CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 19
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à M. de Brenles.
Colmar, le 5 Novembre 1754.
Me voilà, monsieur, lié à vous par la plus tendre reconnaissance. Je vous dois faire d’abord l’aveu sincère de ma situation. Je n’ai pas plus de 230,000 livres de France à mettre à une acquisition. Si, avec cette somme, il faut encore payer le sixième, et ensuite mettre un argent considérable en meubles, il me sera impossible d’acheter la terre d’Allaman. Vous savez, monsieur, que quand je vous confiai le dessein que j’ai depuis longtemps de m’approcher de vous, et de venir jouir de votre société, dans le sein de la liberté et du repos, je vous dis que je pouvais tout au plus mettre 200,000 livres de France à l’achat d’une terre. Tout mon bien en France est en rentes dont je ne peux disposer.
Louer une maison de campagne serait ma ressource ; mais je vous avoue que j’aimerais beaucoup mieux une terre. Il est très désagréable de ne pouvoir embellir sa demeure, et de n’être logé que par emprunt.
Nous voici au mois de novembre, l’hiver approche ; je prévois que je ne pourrai me transplanter qu’au printemps ; conservez-moi vos bontés. Peut-être pendant l’hiver Allaman ne sera pas vendu, et on se relâchera sur le prix ; peut-être se trouvera-t-il quelque terre à meilleur marché qui me conviendra mieux ; il y en a, dit-on, à moitié chemin de Lausanne à Genève. Vous sentez à quel point je suis honteux de vous donner tant de peines, et d’abuser de votre bonne volonté. Tout mon regret, à présent, est de ne pouvoir venir vous remercier ; ma santé est si chancelante que je ne peux même faire le voyage nécessaire que je devais faire en Bourgogne. Je ne vis plus que de l’espérance de finir mes jours dans une retraite douce et libre. J’ai vu à Plombières l’avoyer (1) de Berne, je ne sais pas son nom ; il est instruit du désir que j’ai toujours eu de me retirer sur les bords de votre beau lac, comme Amédée à Ripaille. Mais il me semble qu’il témoigna à un de mes amis qu’il craignait que ce pays-là ne me convînt pas. J’ignore quelle était son idée quand il parlait ainsi ; je ne sais si c’était un compliment, ou une insinuation de ne point venir m’établir dans un pays dont il croyait apparemment que les mœurs étaient trop différentes des miennes.
Il vint deux ou trois fois chez moi, et me fit beaucoup de politesses. Vous pourriez aisément, monsieur, savoir sa manière de penser par le moyen de votre ami qui est dans le conseil. Vous pourriez m’instruire s’il sera à propos que je lui écrive, et de quelle formule on doit se servir en lui écrivant.
Je voudrais m’arranger pour venir chez vous avec l’approbation de votre gouvernement, et sans déplaire à ma cour. J’aurai aisément des passeports de Versailles pour voyager. Je peux ensuite donner ma mauvaise santé pour raison de mon séjour ; je peux avoir du bien en Suisse comme j’en ai sur le duc de Wurtemberg ; en un mot, tout cela peut s’arranger.
Il est triste d’autant différer, quand le temps presse ; l’hiver de ma vie, et celui de l’année, m’avertissent de ne pas perdre un moment, et l’envie de vous voir me presse encore davantage.
Il n’y a guère d’apparence que je puisse louer, cet hiver, la maison de campagne dont vous me parlez. Ce sera ma ressource au printemps si je ne trouve pas mieux ; en un mot, il n’y a rien que je ne fasse pour venir philosopher avec vous, et pour vivre et mourir dans la retraite et dans la liberté.
Adieu, monsieur ; je n’ai point de termes pour vous exprimer combien je suis sensible à vos bontés.
1 – Nicolas-Frédéric de Steiger, né en 1729, mort en 1799. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
A Colmar, le 7 Novembre 1754.
Qu’ai-je été chercher à Colmar ! Je suis malade, mourant, ne pouvant ni sortir de ma chambre, ni la souffrir, ni capable de société, accablé, et n’ayant pour toute ressource que la résignation à la Providence. Que ne suis-je près des deux saintes de l’île Jard ! Je remercie bien madame de Brumath de l’honneur de son souvenir, et du châtelet, et de la comédie (1) de Marseille, et de la liberté grecque de cet échevin héroïque, qui a la tête assez forte pour se souvenir qu’on était libre il y a environ deux mille cinq cents ans. Oh ! le bon temps que c’était ! Pour moi, je ne connais de bon temps que celui où l’on se porte bien. Je n’en peux plus. Ô fond de la boite de Pandore ! ô espérance ! où êtes-vous ?
M. et madame de Klinglin me témoignent des bontés qui augmentent ma sensibilité pour l’état de M. leur fils. Il n’y a que la piscine de Siloë qui puisse le guérir ; il sied bien après cela à d’autres de se plaindre ! C’est auprès de lui qu’il faut apprendre à souffrir sans murmurer. Ah ! mesdames, mesdames, qu’est-ce que la vie ! quel songe, et quel funeste songe ! Je vous présente les plus tristes et les plus tendres respects… Voilà une lettre bien gaie !
1 – Allusion au zèle de l’évêque de Marseille, Belzunce, pour la bulle Unigenitus. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 7 Novembre 1754.
Je reçois deux lettres aujourd’hui, mon cher et respectable ami, par lesquelles on me mande qu’on imprime la Pucelle, que Thieriot en a vu des feuilles, qu’elle va paraître ; on écrit la même chose à madame Denis. Fréron semble avoir annoncé cette édition. Un nommé Chévrier en parle. M. Pasquier (1) l’a lue tout entière en manuscrit chez un homme de considération avec lequel il est lié par son goût pour les tableaux. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’on dit que le chant de l’Âne (2) s’imprime tel que vous l’avez vu d’abord, et non tel que je l’ai corrigé depuis. Je vous jure, par ma tendre amitié pour vous, que vous seul avez eu ce malheureux chant. Madame Denis a la copie corrigée ; auriez-vous eu quelque domestique infidèle ? Je ne le crois pas. Vos bontés, votre amitié, votre prudence, sont à l’abri d’un pareil larcin, et vos papiers sont sous la clef. Le roi de Prusse n’a jamais eu ce maudit chant de l’Âne de la première fournée. Tout cela me fait croire qu’il n’a point transpiré, et qu’on n’en parle qu’au hasard. Mais, si ce chant trop dangereux n’est pas dans les mains des éditeurs, il y a trop d’apparence que le reste y est. Les nouvelles en viennent de trop d’endroits différents pour n’être pas alarmé. Je vous conjure, mon cher ange, de parler ou de faire parler à Thieriot. Lambert est au fait de la librairie, et peut vous instruire. Ayez la bonté de ne me pas laisser attendre un coup après lequel il n’y aurait plus de ressource, et qu’il faut prévenir sans délai. Je reconnais bien là ma destinée ; mais elle ne sera pas tout à fait malheureuse, si vous me conservez une amitié à laquelle je suis mille fois plus sensible qu’à mes infortunes. Je vous embrasse bien tendrement ; madame Denis en fait autant. Nous attendons de vos nouvelles avant de prendre un parti.
1 – Conseiller au parlement, surnommé plus tard Tête-de-veau par les philosophes. (G.A.)
2 – Voyez la variante du chant XXI de la Pucelle. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Colmar, le 7 Novembre 1754.
Voici, monseigneur, une lettre que madame Denis reçoit aujourd’hui. On m’en écrit quatre encore plus positives. Ce n’est pas là un rafraichissement pour des malades. J’ai bien peur de mourir sans avoir la consolation de vous revoir. Nous sommes forcés et tout prêts à prendre un parti bien triste. Quelque chose que je dise à madame Denis, je ne peux la résoudre à séparer sa destinée de la mienne. Le comble de mon malheur, c’est que l’amitié la rende malheureuse. Si vous aviez quelque chose à me dire, quelque ordre à me donner, je vous supplie d’adresser toujours vos ordres à Colmar ; vos lettres me seront très exactement rendues.
Je ne crois pas que le cérémonial ait entré dans la tête de madame la margrave de Bareuth. Elle ne fait point difficulté d’aller affronter un vice-légat italien ; elle serait beaucoup plus aise de voir celui qui fait l’honneur et les honneurs de la France ; elle voyage incognito. On n’est plus au temps où le puntiglio (1) faisait une grande affaire, et vous êtes le premier homme du monde pour mettre les gens à leur aise. Je crois qu’elle ne m’a point trompé quand elle m’a dit qu’elle craignait la foule des Etats et l’embarras du logement. Elle n’est pas si malingre que moi, mais elle a une santé très chancelante, qui demande du repos sans contrainte. Elle trouverait tout cela avec vous, avec les agréments qu’on ne trouve guère ailleurs. Reste à savoir si elle aura la force de faire le petit chemin d’Avignon à Montpellier ; car on dit qu’elle est tombée malade en route. Elle a un logement retenu dans Avignon, elle n’en a point à Montpellier. Pour moi, je voudrais être caché dans un des souterrains du Merdenson, et vous faire ma cour le soir, quand vous seriez las de la noble assemblée. Mais je suis, de toutes façons, dans un état à n’espérer plus dans ce monde d’autre plaisir que celui de vous être attaché avec le plus tendre respect, de vous regretter avec larmes, et de souffrir tout le reste patiemment.
1 – L’étiquette. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Colmar, ce 10 Novembre 1754 (1).
Malgré ce que je vous ai écrit, monseigneur, malgré l’état où je suis, malgré la mauvaise santé de ma nièce, nous partons (2). Le plaisir de vous revoir l’emporte. Dieu veuille encore que j’en jouisse ! Madame Denis prétend que vous nous ferez tous deux enterrer en arrivant. J’ai peur seulement que ce ne soit pas en terre sainte. En un mot, je pars, et le cœur me conduit ; on dit qu’il donne des forces. Si vous pouviez voir mon état et nos embarras, vous auriez pitié de deux chétives créatures.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire partit de Colmar le 11 novembre, après treize mois de séjour. Madame Denis et Colini l’accompagnaient. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 10 Novembre 1754.
Nous partons pour Lyon, mon cher ange ; M. de Richelieu nous y donne rendez-vous. Je ne sais comment nous ferons, madame Denis et moi ; nous sommes malades, très embarrassés, et toujours dans la crainte de cette Pucelle. Nous vous écrirons dès que nous serons arrivés. Je dois à votre amitié compte de mes marches comme de mes pensées, et je n’ai que le temps de vous dire que je suis très attristé d’aller dans un pays où vous n’êtes pas. Que n’êtes-vous archevêque de Lyon, solidairement avec madame d’Argental ! Mille tendres respects à tous les anges.
à M. Dupont.
A Lyon, au Palais-Royal (1) ce 18 Novembre 1754
Me voilà donc, monsieur,
. . . . . . . . . . . . . Lugdunensem rhetor dicturus ad aram ;
JUVÉNAL, sat. I.
et j’ai quitté la première Belgique pour la première Lyonnaise. Il y a ici deux Académies, mais il n’y a point d’homme comme vous ; je vous jure que je vous regretterai partout. J’ai quitté Colmar bien malgré moi, puisque c’est vous qui m’y aviez attiré, et vous pourrez bien m’y attirer encore. Vous trouverez bon que M. le premier président et madame entrent beaucoup dans mes regrets ; parlez-leur quelquefois de moi, je vous en prie ; je n’oublierai jamais leurs bontés. Je vous supplie encore de vouloir bien dire à M. de Bruges combien je l’estime et combien je le regrette. Je commençais à regarder Colmar comme ma patrie ; il a fallu en partir dans le temps que je voulais m’y établir. C’est une plaisanterie trop forte pour un malade, de faire cent lieues pour venir causer, à Lyon, avec M. le maréchal de Richelieu. Il n’a jamais fait faire tant de chemin à ses maîtresses, quoiqu’il les ait menées toujours fort loin.
Il faut que je vous dise un petit mot de notre affaire concernant l’homologation de l’acte sous seing privé de M. le duc de Wurtemberg. Je pense qu’il faut attendre ; il serait piqué d’une précaution qui marquerait de la défiance. Je vous écrirai quand il sera temps de consommer cette petite affaire, qui d’ailleurs n’éclatera point ; et je tâcherai de conserver ses bonnes grâces. Gardez toujours la pancarte précieusement, aussi bien que celle de Schœpflin. Je fais plus de cas de la première que de la seconde (2), et toutes deux sont bien entre vos mains. Je me flatte que vous me direz te amo, tua tueor ; mais je répondrai, ego quidem non valeo.
Adieu, mon cher ami ; mille respects à madame Dupont. Adieu ; je ne m’accoutume point à être privé de vous. Madame Denis vous fait à tous deux les plus sincères compliments.
1 – Auberge située au coin de la rue du Plat. Voltaire arriva à Lyon dans la soirée du 12. (G.A.)
2 – Il avait prêté dix mille francs à Schœpflin, qui fit de mauvaises affaires. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Lyon, au Palais-Royal (1) le 20 Novembre 1754.
Me voilà à Lyon, mon cher ange ; M. de Richelieu a eu l’ascendant sur moi de me faire courir cent lieues ; je ne sais où je vais ni où j’irai. J’ignore le destin de la Pucelle et le mien. Je voyage tandis que je devrais être au lit, et je soutiens des fatigues et des peines qui sont au-dessus de mes forces. Il n’y a pas d’apparence que je voie M. de Richelieu dans sa gloire aux Etats de Languedoc ; je ne le verrai qu’à Lyon, en bonne fortune, et je pourrais bien aller passer l’hiver sur quelque coteau méridional de la Suisse. Je vous avouerai que je n’ai pas trouvé dans M. le cardinal de Tencin (1) les bontés que j’espérais de votre oncle ; j’ai été plus accueilli et mieux traité de la margrave de Bareuth, qui est encore à Lyon. Il me semble que tout cela est au rebours des choses naturelles. Mon cher ange, ce qui est bien moins naturel encore, c’est que je commence à désespérer de vous revoir. Cette idée me fait verser des larmes. L’impression de cette maudite Pucelle me fait frémir, et je suis continuellement entre la crainte et la douleur. Consolez par un mot une âme qui en a besoin, et qui est à vous jusqu’au dernier soupir.
Madame Denis devient une grande voyageuse ; elle vous fait les plus tendres compliments.
1 – Voyez les Mémoires. (G.A.)