CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

1754---Partie-22.jpg

Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Prangens, pays de Vaud, 25 Décembre 1754.

 

 

          Mon cher ange, vous ne cessez de veiller, de votre sphère, sur la créature malheureuse dont votre providence s’est chargée. Je suis toujours très malade dans le château de Prangins, en attendant que mes forces revenues, et la saison plus douce, me permettent de prendre les bains d’Aix, ou plutôt en attendant la fin d’une vie remplie de souffrances. Ma garde-malade vous fait les plus tendres compliments, et joint ses remerciements aux miens. Je n’ai ici encore aucun de mes papiers que j’ai laissés à Colmar ; ainsi je ne peux vous répondre ni sur les Chinois, ni sur les Tartares, ni sur les lettres que M. de Lorges (1) veut avoir. Je crois au reste que ces lettres seraient assez inutiles. Je suis très persuadé des sentiments que l’on conserve, et des raisons que l’on croit avoir. Je sais trop quel mal cet indigne avorton d’une Histoire universelle, qui n’est certainement pas mon ouvrage, a dû me faire ; et je n’ai qu’à supporter patiemment les injustices que j’essuie. Je n’ai de grâce à demander à personne, n’ayant rien à me reprocher. J’ai travaillé, pendant quarante ans, à rendre service aux lettres ; je n’ai recueilli que des persécutions ; j’ai dû m’y attendre, et je dois les savoir souffrir. Je suis assez consolé par la constance de votre amitié courageuse.

 

          Permettez que j’insère ici un petit mot de lettre (2) pour Lambert, dont je ne conçois pas trop les procédés. Je vous prie de lire la lettre, de la lui faire rendre, et, si vous lui parliez, je vous prierais de le corriger ; mais il est incorrigible, et c’est un libraire tout comme un autre.

 

          Je ne peux rien faire dans la saison où nous sommes, que de me tenir tranquille. Si les maux qui m’accablent, et la situation de mon esprit, pouvaient me laisser encore une étincelle de génie, j’emploierais mon loisir à faire une tragédie qui pût vous plaire ; mais je regarde comme un premier devoir de me laver de l’opprobre de cette prétendue Histoire universelle, et de rendre mon véritable ouvrage digne de vous et du public. Je suis la victime de l’infidélité et de la supposition la plus condamnable. Je tâcherai de tirer de ce malheur l’avantage de donner un bon livre qui sera utile et curieux. Je réponds assez des choses dont je suis le maître, mais je ne réponds pas de ce qui dépend du caprice et de l’injustice des hommes. Je ne suis sûr de rien que de votre cœur. Comptez, mon cher ange, qu’avec un ami comme vous on n’est point malheureux. Mille tendres respects à madame d’Argental et à tous vos amis.

 

 

1 – Le duc de Lorges. (G.A.)

 

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Prangins, par Nyon, pays de Vaud, 26 Décembre 1754.

 

 

          Vous êtes aussi essentiel qu’aimable, mon cher ami ; je vous parlerai d’affaires aujourd’hui. J’ai laissé cinq caisses entre les mains de Turckeim de Colmar, frère de Turckeim de Strasbourg. Je lui ai mandé, il y a un mois, de les faire partir, et je n’ai point eu de ses nouvelles. C’est l’affaire des messagers, me dira-t-on, ce n’est pas celle d’un avocat éloquent et philosophe ; j’en conviens, mais ce sera celle d’un ami. Je vous demande en grâce de parler ou de faire parler à ce Turckeim. Ces caisses contiennent les livres et les habits de madame Denis et les miens, et nous ne pouvons nous passer ni d’habits ni de livres. Nous sommes venus passer l’hiver dans un beau château, où il n’y a rien de tout cela, et nous comptions trouver nos caisses à notre arrivée. J’ai donné au sieur Turckeim les instructions nécessaires ; je n’ai pas même oublié de lui recommander de payer les droits, en cas qu’on en doive, pour dix-huit livres de café qui sont dans une des caisses. Je l’ai prié de se munir d’une recommandation de M. Hermani pour le bureau qui est près de Bâle. Je n’ai rien négligé, et je n’en suis pas plus avancé. Il semble que mes ballots soient à la Chine, et Turckeim aussi ; mais vous êtes à Colmar, et j’espère en vous. J’ai écrit deux fois, en dernier lieu, à ce Turckeim, par madame Goll ; mais, pendant ce temps-là, elle était occupée du départ de son cher mari pour l’autre monde, et elle aura pu fort bien oublier de faire rendre mes lettres. Je m’imagine qu’elle ira pleurer son cher Goll à Lausanne (1), et que madame de Klinglin n’aura plus de rivale à Colmar.

 

          Je n’ai point encore vu M. de Brenles ; mais il viendra bientôt, je crois, nous voir dans notre belle retraite. Nous nous entretiendrons de vous et du révérend père Kroust (2), pour peu que M. de Brenles aime les contrastes. Je resterai ici jusqu’à la saison des eaux. Je n’ai pas trouvé dans le pays de Vaud le brillant et le fracas de Lyon, mais j’y ai trouvé les mêmes bontés. Les deux seigneurs de la régence de Berne m’ont fait tous deux l’honneur de m’écrire, et de m’assurer de la bienveillance du gouvernement. Il ne me manque que mes caisses. Permettez donc que je vous envoie le billet de dépôt dudit Turckeim ; le voici. Je lui écris encore. Je me recommande à vos bontés.

 

          Notez bien qu’il doit envoyer ces cinq caisses par Bâle, à M. de Ribeaupierre, avocat à Nyon, pays de Vaud. J’aimerais mieux vous parler de Cicéron et de Virgile, mais les caisses l’emportent. Adieu ; je vous demande pardon, et je vous embrasse.

 

 

1 – Madame Goll était une d’Hermenches. (G.A.)

 

2 – Un des jésuites de Colmar. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Prangins, pays de Vaud, 30 Décembre 1754.

 

 

          Je vous souhaite une bonne année, mon cher ange, à vous, à madame d’Argental, à M. de Pont de Veyle, à tous vos amis. Mes années seront bien loin d’être bonnes ; je les passerai loin de vous. Les bains d’Aix ne me rendront pas la santé ; je voudrais que l’envie de vous plaire me rendît assez de génie pour arranger les Chinois à votre goût ; mais l’aventure du Triumvirat (1) fait trembler les sexagénaires ;

 

 

Solve senescentem.  .  .  .  .  .  . .  . .  .  .  .  . HOR., lib. I, ep. I.

 

 

          Il est vrai que le Triumvirat aurait réussi, si j’avais été à Paris ; l’auteur ne sait pas l’obligation qu’il avait à ma présence pour son Catilina. On commence à me regarder actuellement comme un homme mort ; c’est ce qui fait que Nanine a réussi, en dernier lieu. Le mot de Proscription, qu’on lisait sur les décorations du Triumvirat, était fait pour moi. Cela me donne un peu de faveur. Si les comédiens entendaient leurs intérêts, ils joueraient à présent toutes mes pièces, et je ne désespérerais pas qu’Oreste n’eût quelque succès ; mais je ne dois plus me mêler des vanités de ce monde.

 

          Je vous demande pardon, mon cher et respectable ami, de vous importuner de mes plaintes contre Lambert. Je vous supplie de lui faire parvenir cette nouvelle lettre (2), et d’exiger de lui qu’il envoie chez madame Denis tous mes livres ; c’est assurément un détestable correspondant. Je suis honteux de lui écrire une lettre plus longue qu’à vous ; mais il faut épargner ce port, et j’ai tant à me plaindre de Lambert que je n’ai pu être court avec lui. Madame Denis, ma garde-malade, vous fait mille compliments.

 

 

 

1 – A la première représentation, 23 Décembre, cette tragédie de Crébillon ne fit nul effet. (G.A.)

 

2 – On ne l’a pas. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Prangins, 31 Décembre 1754.

 

 

          Puisque les hommes sont assez barbares pour punir de mort la faute d’une fille qui dérobe une petite masse de chair aux misères de la vie, il fallait donc ne pas attribuer l’opprobre et les supplices à la façon de cette petite masse de chair. Je recommande cette malheureuse fille à votre philosophie généreuse. Nous espérons avoir l’honneur de vous voir à Prangins, quand vous aurez fini cette triste affaire. Il est vrai que nous sommes, ma nièce et moi, dans une maison d’emprunt, et qu’il s’en faut beaucoup que nous ayons un ménage monté ; mais le régisseur de la terre nous aide, et nous sommes d’ailleurs des philosophes ambulants qui, depuis quelque temps, ne sommes point accoutumés à nos aises.

 

          Nous resterons à Prangins jusqu’à ce que nous puissions nous orienter. Je vois qu’il est très difficile d’acquérir ; qu’importe, après tout, pour quatre jours qu’on a à vivre, d’être locataire ou propriétaire ? La chose vraiment importante est de passer ces quatre jours avec des êtres pensants.

 

          Je n’en connais point avec qui j’aimasse mieux achever ma vie que M. et madame de Brenles ; nous n’avons de compatriotes que les philosophes, le reste n’existe pas. Je reçois, dans le moment, une lettre de la pauvre madame Goll : son sort est fort triste d’avoir été obligée d’épouser un Goll, et de l’avoir perdu. On la chicane sur tout ; on ne lui laissera rien. Le mieux qu’elle puisse faire serait de venir se retirer avec nous auprès de Lausanne. Je lui ai offert la maison que je n’ai pas encore ; j’espère qu’elle et moi nous serons logés l’un et l’autre des mains de l’amitié.

 

Je m’unis à mon oncle, madame, pour vous prier de faire l’honneur à deux ermites de les venir voir, dès que M. de Brenles sera libre. Il y a longtemps que j’ai celui de vous connaître de réputation, et, par conséquent, la plus grande envie de jouir de votre aimable société. Je vous jure que si je n’étais pas garde-malade, je serais demain à Lausanne, pour vous dire combien je suis sensible à toutes vos politesses, et le désir que j’ai de mériter votre amitié. DENIS.

 

 

          Venez donc l’un et l’autre quand vous pourrez dans ce vaste ermitage, où vous ne trouverez que bon visage d’hôte. Venez recevoir mes tendres remerciements ; venez ranimer un malade, et vous charmerez sa garde.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. Il manque aussi une épître au même ministre sur le même sujet. Voltaire y disait :

 

Rendez-, rendez heureux l’avocat qui m’engage ;

Donnez-lui les grandeurs d’un prévôt de village. (G.A.)

 

 

 

 

 1754 - Partie 22

 

 

Commenter cet article