CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 21
Photo de KHALAH
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Au château de Prangins, près de la ville de Nyon
au pays de Vaud, en Suisse, 16 Décembre 1754 (1).
Madame, je reçois au bord du plus beau lac du monde la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore. Ce n’est pas dans le seul cabaret de Colmar que j’ai rencontré madame la margrave de Bareuth ; j’ai eu encore l’honneur de lui faire ma cour dans une auberge de Lyon. J’avais, sans le savoir, l’air de courir après elle comme un héros de roman. Mais votre altesse sérénissime sait que c’est pour vous seule que j’aurais voulu faire de telles entreprises. J’ai laissé madame la margrave aller à Avignon en terre papale. Je ne crois pas qu’elle s’y convertisse à notre sainte foi catholique, comme a fait la princesse de Hesse. Elle me paraît un peu plus loin du royaume des cieux. Qui aurait dit que la descendante de Philippe de Hesse le Magnanime deviendrait un des confesseurs de notre Eglise ? Il ne reste plus, madame, à conquérir qu’une belle âme comme la vôtre, pour rendre notre triomphe complet. Que ne puis-je venir prêcher votre altesse sérénissime avec Jeanne, Agnès, et le père Grisbourdon ! mais la Providence m’a fait aller à Lyon pour de viles affaires temporelles. Elle m’a fait passer par Genève pour éprouver ma foi ; elle me retient sur les bords du lac Léman, avec un rhumatisme goutteux, pour éprouver ma patience, et elle m’a éloigné de Gotha pour me punir de mes péchés. Cette nièce, que votre bonté daigne honorer de son estime, la mérite bien en conduisant partout son malade. Je me console d’être ici, dans l’espérance de repasser par l’Alsace, et de pouvoir encore venir me mettre à vos pieds. Les forêts de Thuringe auraient plus de charmes pour moi que la ville de Lyon et que le lac qui est sous mes fenêtres ! J’ai vu de beaux pays, madame ; mais c’est à Gotha qu’est le bonheur. Heureux ceux qui approchent de votre personne ! je les envie tous.
Je suis sensiblement affligé d’apprendre que votre altesse sérénissime a été malade. La grande maîtresse des cœurs aura passé tout ce temps-là sans dormir. Conservez, madame, une santé si précieuse. Il est vrai que je comptais faire un tour à Manheim, sur la fin de l’hiver, pour pouvoir être à vos pieds au printemps. La destinée m’a ballotté ailleurs. Elle me joue souvent de vilains tours ; mais je la défie d’altérer les sentiments de mon profond respect et de mon attachement pour votre altesse sérénissime et pour toute votre auguste famille.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot.
Au château de Prangins, pays de Vaud, le 19 Décembre 1754.
Me voilà si perclus, mon ancien ami, que je ne peux écrire de ma main. Vous avez donc aussi des rhumatismes, malgré votre régime du lait ?
Vous ne sauriez croire avec quelle sensibilité j’entre dans le petit détail que vous me faites de ce que vous appelez votre fortune. On ne s’ouvre ainsi qu’à ceux qu’on aime, et j’ai, depuis environ quarante ans, compté toujours sur votre amitié. Vous devez vivre à Paris gaiement, librement, et philosophiquement.
Ces trois adverbes joints font admirablement.
Mol., Fem. Sav., act III, sc. II.
Mais, certes, vous me contez des choses merveilleuses, en m’apprenant que votre ancien Pollion, et l’Orphée (1) aux triple croches, et Ballot-l’imagination, ne vivent plus ni avec Pollion ni avec vous.
Le diable se met donc dans toutes les sociétés, depuis les rois jusqu’au philosophes.
Je ne savais pas que vous connussiez M. de Sireuil. Il me paraît, par ses lettres, un fort galant homme. Je suis persuadé que lorsqu’il s’arrangea avec Royer pour me disséquer, il m’en aurait instruit s’il avait vu où me prendre. Il faut que ce soit le meilleur homme du monde ; il a eu la bonté de s’asservir au canevas de son ami Royer ; il fait dire à Jupiter :
Les Grâces
Sont sur vos traces ;
Un tendre amour
Veut du retour.
Comme le parterre n’est pas tout à fait si bon, il pourrait, pour retour, donner des sifflets. Royer est un profond génie ; il joint l’esprit de Lulli à la science de Rameau, le tout relevé de beaucoup de modestie. C’est dommage que madame Denis, qui se connaît un peu en musique (2), n’ait pas entendu la sienne ; mais madame de La Popelinière l’avait entendue autrefois, et il me semble qu’elle n’en avait pas été édifiée. D’honnêtes gens m’ont mandé de Paris qu’on n’achèverait pas la pièce. J’en suis fâché pour messieurs de l’Hôtel-de-Ville (3), car voilà les décorations de la terre, du ciel, et des enfers, à tous les diables. M. de Sireuil en sera pour ses vers, Royer pour ses croches, et le prévôt des marchands pour son argent. Pour moi, en qualité de disséqué, j’ai présenté mon cahier de remontrances au musicien et au poète. Il me prend fantaisie de vous en envoyer copie, et de vous prier de faire sentir à M. de Sireuil l’énormité du danger, les parodies de la Foire, et les torche-culs de Fréron. C’est bien malgré moi que je suis obligé de parler encore de vers et de musique :
Nunc itaque et versus et cætera ludicra pono.
HOR., lib. I, ep. I.
Je bois des eaux minérales (4) de Prangins, en attendant que je puisse prendre les bains d’Aix en Savoie. Tout cela n’est pas l’eau d’Hippocrène.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Madame Denis vous est bien obligé de votre souvenir ; elle vous fait ses compliments. Quand vous voudrez écrire à votre ancien ami le paralytique, ayez la bonté d’adresser votre lettre à M. Tronchin, banquier à Lyon.
1 – La Popelinière et Rameau. (G.A.)
2 – C’était une élève de Rameau. (G.A.)
3 – La ville de Paris avait alors l’administration de l’Opéra. (G.A.)
4 – Cette source est aujourd’hui abandonnée. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Au château de Prangins, le 19 Décembre 1754.
J’apprends, mon cher ami, qu’on a fait chez vous une nouvelle lecture des Chinois, et que les trois magots n’ont pas déplu ; cependant, s’il vous prend jamais fantaisie d’exposer en public ces étrangers, je vous prie de m’en avertir à l’avance, afin que je puisse encore donner quelques coups de crayon à des figures si bizarres. Voici le temps funeste où Royer et Sireuil vont me disséquer. Figurez-vous que j’avais fait donner à Pandore une très honnête fête dans le ciel par le maître de la maison ; je vous en fais juge. Un musicien doit-il être embarrassé à mettre en musique ces paroles :
Aimez, aimez, et régnez avec nous ;
Le dieu des dieux est seul digne de vous.
Sur la terre on poursuit avec peine
Des plaisirs l’ombre légère et vaine ;
Elle échappe, et le dégoût la suit.
Si Zéphire un moment plaît à Flore,
Il flétrit les fleurs qu’il fait éclore ;
Un seul jour les forme et les détruit.
Aimez, aimez, et régnez avec nous ;
Le dieu des dieux est seul digne de vous.
Les fleurs immortelles
Ne sont qu’en nos champs ;
L’Amour et le Temps
Ici n’ont point d’ailes
Aimez, aimez, et régner avec nous.
Acte III.
On a substitué à ces vers :
Les grâces
Sont sur vos traces ;
Régnez,
Triomphez ;
Un tendre amour
Veut du retour.
C’est ainsi que tout l’opéra est défiguré. Je demande justice, et la justice consiste à faire savoir le fait.
Tandis que Royer me mutile, la nature m’accable de maux, et la fortune me conduit dans un château solitaire, loin du genre humain, en attendant que je puisse aller chercher aux bains d’Aix en Savoie une guérison que je n’espère pas. Je vous rends compte de toutes les misères de mon existence. Ce ne sont ni les acteurs de Lyon, ni le parterre, ni le public, qui m’ont fait abandonner cette belle ville. Je vous dirai en passant qu’il est plaisant que vous ayez à Paris Drouin et Bellecour, tandis qu’il y a à Lyon trois acteurs très bons, et qui deviendraient à Paris encore meilleurs ; mais c’est ainsi que le monde va. Je le laisse aller, et je souffre patiemment. Je souhaite que ma nièce ait toujours assez de philosophie pour s’accoutumer à la solitude et à mon genre de vie. Je ne suis point embarrassé de moi, mais je le suis de ceux qui veulent bien joindre leur destinée à la mienne ; ceux-là ont besoin de courage. Adieu ; je vous embrasse mille fois.
à M. de Brenles.
Au château de Prangins près Nyon, 20 Décembre 1754.
Je crains, monsieur, que vous ne soyez malade comme moi. Madame Goll m’avait fait craindre pour votre poitrine, et rien ne peut me rassurer qu’une lettre de vous. J’aurais couru à Lausanne, si les douleurs continuelles dont je suis tourmenté me l’avaient permis. La première chose que j’ai faite, en arrivant à Prangins, a été de vous en donner part ; et le premier sentiment que j’ai éprouvé a été de me rapprocher de vous. Les médecins m’ont conseillé les eaux d’Aix ; ceux de Lyon et de Genève se sont réunis dans cette décision ; mais moi je me conseille votre voisinage, et la solitude.
J’ai reçu une lettre de M. l’avoyer de Steiger, que j’avais eu l’honneur de voir à Plombières ; il me conserve les mêmes bontés qu’il me témoigna alors ; ainsi, monsieur, je suis plus que jamais dans les sentiments que je vous confiai, quand j’étais à Colmar, et que vous daignâtes approuver. Je crois qu’il ne peut plus être question d’Allaman, ni d’aucune autre terre seigneuriale, puisque les lois de votre pays ne permettent pas ces acquisitions à ceux qui sont aussi attachés aux papes que je le suis. J’ai donc pris le parti de me loger, pour quelque temps, au château de Prangins, dont le maître (1) est ami de ma famille. J’y suis comme un voyageur, ayant du roi mon maître la permission de voyager. Ma mauvaise santé ne sera qu’une trop bonne excuse, si je me fixe dans quelque douce retraite, à portée de vous, et si j’y finis mes jours dans une heureuse obscurité. On m’a parlé d’une maison près de Lausanne, appelée la Grotte, où il y a un beau jardin. On dit aussi que M. d’Hervart, qui a une très belle maison près de Vevai, pourrait la louer ; permettez que je vous demande vos lumières sur ces arrangements. C’est à vous, monsieur, à achever ce que vous avez commencé. C’est vous qui m’avez fait venir dans votre patrie ; je n’ai l’air que d’y voyager, mais vous êtes capable de m’y fixer entièrement.
J’ai reçu une lettre de M. de Bottens (2) qui me paraît concourir aux vues que j’ai depuis longtemps. Je ne sais si M. des Gloires est à Lausanne ; il m’a paru avoir tant de mérite que je le crois votre ami. Je ne demande à la nature que la diminution de mes maux, pour venir profiter de la société de ceux avec qui vous vivez, et surtout de la vôtre. La retraite où mes maux me condamnent m’exclut de la foule ; mais un homme tel que vous sera toujours nécessaire au bonheur de ma vie. Je crois que voici bientôt le temps où vous allez être père, si on ne m’a point trompé. Je souhaite à madame de Brenles des couches heureuses, et un fils digne de vous deux. Madame Denis, ma nièce, vous assure l’un et l’autre de ses obéissances. Vous ne doutez pas, monsieur, des sentiments de reconnaissance et d’amitié qui m’attachent tendrement à vous.
J’aurais souhaité que M. Bousquet (3) n’eût point mandé à Paris mes desseins.
1 – Guiguer. (G.A.)
2 – Polier de Bottens. (G.A.)
3 – Un des imprimeurs de Lausanne. (G.A.)