CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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à M. Polier de Bottens.

 

Colmar, le 10 Février 1754.

 

 

          Votre lettre me touche sensiblement ; c’est une vraie peine pour moi de n’y pouvoir répondre de ma main ; mais le triste état de ma santé me prive de toutes les consolations. Je ne reçus point à Francfort les lettres dont vous faites mention. Votre dernière me fait voir que vous me conservez les bontés avec lesquelles vous m’aviez prévenu, et redouble l’envie que j’ai toujours eue de finir ma vie dans un pays libre, sous un gouvernement doux, loin des caprices des rois et des intrigues des cours. J’ai toujours pensé que l’air de Lausanne conviendrait mieux à ma santé que celui d’Angleterre ; mais je ne sais encore

 

 

Me si fata meis patiuntur ducere vitam

Auspiciis, et sponte mea componere curas.

 

VIRG., Æn., lib. IV.

 

 

          Je suis toujours gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France ; et, lorsque le roi de Prusse m’arracha à ma patrie, à ma famille, à mes amis, dans un âge avancé, pour cultiver avec lui la littérature, et pour lui servir de précepteur pendant deux années, j’eus besoin d’une permission expresse du roi mon maître. Je me suis retiré à Colmar pour y achever un petit abrégé de l’Histoire de l’Empire, que j’avais commencé en Allemagne ; mais j’ignore encore si je pourrai obtenir la permission d’aller finir mes jours sur les bords de votre lac. Je désirerais que M. Bousquet (1) entreprît une édition correcte de mes véritables ouvrages qu’on ne connaît pas, et qui sont en vérité fort différents de tout ce qui a paru jusqu’ici. Je souhaite passionnément que ma destinée me permette d’exécuter tous ces projets.

 

          Au reste, je suis un solitaire qui ne connais que mon cabinet, le coin de mon feu, pendant l’hiver, et le plaisir d’un peu de promenade pendant l’été. Je ne suis point sorti de ma chambre depuis que j’habite Colmar ; je mène la vie d’un philosophe et d’un malade. La conversation de quelques personnes instruites, et surtout la vôtre, monsieur, seraient mes seuls besoins et mes seuls délassements. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour me procurer une retraite aussi douce ; je sens par avance que vous me la rendez bien chère. Je ne peux pour le présent faire encore aucune disposition. Je vous prie seulement, monsieur, de vouloir bien remercier pour moi la personne qui m’offre l’appartement dont vous me parlez. Il faut aujourd’hui me borner à vous assurer de la sensible reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Imprimeur à Lausanne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 10 Février 1754. (1)

 

 

          Madame, j’aurais été un impertinent si, après que votre altesse sérénissime a eu la fièvre, je ne l’avais pas eue aussi. C’est ce qui m’a empêché de répondre plus tôt à toutes vos bontés.

 

          Mais, madame, faut-il que la petite-fille d’Ernest-le-Pieux veuille, par ses générosités, me faire tomber dans le péché de la simonie (2) ? Madame, il n’est pas permis de vendre les choses saintes. L’envie de vous plaire, le bonheur d’obéir à vos ordres m’est plus sacré que toutes les patènes de nos églises. Non, vous ne pouvez ignorer, madame, le plaisir que j’ai eu de faire un ouvrage que votre altesse sérénissime a cru pouvoir être utile. Elle m’a permis de l’embellir de son nom ; il a été commencé dans son palais, voilà sans doute la récompense la plus chère. Que la grandeur de votre âme pardonne à ma juste délicatesse.

 

          Grande maîtresse des cœurs, venez ici à mon secours ; je vous en conjure, empêchez la souveraine suprême de votre empire d’embarrasser une âme qui est toute entière à elle. Madame de Buchwald, madame de Sévigné de la Thuringe, parlez ferme. Dites hardiment à madame la duchesse que mon cœur, pénétré de la plus tendre reconnaissance, ne peut absolument accepter ses bienfaits. C’en est trop. N’en ai-je pas été assez comblé ? vous le savez ; vous n’y avez que trop contribué. Vous souvenez-vous de cette salle des Electeurs, de ces bontés, de ces attentions continuelles qui me font encore rougir ? N’ai-je pas encore avec moi des médailles si bien gravées, et qui le sont dans mon cœur encore mieux ? Faites comme vous l’entendrez. Fâchez son altesse sérénissime ; mais déclarez-lui qu’après le séjour que j’ai fait à Gotha, je ne veux absolument rien accepter (2). Vous savez, grande maîtresse, si on ne prend pas la liberté d’aimer votre souveraine pour elle-même.

 

          Voilà, madame, ce que je dis à madame de Buchwald. J’espère qu’elle prêtera à mes sentiments une éloquence qui vous désarmera. Pour moi, madame, je n’ai point de termes pour exprimer à votre altesse sérénissime combien je suis attaché à votre personne. Pourquoi ai-je quitté votre cour ? pourquoi n’y ai-je pas achevé ce qu’elle m’avait commandé ? Ma destinée est bien bizarre et bien malheureuse. Le jour que vous m’ordonnâtes, madame, de venir dans votre palais, je devais loger chez Friesleben (3). J’y serais encore ; j’y aurais travaillé à vous plaire. L’abominable scène de Francfort, à jamais honteuse pour le roi de Prusse, ne se serait point passée. Mais je fus si honteux d’être dans cette chambre des Electeurs, d’être servi par vos officiers, de n’aller que dans vos équipages, d’éprouver vos bontés renaissantes à chaque moment, que je n’osai pas en abuser davantage.

 

          Je parle très sérieusement, madame ; c’est cela seul qui m’a perdu. Mais aussi ce sont les mêmes bontés qui font le charme et la consolation de ma vie. Conservez-les-moi ; regardez-moi comme le plus zélé, le plus reconnaissant de tous vos serviteurs. Approcher de votre personne est ma gloire, ma récompense, mon bonheur ; ne me donnez rien. Mais votre altesse sérénissime va être bien étonnée. Je prends la liberté de vous faire un emprunt ; voici ce que c’est : un coquin de libraire de La Haye et de Berlin, nommé Jean Neaulme, a défiguré, comme le sait votre altesse sérénissime, une partie de certaine Histoire universelle. Je suis dans la nécessité de retravailler cet ouvrage si indignement mutilé. Je n’en ai point de copie. Il faut que toutes mes consolations me viennent de Gotha. Si votre altesse sérénissime daigne me prêter son exemplaire pour quelques mois, je le rendrai bien fidèlement. Je travaillerai à cet ouvrage, le reste de l’hiver, en Alsace, où je me suis retiré pour achever à mon aise les Annales de l’Empire. Ainsi, madame, tous mes travaux auront votre altesse sérénissime pour objet. Je la supplie donc très humblement de ne me rien envoyer par les banquiers de Francfort, mais de vouloir bien me faire parvenir ce manuscrit par la même voie qu’elle m’indiqua, quand elle voulut bien recevoir le premier volume des Annales de l’Empire.

 

          Me permettra-t-elle que je joigne ici un petit paquet pour M. de Rothberg ? Il s’agit de corrections essentielles dans les vers techniques (4). Rien ne peut mieux servir en effet à aider la mémoire ; mais il faut que la chronologie y soit exacte jusqu’au scrupule, et qu’il n’y ait pas la moindre faute d’inadvertance. Je ne veux pas tromper la jeunesse.

 

          Votre altesse sérénissime daigna, dans son avant-dernière lettre, me parler du bonheur de deux nouveaux mariés ; puissent-ils bientôt vous donner, madame, de nouveaux sujets ! Heureux ceux qui sont établis dans vos Etats ! M. de Valdener est probablement à votre cour. Il la fournit de filles d’honneur. J’allai le voir au château de son frère sur la fin de l’automne, uniquement pour lui parler de madame la duchesse de Saxe-Gotha. Depuis ce temps, je n’ai pas quitté ma retraite.

 

          Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime, madame, à ceux de monseigneur et de toute votre auguste famille, avec un cœur pénétré du plus profond respect, d’un attachement et d’une reconnaissance qui dureront autant que ma vie. Je supplie encore une fois votre altesse sérénissime de révoquer l’ordre de cette simonie, donné à Francfort.

 

 

1 – La duchesse lui offrait mille louis pour ses travaux historiques. (G.A.)

 

2 – Est-ce là le fait d’un avare ? (G.A.)

 

3 – A l’auberge des Hallebardes. (G.A.)

 

4 – Annales de l’Empire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Colmar, le 12 Février 1754.

 

 

          Tout malade que je suis, je me hâte de répondre aux bontés touchantes dont vous voulez bien m’honorer. Je ne peux pas vous écrire de ma main, mais mon cœur n’en est pas moins sensible à vos soins obligeants. Madame Goll et M. Dupont m’ont déjà fait connaître tout le prix de votre société, et votre lettre prévenante me confirme bien tout ce qu’ils m’en avaient dit. Il est vrai, monsieur, que j’ai toujours eu pour point de vue d’achever dans un pays libre et dans un climat sain la courte et malheureuse carrière à laquelle chaque homme est condamné. Lausanne m’a paru un pays fait pour un solitaire et pour un malade. J’avais eu dessein de m’y retirer il y a deux ans (1), malgré les bontés que me prodiguait alors le roi de Prusse. Le climat rigoureux de Berlin ne pouvait convenir à ma faible constitution. Messieurs du conseil de Berne me promirent leur bienveillance par la main de leur chancelier. M. Polier de Bottens m’a écrit plusieurs lettres d’invitation. Celle que je reçois de vous augmente bien mon désir d’aller à Lausanne. Si M. Bousquet voulait donner une édition de mes véritables ouvrages, que, j’ose vous dire, on ne connaît pas, et qui ont toujours été imprimés d’une manière ridicule, ce serait pour moi un amusement dans la solitude que ma vieillesse, ma mauvaise santé, et mon goût, me prescrivent.

 

          A l’égard des personnes dont vous me faites l’honneur de me parler, vous pouvez les assurer qu’elles sont très mal informées. Je ne les verrais probablement pas si j’achetais une maison dans vos quartiers, ou, si je les voyais, ce ne serait que pour leur faire du bien.

 

          A l’égard de M. Bousquet, je n’aurais d’autres conventions à prendre avec lui que de lui recommander de la netteté, de la propreté, et de l’exactitude, et de lui offrir ma bourse s’il en avait besoin. J’ai l’honneur d’être, à la vérité, gentilhomme de la chambre du roi de France ; mais je suis officier honoraire et sans fonctions, et je peux présumer que le roi mon maître me permettrait, en voyageant pour ma santé, de m’arrêter à Lausanne. Il faudrait attendre les beaux jours pour ce voyage. Ces jours, monsieur, seront beaucoup plus beaux pour moi, si je peux vous témoigner de vive voix ma reconnaissance pour vos attentions.

 

          Il y a longtemps que j’ai l’honneur de connaître M. de Montolieu (2) ; sa société ferait le charme de ma vie dans ma retraite. Permettez-moi de l’assurer ici de mon dévouement.

 

          Agréer les assurances de ma sensibilité, et de la vive reconnaissance avec lesquelles j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Epoque où il voulait dédier Rome sauvée aux avoyers de Berne dont Lausanne dépendait. (G.A.)

 

2 – Père sans doute de celui qui épousa plus tard mademoiselle Polier de Bottens, alors âgée de trois ans. Voyez les lettres à d’Arnaud, année 1748. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le clerc de Montmercy.

 

A Colmar, 14 Février 1754. (1)

 

 

          Je n’ai reçu qu’hier, monsieur, par les voitures publiques, les Ecarts de l’Imagination, ou plutôt les beautés de votre imagination. Je vous remercie d’abord, comme homme de lettres et comme citoyen, de la justice que vous rendez à MM. d’Alembert et Diderot ; et après m’’être acquitté de ce devoir, je remplis le second, en vous disant combien je suis sensible à l’indulgence que vous m’avez témoignée. Le goût et l’esprit philosophique qui règnent dans votre ouvrage m’inspirent de l’estime et de l’amitié pour l’auteur.

 

          Les maladies qui m’accablent m’empêchent de vous assurer de ma main de ces sentiments véritables avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

au père de Menoux.

 

A Colmar, le 17 Février 1754.

 

 

          Vous ne vous souvenez peut-être plus, mon révérend Père, d’un homme qui se souviendra de vous toute sa vie. Cette vie est bientôt finie. J’étais venu à Colmar pour arranger un bien assez considérable que j’ai dans les environs de cette ville. Il y a trois mois que je suis dans mon lit. Les personnes les plus considérables de la ville m’ont averti que je n’avais pas à me louer des procédés du P. Merat (1), que je crois envoyé ici par vous. S’il y avait quelqu’un au monde dont je pusse espérer de la consolation, ce serait d’un de vos Pères et de vos amis que j’aurais dû l’attendre. Je l’espérais d’autant plus que vous savez combien j’ai toujours été attaché à votre société et à votre personne. Il n’y a pas deux ans que je fis les plus grands efforts pour être utile aux jésuites de Breslau. Rien n’est donc plus sensible ici pour moi que d’apprendre, par les premières personnes de l’Eglise, de l’épée, et de la robe, que la conduite du P. Merat n’a été ni selon la justice ni selon la prudence. Il aurait dû bien plutôt me venir voir dans ma maladie, et exercer envers moi un zèle charitable, convenable à son état et à son ministère, que d’oser se permettre des discours et des démarches qui ont révolté ici les plus honnêtes gens, et dont M. le comte d’Argenson, secrétaire d’Etat de la province, qui a de l’amitié pour moi depuis quarante ans, ne peut manquer d’être instruit. Je suis persuadé que votre prudence et votre esprit de conciliation préviendront les suites désagréables de cette petite affaire. Le P. Merat comprendra aisément qu’une bouche chargée d’annoncer la parole de Dieu ne doit pas être la trompette de la calomnie, qu’il doit apporter la paix et non le trouble, et que des démarches peu mesurées ne pourront inspirer ici que de l’aversion pour une société respectable qui m’est chère, et qui ne devrait point avoir d’ennemis.

 

          Je vous supplie de lui écrire ; vous pourrez même lui envoyer ma lettre, etc.

 

 

1 – Jésuite missionnaire. (G.A.)

 

 

 

1754 - Partie 3

 

 

 

 

 

 

 

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