CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 20
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à M. le comte d’Argental.
Lyon, le 13 Novembre 1754.
Sæpe premente deo, fert deux alter opem.
OVID., Trist., I, eleg II.
Mandez-moi donc, mon cher ange, s’il est vrai que je suis aussi malheureux qu’on le dit, et s’il y a une édition à Paris de cette ancienne rapsodie qui ne devait jamais paraître. J’ai vu à Lyon, dans mon cabaret, M. le maréchal de Richelieu, qui craint comme moi cette nouvelle cruauté de ma destinée. Peut-être avons-nous pris trop d’alarmes sur un bruit qui s’est déjà renouvelé plusieurs fois ; mais, après l’aventure de la prétendue Histoire universelle, tout est à craindre. Ma situation est un peu pénible ; j’ai fait sans aucun fruit un voyage précipité de cent lieues ; je suis tombé malade dans une ville où je ne puis guère rester avec décence, n’étant pas dans les bonnes grâces de votre oncle, et ma mauvaise santé m’empêche d’aller ailleurs. J’attends de vos nouvelles ; il me semble que vos lettres sont un remède à tout. Ma nièce et moi nous vous embrassons de tout notre cœur.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Lyon, 29 Novembre 1754.
Mon héros, on vous appelait Thésée à la bataille de Fontenoy ; vous m’avez laissé à Lyon comme Thésée laissa son Ariane dans Naxos. Je ne suis ni aussi jeune ni aussi frais qu’elle, et je n’ai pas eu recours comme elle au vin pour me consoler.
Je resterai à Lyon, si vous devez y repasser.
Il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’on disait de la Pucelle ; ainsi je vous supplie de n’en faire aucune mention dans vos capitulaires. Je n’ai d’autre malheur que d’être privé de votre présence et de la faculté de digérer ; mais avec ces deux privations on est damné.
Daignez vous souvenir, dans votre gloire, d’un oncle et d’une nièce qui ne sont que pour vous sur les bords du Rhône ; et tenez-moi compte des efforts que je fais pour ne pas vous ennuyer de quatre pages. Mon respect pour vos occupations impose silence à la bavarderie de mon cœur, qui court après vous, qui vous adore, et qui se tait. VOLTAIRE.
P.S. – M. le marquis de Montpezat m’a donné, en passant, d’un élixir qui me paraît fort joli. Si jamais vous avez mal à la tête, à force de donner des audiences, il vous guérira. Mais moi, rien ne me guérit, et je n’ai de consolation que dans l’espérance de vous revoir encore, et de vous renouveler mes tendres respects.
à M. le comte d’Argental.
Lyon, le 2 Décembre 1754.
Est-il possible que je ne reçoive point de lettres de mon cher ange ! Les bontés qu’on a pour moi à Lyon, et l’empressement d’un public de province, beaucoup plus enthousiasmé que celui de Paris, le premier jour (1) de Mérope, ne guérissent point les maladies dont je suis accablé, ne consolent point mes chagrins et ne bannissent point mes craintes ; c’est de vous seul que j’attends du soulagement. On me donne tous les jours des inquiétudes mortelles sur cette maudite Pucelle. Il est avéré que mademoiselle du Thil (2) la possède ; elle l’a trouvée chez feu madame du Châtelet. Il n’est que trop vrai que Pasquier avait lu le chant de l’Âne chez un homme qui tient son exemplaire de mademoiselle du Thil, et que Thieriot a eu une fois raison. Je me rassurais sur son habitude de parler au hasard, mais le fait est vrai. Un polisson nommé Chévrier a lu tout l’ouvrage, et enfin il y a lieu de croire qu’il est entre les mains d’un imprimeur, et qu’il paraîtra aussi incorrect et aussi funeste que je le craignais. Cependant je ne peux ni rester à Lyon, dans de si horribles circonstances, ni aller ailleurs, dans un état où je ne peux me remuer. Je suis accablé de tous côtés, dans une vieillesse que les maladies changent en décrépitude, et je n’attends de consolation que de vous seul. Je vous demande en grâce de vous informer, par vos amis et par le libraire Lambert, de ce qui se passe, afin que du moins je sois averti à temps, et que je ne finisse pas mes jours avec Talhouet (3). Je vous ai écrit trois fois de Lyon ; votre lettre me sera exactement rendue ; je l’attends avec la plus douloureuse impatience, et je vous embrasse avec larmes. Vous devez avoir pitié de mon état, mon cher ange.
1 – Voyez notre Avertissement en tête de Mérope, et, le Commentaire historique. (G.A.)
2 – Ancienne femme de chambre de madame du Châtelet. (G.A.)
3 – Incarcéré à Pierre-Encise. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Lyon, le 3 Décembre 1754.
Votre lettre, mon ancien ami, m’a fait plus de plaisir que tout l’enthousiasme et toutes les bontés dont la ville de Lyon m’a honoré. Un ami vaut mieux que le public. Ce que vous me dites d’une douce retraite avec moi, dans le sein de l’amitié et de la littérature, me touche bien sensiblement. Ce ne serait peut-être pas un mauvais parti pour deux philosophes qui veulent passer tranquillement leurs derniers jours. J’ai avec moi, outre ma nièce, un Florentin (1) qui a attaché sa destinée à la mienne. Je compte m’établir dans une terre sur les lisières de la Bourgogne, dans un climat plus chaud que Paris, et même que Lyon, convenable à votre santé et à la mienne.
Je n’étais venu à Lyon uniquement que pour voir M. le maréchal de Richelieu, qui m’y avait donné rendez-vous. C’est une action de l’ancienne chevalerie. Dieu, qui éprouve les siens, ne l’a pas récompensée. Il m’a affublé d’un rhumatisme goutteux qui me tient perclus. On me conseille les eaux d’Aix en Savoie, on les dit souveraines ; mais je ne suis pas encore en état d’y aller, et je reste au lit en attendant.
Le hasard, qui conduit les aventures de ce monde, m’a fait rencontrer au cabaret, à Colmar et à Lyon, madame la margrave de Bareuth, sœur du roi de Prusse, qui m’a accablé de bontés et de présents. Tout cela ne guérit pas les rhumatismes. Ce que je redoute le plus, ce sont les sifflets dont on menace la Pandore de Royer ; c’est un des fléaux de la boite. Cet opéra, un tant soit peu métaphysique, n’est point fait pour votre public. M. Royer a employé M. de Sireuil, ancien porte-manteau du roi, pour changer ce poème, et le rendre plus convenable au musicien. Il ne reste de moi que quelques fragments ; mais, malgré tous les soins qu’on a pu prendre sans me consulter, je crains également pour le poème et pour la musique. Si on a quelques justice, on ne me doit tout au plus que le tiers des sifflets.
A l’égard de Jeanne d’Arc, native de Domremi, je me flatte que la dame qui la possède par une infidélité, ne fera pas celle de la rendre publique. Une fille ne fournit point de pucelles.
Je vous prie, mon ancien ami, de présenter mes hommages à la chimiste, à la musicienne, à la philosophe chez qui (2) vous vivez. Elle me fait trembler ; vous ne la quitterez pas pour moi.
Madame Denis vous fait ses compliments. Je vous embrasse, de tout mon cœur. Quand vous aurez un quart d’heure à perdre, écrivez à votre ancien ami.
Qu’est devenu Ballot-l’imagination (3) ? Comment se porte Orphée-Rameau ?
Quid agis ? quomodo vales ? Farewell.
1 – Colini. (G.A.)
2 – Madame de La Popelinière. (G.A.)
3 – Balot de Sovot, mort en 1761. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
De mon lit, à Lyon, le 4 Décembre 1754.
Mon cher ange, votre consolante lettre, adressée à Colmar, est venue enfin à Lyon calmer une partie de mes inquiétudes. Vous aurez tout ce que vous daignez demander, et je ferai tout transcrire pour vous, dès que je serai quitte d’une goutte sciatique qui me retient au lit. J’éprouve tous les maux à la fois, et je perds dans les voyages et dans les souffrances un temps précieux que je voudrais employer à vous amuser. Il me semble que je suis las du public, et que vous êtes ma seule passion. Je n’ai plus le cœur au travail que pour vous plaire ; mais comment faire, quand on court et quand on souffre toujours ? On veut à présent que j’aille aux eaux d’Aix en Savoie, pour le rhumatisme goutteux qui me tient perclus. On m’a prêté une maison charmante (1), à moitié chemin ; il faudrait être un peu plus sédentaire ; mais je suis une paille que le vent agite, et madame Denis s’est engouffrée dans mon malheureux tourbillon. J’attends toujours de vos nouvelles à Lyon. On dit qu’on va jouer enfin le Triumvirat d’un côté, et Pandore de l’autre ; ce sont deux grands fléaux de la boîte. Hélas ! mon cher et respectable ami, si j’avais trouvé au fond de la boite l’espérance de vous revoir, je mourrais content. Madame Denis vous fait mille compliments. Je baise en pleurant les ailes de tous les anges.
1 – Le château de Prangins, près du lac Léman. (G.A.)
à M. Dupont.
A Lyon, le 6 Décembre 1754.
En vérité, monsieur, je ne conçois pas comment un homme aussi éloquent que vous ne veut pas qu’on appelle l’autel d’Auguste l’autel de l’éloquence ; vous y auriez remporté plus d’un prix, et vous auriez justifié le titre que je lui donne. Je vous passe de contester aux anciens préjugés de Lyon l’honneur d’avoir vu naître Marc-Aurèle dans cette ville. Je suis plus indulgent avec les lyonnais que vous ne l’êtes avec moi. Il est vrai que je dois aimer ce séjour, que je quitterai pourtant bientôt. Je n’y ai point encore trouvé de prédicateur qui ait prêché contre moi, et j’ai été reçu avec des acclamations, à l’Académie et aux spectacles. Cependant soyez très convaincu que je regrette toujours votre conversation instructive, les charmes de votre amitié, et les bontés dont M. et madame de Klinglin m’ont honoré. Je vous supplie de leur présenter mes sincères et tendres respects, aussi bien qu’à M. leur fils, et de ne me pas oublier auprès de M. de Bruges. Permettez-moi de vous dire que vous êtes aussi injuste pour ma santé que pour l’autel de Lyon. Il y aurait je ne sais quoi de méprisable à feindre des maladies quand on se porte bien ; et un homme qui a épuisé les apothicaires de Colmar de rhubarbe et de pilules ne doit pas être suspect d’avoir de la santé. Elle n’est que trop déplorable, et vous ne devez avoir que de la compassion pour l’état douloureux où je suis réduit. Au reste, soyez très certain, mon cher monsieur, que je serai, l’année qui vient, dans votre voisinage, si je suis en vie, et que j’en profiterai. Je ne suis pas le seul contre qui des jésuites indiscrets aient osé abuser de la permission de parler en public. Un père Tolomas s’avisa, il y a quelques jours, de prononcer un discours aussi sot qu’insolent contre les auteurs de l’Encyclopédie ; il désigna d’Alembert par ces mots : Homuncio, cui nec est pater nec res. Le même jour M. d’Alembert était élu à l’Académie française. Le père Tolomas a excité ici l’indignation publique. Les jésuites sont ici moins craints qu’à Colmar. Le roi de Prusse vient de me reprocher (1) le crucifix que j’avais dans ma chambre ; comment l’a-t-il su ? J’ai prié madame Goll de le faire encaisser, et de l’envoyer au roi de Prusse pour ses étrennes.
Adieu, monsieur ; mille respects à madame votre femme. Comptez que je vous suis tendrement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie. Madame Denis vous fait à tous deux les plus tendres compliments.
1 – On a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Lyon, le 9 Décembre 1754.
Mon cher ange, votre lettre du 3 Novembre, à l’adresse de madame Denis, nous a été rendue bien tard, et vous avez dû recevoir toutes celles que je vous ai écrites. Le seul parti que j’aie à prendre, dans le moment présent, c’est de songer à conserver une vie qui vous est consacrée. Je profite de quelques jours de beau temps pour aller dans le voisinage des eaux d’Aix en Savoie. On nous prête une maison très belle et très commode, vers le pays de Gex, entre la Savoie, la Bourgogne, et le lac de Genève, dans un aspect sain et riant. J’y aurai, à ce que j’espère, un peu de tranquillité. On n’y ajoutera pas de nouvelles amertumes à mes malheurs, et peut-être que le loisir et l’envie de vous plaire tireront encore de mon esprit épuisé quelque tragédie qui vous amusera. Je n’ai à Lyon aucun papier ; je suis logé très mal à mon aise, dans un cabaret où je suis malade. Il faut que je parte, mon adorable ami. Quand je serai à moi, et un peu recueilli, je ferai tout ce que votre amitié me conseille. Je ne sais si on plaindra l’état où je suis ; ce n’est pas la coutume des hommes, et je ne cherche pas leur pitié ; mais j’espère qu’on ne désapprouvera pas, à la cour, qu’un homme accablé de maladies aille chercher sa guérison. Nous avons prévenu madame de Pompadour et M. le comte d’Argenson de ces tristes voyages. Dans quelque lieu que j’achève ma vie, vous savez que je serai toujours à vous, et qu’il n’y a point d’absence pour le cœur ; le mien sera toujours avec le vôtre.
Adieu, mon cher et respectable ami ; je vais terminer mon séjour à Lyon en allant voir jouer Brutus. Si j’avais de l’amour-propre, je resterais à Lyon ; mais je n’ai que des maux, et je vais chercher la solitude et la santé, bien plus sûr de l’une que de l’autre, mais plus sûr encore de votre amitié. Ma nièce, qui vous fait les plus tendres compliments, ose croire qu’elle soutiendra avec moi la vie d’ermite. Elle a fait son apprentissage à Colmar ; mais les beautés de Lyon, et l’accueil singulier qu’on nous y a fait, pourraient la dégoûter un peu des Alpes. Elle se croit assez forte pour les braver. Elle fera ma consolation tant que durera sa constance ; et, quand elle sera épuisée, je vivrai et je mourrai seul, et je ne conseillerai à personne ni de faire des poèmes épiques et des tragédies, ni d’écrire l’histoire ; mais je dirai : Quiconque est aimé de M. d’Argental est heureux.
Adieu, cher ange ; mille tendres respects à vous tous. Quand vous aurez la bonté de m’écrire, adressez votre lettre à Lyon, sous l’enveloppe de M. Tronchin, banquier (1) ; c’est un homme sûr de toutes les manières. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
1 – Cousin de Tronchin, médecin. (G.A.)
à M. de Brenles.
Au château de Prangins (1), le 14 Décembre 1754.
Vous voyez, monsieur, que j’ai pris mon plus long pour venir vous voir, et pour vous remercier de toutes vos bontés. Me voici dans le château de Prangins, avec une de mes nièces, et je viendrais sur le-champ à Lausanne si je n’étais retenu par un rhumatisme goutteux pour lequel je compte prendre les bains d’Aix en Savoie. Je compte qu’enfin je pourrai jouir de la satisfaction après laquelle je soupire depuis longtemps ; je pourrai jouir de votre société, et être témoin de votre bonheur.
Il me semble qu’Allaman n’a point été vendu ; mais ce n’est point Allaman, c’est vous, monsieur, qui êtes mon objet. Je cherche des philosophes plutôt que la vue du lac de Lausanne, et je préfère votre société à toutes vos grosses truites. Il ne me faut que vous et de la liberté. Je présente mes respects à madame de Brenles, et je suis avec plus de sensibilité que jamais, etc. VOLTAIRE.
Madame Denis partage tous mes sentiments, et vous présente à tous deux ses devoirs.
1 – Voltaire avait quitté Lyon le 11 Décembre ; il était arrivé à Genève le 12 au soir ; il y resta un jour ou deux, puis se rendit à Prangins. (G.A.)