade, un apothicaire, et tout ce qu’on peut trouver de secours dans une ville, excepté des jésuites allemands. Ne vous faites point d’ailleurs d’illusion, mon cher ami. Le petit abbé (2) mourra dans le château où il est ; je ne vous en dis pas davantage, et vous devez me comprendre. Je ne vous ai demandé, non plus qu’à madame Denis, qu’un commissionnaire pour solliciter mes affaires chez M. Delaleu, pour aider madame Denis dans la vente de mes meubles, pour faire ses commissions comme les miennes, pour m’envoyer du café, du chocolat, les mauvaises brochures et les mauvaises nouvelles du temps, à l’adresse qu’on lui indiquerait. Je vous le demande encore instamment, en cas que vous puissiez connaître quelque homme de cette espèce. Je ne sais si un nommé Mairobert (3), qui trotte pour M. de Bachaumont, ne serait pas votre affaire.

 

          Vous devinez aisément par ma dernière lettre (4), mon cher ange, ce que je dois souffrir. Je n’ai autre chose à vous ajouter, sinon que je continuerai jusqu’à ma mort la pension que je fais à la personne que vous savez (5), et que je l’augmenterai dès que mes affaires auront pris un train sûr et réglé. Je lui en ai assuré d’ailleurs bien davantage ; et j’avais espéré, quand elle me força de revenir en France, la faire jouir d’un sort plus heureux. Je me flatte qu’elle aura du moins une fortune assez honnête ; c’est tout ce que je peux et que je dois, après ce que vous savez qu’elle m’a écrit. Ce dernier trait de mes infortunes a achevé de me déterminer. Je ne me plaindrai jamais d’elle ; je conserverai chèrement le souvenir de son amitié ; je m’attendrirai sur ce qu’elle a souffert ; et votre amitié, mon cher ange, restera ma seule consolation. Mon cher ange, je suis bien loin de verser des larmes sur mes malheurs, mais j’en verse en vous écrivant.

 

 

1 – Qui avait écrit à son oncle une lettre indigne. Voyez la lettre à d’Argental du 10 Mars. (G.A.)

 

2 – Chauvelin, détenu au Mont-Saint-Michel, puis dans la citadelle de Caen. (G.A.)

 

3 – Né en 1727, mort volontairement en 1779. (G.A.)

 

4 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

5 – Madame Denis. (G.A.)

 

 

1754 -Partie 5

 

 

 

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