CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

1754 - Partie 18

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le maréchal de Richelieu.

 

Colmar, le 17 Octobre 1754.

 

 

          Madame Denis vous avait déjà demandé vos ordres, monseigneur, avant que je reçusse votre lettre charmante. Je suis dans la confiance que le plaisir donne de la force. J’aurai sûrement celle de venir vous faire ma cour. L’oncle et la nièce se mettront en chemin dès que vous l’ordonnerez, et iront où vous leur donnerez rendez-vous. J’accepte d’ailleurs la proposition que vous voulez bien me faire de vous être encore attaché une quarantaine d’années ; mais je vous donne mes quarante ans, qui, joints avec les vôtres, feront quatre-vingts. Vous en ferez un bien meilleur usage que moi chétif, et vous trouverez le secret d’être encore très aimable au bout de ces quatre-vingts ans. Franchement, c’est bien peu de chose. On n’a pas plutôt vu de quoi il s’agit dans ce petit globe, qu’il faut le quitter. C’est à ceux qui l’embellissent comme vous, et qui y jouent de beaux rôles, d’y rester longtemps. Enfin, monseigneur, je vous apporterai ma figure malingre et ratatinée avec un cœur toujours neuf, toujours à vous, incapable de s’user comme le reste.

 

          J’ai pensé mourir, il y a quelques jours, mais cela ne m’empêchera de rien. Le corps est un esclave qui doit obéir à l’âme, et, surtout, à une âme qui vous appartient. Mettez donc deux êtres qui vous sont tendrement attachés au fait de votre marche, et nous nous trouverons sur votre route, à l’endroit que vous indiquerez ; ville, village, grand chemin, il n’importe ; pourvu que nous puissions avoir l’honneur de vous voir, tout nous est absolument égal ; ce qui ne l’est pas, c’est d’être si longtemps sans vous faire sa cour. Donnez vos ordres aux deux personnes qui les recevront avec l’empressement le plus respectueux et le plus tendre.

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Colmar, le 18 Octobre 1754.

 

 

          Je prévois, monsieur, que je serai obligé, au commencement du mois prochain, de faire un voyage en Bourgogne, et je voudrais bien savoir auparavant à quoi m’en tenir sur la possibilité d’acquérir une traite agréable dans votre voisinage. Je ne parle pas des conditions de cette acquisition, et de la manière de la faire ; je sens bien que ce sont des choses qui demandent un peu de temps ; mais il m’est essentiel d’être informé d’abord si je puis acheter en sûreté une terre dans votre pays, sans avoir le bonheur d’être de la religion qui y est reçue. Je me suis fait une idée du territoire de Lausanne comme de celui de l’Attique ; vous m’avez déterminé à y venir finir mes jours. Je suis persuadé qu’on ne le trouverait point mauvais à la cour de France, et que, pourvu que l’achat se fît sans bruit et sous un autre nom que le mien, je jouirais de l’avantage d’être votre voisin très paisiblement. Je suppose, par exemple, que la terre achetée sous le nom d’un autre fût passée ensuite, par un contrat secret, au nom de ma nièce ; on pourrait alors aller s’y établir sans éclat, sans que l’on regardât ce petit voyage comme une transmigration. Il resterait à savoir si ma nièce, devenue la propriétaire de la terre, pourrait ensuite en disposer, n’étant pas née dans le pays. Voilà, monsieur, bien des peines que je vous donne ; c’est abuser étrangement de vos bontés ; mais pardonnez tout au désir que vous m’avez inspiré de venir achever ma carrière dans le sein de la philosophie et de la liberté. M. des Gloires, qui doit bientôt revenir à Lausanne, m’a fait le même portrait que vous de ce pays. La terre d’Allaman me serait très convenable, et, si ce marché ne se pouvait conclure, on pourrait trouver une autre acquisition à faire. Je vous supplie, monsieur, en attendant que cet établissement puisse s’arranger, de vouloir bien me mander si un catholique peut posséder chez vous des biens-fonds ; s’il peut jouir du droit de bourgeoisie à Lausanne ; s’il peut tester en faveur de ses parents demeurant à Paris ; et, en cas que vos lois ne permettent pas ces dispositions, quels remèdes elles permettent qu’on y apporte.

 

          A l’égard de la terre d’Allaman, je suis toujours prêt à en donner 225,000 livres, argent de France, quand même elle ne vaudrait pas tout à fait neuf mille livres de revenu : mais c’est tout ce que je peux faire. L’arrangement de ma fortune ne me permet pas d’aller au-delà, et je me trouverai même un peu gêné d’abord pour les ameublements. Le régisseur de la terre que vous me recommandez, monsieur, me fera assurément un très grand plaisir de continuer à la régir. Il pourra servir à la faire meubler, et à procurer les provisions nécessaires, les domestiques du pays, les voitures, les chevaux. Peut-être y a-t-il dans le château des meubles dont on pourrait s’accommoder. Je vous parle indiscrètement de tous ces arrangements, monsieur, dans le temps que je ne devrais vous parler que de votre santé qui me tient beaucoup plus à cœur ; je vous supplie instamment de vouloir bien m’en donner des nouvelles. Madame Goll et ma nièce vous font mille sincères compliments, ainsi qu’à madame de Brenles. Je vous supplie de me faire réponse le plus tôt que vous pourrez, afin que je puisse prendre toutes mes mesures avant mon voyage en Bourgogne. Comptez sur l’amitié et la reconnaissance inviolable d’un homme qui vous est déjà bien attaché.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Colmar, le 23 Octobre 1754.

 

 

          Il faut, madame, que je vous dise, à propos de notre inscription, une chose que j’aurais déjà dû vous dire ; c’est que toute inscription doit être courte et simple, et que les grands vers d’imagination et de sentiment conviennent peu à ces sortes d’ouvrages. La brièveté et la précision en font le principal mérite. Voilà pourquoi on se sert presque toujours de la langue latine, qui dit plus de choses, et en moins de mots, que la nôtre. Je ne vous fais pas, madame, ces petites observations pédantesques pour vous proposer une inscription en latin, mais seulement pour vous demander si vous serez contente d’une grande simplicité en français. Voici à peu près ce que j’oserais vous proposer, en attendant que je sois mieux inspiré :

 

 

Il (1) eut un cœur sensible, une âme non commune ;

Il fut par ses bienfaits digne de son bonheur ;

Ce bonheur disparut ; il brava l’infortune.

Pour l’homme de courage il n’est point de malheur.

 

 

          Je ne vous donne, madame, ce faible essai que comme une esquisse. Voyez si c’est là ce que vous voulez qu’on dise, et je tâcherai de le dire mieux.

 

          Je vous avoue que je ne m’attendais pas de passer huit heures de suite avec la sœur du roi de Prusse à Colmar (2). Elle m’a accablé de bontés, et m’a fait un très beau présent. Elle a voulu absolument voir ma nièce. Enfin elle n’a été occupée qu’à réparer le mal qu’on a fait au nom de son frère. Concluons que les femmes valent mieux que les hommes.

 

          M. de Richelieu fait ce qu’il peut pour que j’aille passer l’hiver en Languedoc et madame la margrave de Bareuth voulait m’emmener ; mais je doute fort que ma santé me permette le voyage. Si je pouvais quitter Colmar, ce serait pour l’île Jard ; ce serait pour vous, madame, et pour votre digne amie. Ma nièce se joint à moi pour vous souhaiter de la santé, et pour vous assurer du plus sincère attachement.

 

 

1 – Il s’agit sans doute de Klinglin, père de madame de Lutzelbourg (G.A.)

 

2 – Voyez les deux lettres suivantes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 24 Octobre 1754.

 

 

          Madame, j’ai fait partir par les chariots de poste une tragédie. Ces voitures ne sont guère accoutumées à porter des vers français. Que n’ai-je pu venir moi-même mettre à vos pieds ces petits amusements ! Et pourquoi faut-il qu’il n’y ait que mes enfants qui fassent le voyage de Gotha !

 

          Votre altesse sérénissime daigne faire des compliments à ma nièce : elle ressent cette extrême bonté avec la plus respectueuse reconnaissance ; mais malgré tout l’héroïsme de son amitié pour moi, je lui sais mauvais gré d’être venue me consoler à Colmar. Elle y fait le bonheur de ma vie ; mais elle m’empêche d’être à votre cour : elle me fait à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal.

 

          Qui fut bien surpris le 23 de ce mois ? ce fut moi, madame, quand un gentilhomme de madame la margrave de Bareuth me vint dire que son auguste maîtresse m’attendait à souper à la Montagne-Noire, cabaret borgne de la ville. Je me frottai les yeux ; je crus que c’était un rêve. Je vais à la Montagne-Noire ; j’y trouve monseigneur le margrave et son altesse royale. Il n’y a sorte de bontés dont ils ne m’accablent ; ils veulent me mener sur les bords du Rhône, où ils vont passer l’hiver. Je crois qu’ils s’arrêteront quelques mois à Avignon, en terre papale : cela est beau pour des calvinistes ; mais, pour moi, ce n’est pas chez le pape, c’est dans le palais d’Ernest-le-Pieux que je voudrais aller. Madame la margrave de Bareuth a voulu absolument voir ma nièce. Oui, madame, lui ai-je dit, elle aura hardiment l’honneur de se présenter devant vous, quoique vous soyez la sœur du roi de Prusse. Tout s’est passé le mieux du monde ; la sœur a fait ce que le frère aurait dû faire : elle a excusé comme elle a pu, et avec une bonté infinie, l’aventure de Francfort. Enfin, madame, qui sait mieux que votre altesse sérénissime que votre sexe est fait pour réparer les torts du nôtre ? Il y a des dieux cruels ; les déesses sont plus indulgentes. C’est  vos autels, madame, que mon cœur sacrifie.

 

          Je n’irai certainement point en terre papale, quoique j’aie été en terre monacale. Il est très vrai que j’ai passé un mois chez les moines bénédictins ; mais j’y ai cherché une belle bibliothèque dont j’avais besoin, et non pas vêpres et matines. Je voulais finir cette Histoire universelle dont votre altesse sérénissime a un manuscrit, et c’est une assez bonne ruse de guerre d’aller chez ses ennemis se pourvoir d’artillerie contre eux. Le tour qu’on m’a joué d’imprimer cette histoire toute défigurée, m’a mis dans la nécessité de l’achever. Mais j’aurais fait encore plus de cas de la bibliothèque luthérienne de Gotha que des livres orthodoxes des bénédictins de Senones. Ma dévotion consiste à regarder madame la duchesse de Gotha, et si elle le permet, la grande maîtresse des cœurs, comme mes saintes. S’il y a un paradis, il y en a pour de si belles âmes. En attendant très longtemps ce paradis, vivez pour les délices de ce monde, madame ; conservez-moi vos bontés. Souffrez que je mette aux pieds de toute votre auguste famille, et surtout aux vôtres, avec le plus profond respect et le plus tendre, VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

à M. de Moncrif.

 

A Colmar, 24 (1).

 

 

          Je vois, mon aimable confrère, par votre billet du 8, que vous avez été assez heureux pour ne pas recevoir un énorme fatras que je vous avais adressé, n’osant pas l’envoyer sous le couvert de M. le comte d’Argenson. J’ai mis ainsi le dessus : A M. le premier secrétaire de M. le comte d’Argenson, présumant que ce secrétaire quelconque vous rendrait sur-le-champ le paquet. On ne sait comment faire avec les précautions… Depuis ce temps-là, vous avez dû être ennuyé de mes lettres. Je rends grâces à ce M. Sireuil et à ce M. Royer qui me donnent au moins le plaisir de m’entretenir avec vous.

 

          Je fus tout ébahi hier quand on vint me dire, dans ma solitude de Colmar, que la sœur du roi de Prusse, madame la margrave de Bareuth, m’attendait à souper, et où ? A son auberge. J’y vais en me frottant les yeux. Elle veut m’emmener en Languedoc, où elle va passer l’hiver pour sa santé. Ce ne sera pourtant pas pour elle que j’irai ; ce sera pour M. le maréchal de Richelieu, à qui je l’ai promis. Je serai d’ailleurs encore plus loin des sifflets de Prométhée. Comme je ne partirai que dans un mois ou environ, j’aurai le temps de recevoir vos dernières résolutions sur la mascarade de Pandore.

 

          Croiriez-vous que cette sœur du roi de Prusse a voulu absolument voir ma nièce ? Elle lui a fait toutes les excuses possibles d’une certaine aventure de Cimbres et de Sicambres (2), et elle a fini par me faire un présent magnifique. Tout cela, d’un bout à l’autre, à l’air d’un rêve. Adieu : mon attachement pour vous et ma reconnaissance sont des vérités bien réelles.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. C’est à tort qu’ils ont daté cette lettre du mois d’avril. (G.A.)

 

2 – L’aventure de Francfort. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Colmar, le 27 Octobre 1754.

 

 

          C’est actuellement que je commence à me croire malheureux. Nous voilà malades en même temps, ma nièce et moi. Je me meurs, monseigneur ; je me meurs, monhéros, et j’en enrage. Pour ma nièce, elle n’est pas si mal ; mais sa maudite enflure de jambe et de cuisse lui a repris de plus belle. Il faut des béquilles à la nièce, et une bière à l’oncle. Comptez que je suspends l’agonie en vous écrivant ; et ce qui va vous étonner, c’est que si je ne me meurs pas tout à fait, ma demi-mort ne m’empêchera point de venir vous voir sur votre passage. Je ne veux assurément pas m’en aller dans l’autre monde sans avoir encore fait ma cour à ce qu’il y a de plus aimable dans celui-ci. Savez-vous bien, monseigneur, que la sœur du roi de Prusse, madame la margrave de Bareuth, m’a voulu mener en Languedoc et en terre papale ? Figurez-vous mon étonnement, quand on est venu dans ma solitude de Colmar pour me prier à souper, de la part de madame de Bareuth, dans un cabaret borgne. Vraiment l’entrevue a été très touchante. Il faut qu’elle ait fait sur moi grande impression, car j’ai été à la mort le lendemain.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 29 Octobre 1754.

 

 

          Dieu est Dieu, et vous êtes son prophète, puisque vous avez fait réussir Mahomet (1) ; et vous serez plus que prophète si vous venez à bout de faire jouer Sémiramis à mademoiselle Clairon. Les filles qui aiment réussissent bien mieux au théâtre que les ivrognes, et la Dumesnil n’est plus bonne que pour les bacchantes. Mais, mon adorable ange, Allah, qui ne veut pas que les fidèles s’enorgueillissent, me prépare des sifflets à l’Opéra, pendant que vous me soutenez à la Comédie. C’est une cruauté bien absurde, c’est une impertinence bien inouïe que celle de ce polisson de Royer. Faites en sorte du moins, mon cher ange, qu’on crie à l’injustice, et que le public plaigne un homme dont on confisque ainsi le bien, et dont on vend les effets détériorés. Je suis destiné à toutes les espèces de persécution. J’aurais fait une tragédie pour vous plaire, mais il a fallu me tuer à refaire entièrement cette Histoire générale. J’y ai travaillé avec une ardeur qui m’a mis à la mort. Il me faut un tombeau et non une terre. M. de Richelieu me donne rendez-vous à Lyon ; mais depuis quatre jours je suis au lit, et c’est de mon lit que je vous écris. Je ne suis pas en état de faire deux cents lieues de bond et de volée. Madame la margrave de Bareuth voulait m’emmener en Languedoc. Savez-vous qu’elle y va, qu’elle a passé par Colmar, que j’y ai soupé avec elle le 23, qu’elle m’a fait un présent magnifique, qu’elle a voulu voir madame Denis, qu’elle a excusé la conduite de son frère, en la condamnant ? Tout cela m’a paru un rêve ; cependant je reste à Colmar, et j’y travaille à cette maudite Histoire générale qui me tue. Je me sacrifie à ce que j’ai cru un devoir indispensable. Je vous remercie d’aimer Sémiramis. Madame de Bareuth en a fait un opéra italien, qu’on a joué à Bareuth et à Berlin. Tâchez qu’on vous donne la pièce française à Paris. Madame Denis se porte assez mal ; son enflure recommence. Nous voilà tous deux gisants au bord du Rhin, et probablement nous y passerons l’hiver. Je devais aller à Manheim, et je reste dans une vilaine maison d’une vilaine petite ville, où je souffre nuit et jour. Ce sont là des tours de la destinée ; mais je me moque de ses tours avec un ami comme vous et un peu de courage. A propos, que deviendra ce courage prétendu, quand on me jouera le nouveau tour d’imprimer la Pucelle ? Il est trop certain qu’il y en a des copies à Paris ; un Chévrier l’a lue. Un Chévrier, mon ange ! il faut s’enfuir je ne sais où. Il est bien cruel de ne pas achever auprès de vous les restes de sa vie. Mille tendres respects à tous les anges.

 

 

1 – Repris avec Lekain en 1751. (G.A.)

 

 

1754 - Partie 18

 

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