CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 17
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à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 6 Octobre 1754.
Mon cher ange, j’ai assez de justice, et, dans cette occasion-ci, assez d’amour-propre pour croire que vous jugez bien mieux que moi. C’est déjà beaucoup, c’est tout pour moi, que vous, et madame d’Argental, et vos amis, vous soyez contents ; mais, en vérité, les personnes que vous savez ne le seront point du tout. Les partisans éclairés de Crébillon ne manqueront pas de crier que je veux attaquer impudemment, avec mes trois bataillons étrangers, les cinq gros corps (1) d’armée romaine. Vous croyez bien qu’ils ne manqueront pas de dire que c’est une bravade faite à sa protectrice (2) ; et Dieu sait si alors on ne lui fera pas entendre que c’est non seulement une bravade, mais une offense et une espèce de satire. Comme vous jugez mieux que moi, vous voyez encore mieux que moi tout le danger ; vous sentez si ma situation me permet de courir de pareils hasards. Vous m’avouerez que, pour se montrer dans de telles circonstances, il faudrait être sûr de la protection de la personne à qui je dois craindre de déplaire. Si malheureusement les allusions, les interprétations malignes, faisaient l’effet que je redoute, on en saurait aussi mauvais gré à vos amis, et surtout à vous, qu’à moi. Je suis persuadé que vous avez tout examiné avec votre sagesse ordinaire ; mais l’évènement trompe souvent la sagesse. Vous ne voyez point les allusions, parce que vous êtes juste ; le grand nombre les verra très clairement, parce qu’il est très injuste. En un mot, ce qui peut en résulter d’agrément est bien peu de chose. Le danger est très grand, les dégoûts seraient affreux, et les suites bien cruelles. Peut-être faudrait-il attendre que le grand succès du Triumvirat fût passé ; alors on aurait le temps de mettre quelques fleurs à notre étoffe de Pékin ; on pourrait même en faire sa cour à la personne qu’on craint, et on préviendrait ainsi toutes les mauvaises impressions qu’on pourrait lui donner. Vous me direz que je vois tout en noir, parce que je suis malade ; madame Denis, qui se porte bien, pense tout comme moi. Si vous croyez être absolument sûr que la pièce réussira auprès de tout le monde, et ne déplaira à personne, mes raisons, mes représentations ne valent rien ; mais vous n’avez aucune sûreté, et le danger est évident. Vous seriez au désespoir d’avoir fait mon malheur, et de vous être compromis en ne cherchant qu’à me donner de nouvelles marques de vos bontés et de votre amitié. Songez donc à tout cela, mon cher et respectable ami. Je veux bien du mal à ma maudite Histoire générale, qui ne m’a pas fourni encore un sujet de cinq actes. Je n’en ai trouvé que trois à la Chine, il en faudra chercher cinq au Japon. Je crois y être, en étant à Colmar ; mais j’y suis avec une personne qui vous est aussi attachée que moi. Nous parlons tous les jours de vous ; c’est le seul plaisir qui me reste. Adieu ; mille tendres respects à toute la hiérarchie des anges.
1 – Le Triumvirat. (G.A.)
2 – Madame de Pompadour. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
A Colmar, le 6 Octobre 1754.
Ma chère nièce, je pense que c’est bien assez que mes trois magots vous aient plu ; mais ils pourraient déplaire à d’autres personnes ; et, quoique ni vous ni elles ne soyez pas absolument disposées à vous tuer avec vos maris, cependant il se pourrait trouver des gens qui feraient croire que, toutes les fois qu’on ne se tue pas en pareil cas, on a grand tort ; et on irait s’imaginer que les dames qui se tuent à six mille lieues d’ici font la satire de celles qui vivent à Paris. Cela serait très injuste ; mais on fait des tracasseries mortelles, tous les jours, sur des prétextes encore plus déraisonnables.
J’ai prié instamment M. d’Argental de ne me point exposer à de nouvelles peines. Ce qui pourrait résulter d’agrément d’un petit succès serait bien peu de chose, et les dégoûts qui en naîtraient seraient violents. Je vous remercie de vous être joint à moi pour modérer l’ardeur de M. d’Argental, qui ne connaît point le danger, quand il s’agit de théâtre. C’en serait trop que d’être vilipendé à la fois à l’Opéra et à la Comédie : c’est bien assez que M. Royer m’immole à ses doubles croches.
Ne pourriez-vous point, quand vous irez à l’Opéra, parler à ce sublime Royer, et lui demander au moins une copie des paroles telles qu’il les a embellies par sa divine musique ? Vous auriez au moins le premier avant-goût des sifflets ; c’est un droit de famille qu’il ne peut vous refuser.
Vous ne me dites rien de M. l’abbé ; je le croyais déjà sur la liste des bénéfices. Votre sœur est religieuse, dans mon couvent ; cependant, si ma santé le permet, nous irons passer une partie de l’hiver à la cour de l’électeur palatin, qui veut bien m’en donner la permission ; après quoi nous irons habiter une terre assez belle du côté de Lyon, qu’on me propose actuellement. Mais la mauvaise santé est un grand obstacle au voyage de Manheim ; j’aimerais mieux sans doute faire celui de Plombières. Si votre estomac vous y ramène jamais, mon cœur m’y ramènera. Votre sœur aura un autre régime que vous ; elle n’est pas faite pour prendre les eaux avec votre régularité.
Adieu, ma chère nièce ; il faut espérer que je vous reverrai encore.
à M. de Moncrif.
A Colmar, 15 Octobre 1754 (1).
Je reçois dans ce moment, mon cher confrère, la boite de Pandore ; tous les maux et tous les sifflets en sortent ; folio recto, folio verso, tout est détestable. La musique d’Orphée ne pourrait faire passer ses pauvretés. Je ne me plains point de M. de Sireuil ; il aurait dû pourtant m’avertir un peu plus tôt. Je vous demande en grâce que l’ouvrage porte le titre de ce qu’il est, Tiré des fragments de la pièce, selon le petit projet que j’ai soumis à vos lumières. On ne peut me refuser cette justice ; et puisque M. Royer a fait confisquer mon bien, il faut du moins qu’il le dise. La moitié de l’ouvrage n’est pas de moi, l’autre moitié est défigurée. Il fallait attendre ma mort pour me disséquer. On s’est un peu pressé.
Je vous prie de présenter à M. le comte d’Argenson les respects de son ancien squelette, et d’être persuadé de ma reconnaissance.
Je sens bien que je ne peux empêcher l’exécution prochaine de Royer, de Sireuil et de moi. Tout ce que je demande, c’est qu’on connaisse du moins les deux complices, à qui, pourtant je souhaite tout le succès que je n’espère pas, et à qui je ne veux aucun mal quoiqu’ils m’en fassent un peu par un assez mauvais procédé et de plus mauvais vers.
Je vous embrasse et vous remercie, et je vous aime. Madame Denis en fait tout autant, en tout bien et en tout honneur.
P.S. - On me mande que je pourrais empêcher qu’on ne vendît à la friperie de l’Opéra la garde-robe de Pandore ; ce serait assurément le meilleur parti ; et, s’il ne doit pas être permis de mettre sur le compte d’un homme vivant un ouvrage qui n’est pas de lui, il doit être moins permis encore de le défigurer entièrement, et de joindre à son ouvrage mutilé celui d’un autre sans l’avoir seulement averti.
Si pourtant on ne peut parvenir à obtenir cette justice, si on ne peut rendre à Royer le service de l’empêcher de se déshonorer, je vous demande en grâce que l’opéra soit intitulé : Prométhée, fragments de la tragédie de Pandore, déjà imprimée, à laquelle on a fait substituer et ajouter tout ce qui a paru convenable au musicien pendant l’éloignement de l’auteur.
Ce titre sera très exact ; Prométhée ne contient en effet que mes fragments avec les additions de M. de Sireuil.
J’écris à M. le président Hénault, suivant votre conseil, et je le supplie d’engager Royer à supprimer son opéra, ou du moins à en différer l’exécution. En vérité, tout cela est l’opprobre des beaux-arts, et je ne vois partout que brigandage.
Je me recommande à vos bontés : empêcher le déshonneur des lettres, autant que vous pourrez ; cela est digne de vous.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le président Hénault.
A Colmar, le 15 Octobre 1754.
J’apprends, monsieur, que vous avez quelque temps comme je suis toujours. On me mande que vous avez été très malade. Soyez bien persuadé que personne ne prend plus d’intérêt que moi à votre santé. Si vous êtes actuellement, comme je m’en flatte, dans votre convalescence, permettez que je vous demande votre protection auprès de Royer et pour Royer. Il a fait précisément de la tragédie de Pandore ce que Neaule a fait de l’Histoire universelle. On me vole mon bien de tous côtés, et on le dénature pour le vendre.
Si j’en crois tout ce qu’on m’écrit, le plus grand service qu’on puisse rendre à Royer est de l’empêcher de donner cet opéra. On assure que la musique est aussi mauvaise que son procédé. Je vous demande en grâce de l’envoyer chercher, et de vouloir bien lui représenter ce qui est de son intérêt et de son honneur. M. de Moncrif m’a envoyé la pièce telle qu’on la veut jouer, et telle que M. Royer l’a fait refaire par un nommé Sireuil, ancien porte-manteau du roi. Cette bigarrure serait l’opprobre de la littérature et de la nation. Vous faites trop d’honneur aux lettres, monsieur, pour souffrir cette indignité, si vous avez le crédit de l’empêcher. J’ai écrit une lettre de politesse à Royer, avant de savoir de quoi il était question ; mais à présent que je suis au fait, je suis bien loin de consentir à son déshonneur et au mien. Si on ne peut parvenir à supprimer cet opéra, ne pourrait-on pas, au moins, engager Royer à différer d’une année ? Et si on ne peut différer cet opprobre, je demande à M. le comte d’Argenson qu’on ne débite point l’ouvrage à l’Opéra sans y mettre un titre convenable, et qui soit dans la plus exacte vérité. Voici le titre que je propose : Prométhée, fragments de la tragédie de Pandore, déjà imprimée, à laquelle le musicien a fait substituer et ajouter ce qu’il a cru convenable au théâtre lyrique, pendant l’éloignement de l’auteur. Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous entretenir de ces bagatelles ; mais les bontés dont vous m’honorez me servent d’excuse. Je vous supplie de compter sur les sentiments d’estime, de tendresse, et de reconnaissance, qui m’attachent à vous. Je n’écris point à madame du Deffand, et j’en suis bien fâché ; mais les maladies continuelles qui m’accablent m’interdisent tous les plaisirs.
à M. le comte d’Argental.
Octobre 1754.
J’écris au président Hénault, et je le prie d’engager Royer, qu’il protège, à supprimer son détestable opéra, ou du moins à différer. Vous connaissez, mon cher ange, cette Pandore imprimée dans mes œuvres. On en a fait une rapsodie de paroles du pont Neuf ; cela est vrai à la lettre. J’avais écris à Royer une lettre de politesse, ignorant jusqu’à quel point il avait poussé son mauvais procédé et sa bêtise. Il a pris cette lettre pour un consentement ; mais à présent que M. de Moncrif m’a fait lire le manuscrit, je n’ai plus qu’à me plaindre. Je vous conjure de faire savoir au moins par tous vos amis la vérité. Faudra-t-il que je sois défiguré toujours impunément, en prose et en vers, qu’on partage mes dépouilles, qu’on me dissèque de mon vivant ! Cette dernière injustice aggrave tous mes malheurs. Rien n’est pire qu’une infortune ridicule.
Je demande que, si on laisse Royer le maître de m’insulter et de me mutiler, on intitule au moins son Prométhée : Pièce tirée des fragments de Pandore, à laquelle le musicien a fait faire les changements et les additions qu’il a crus convenables au théâtre lyrique. Il vaudrait mieux lui rendre le service de supprimer entièrement ce détestable ouvrage ; mais comment faire ? je n’en sais rien ; je ne sais que souffrir et vous aimer.
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 15 Octobre 1754.
Mon cher ange, votre lettre du 11 a fait un miracle ; elle a guéri un mourant. Ce n’est pas un miracle du premier ordre ; mais je vous assure que c’est beaucoup de suspendre comme vous faites toutes mes souffrances. Je ne suis pas sorti de ma chambre depuis que je vous ai quitté. Je crois qu’enfin je sortirai, et que je pourrai même aller jusqu’à Dijon voir M. de Richelieu sur son passage avec ma garde-malade. Je serai bien aise de trouver M. de La Marche (1) ; et quand le président Ruffei devrait encore m’assassiner de ses vers, je risquerai le voyage. Vous me mettez du baume dans le sang, en m’assurant tous que les allusions ne sont point à craindre dans mes magots de Chinois ; et vous m’en versez aussi quelques gouttes, en remettant à d’autres temps Rome sauvée et la Chine. Il me semble qu’il faut laisser passer le Triumvirat, et ne me point mettre au nombre des proscrits. Je ne le suis que trop, avec l’opéra de Royer. Je ne sais pas s’il sait faire des croches, mais je sais bien qu’il ne sait pas lire. M. de Sireuil est un digne porte-manteau du roi ; mais il aurait mieux fait de garder les manteaux que de défigurer Pandore. Un des grands maux qui soient sortis de sa boite est certainement cet opéra. On doit trouver au fond de cette boite fatale plus de sifflets que d’espérance. Je fais ce que je peux pour n’avoir, au moins, que le tiers des sifflets ; les deux tiers, pour le moins, appartiennent à Sireuil et à Royer. Je vous prie, au nom de tous les maux que Pandore a apporté dans ce monde, d’engager Lambert à donner une petite édition de mon véritable ouvrage, quelques jours avant que le chaos de Sireuil et de Royer soit représenté. Je me flatte que vous et vos amis feront au moins retentir partout le nom de Sireuil. Il est juste qu’il ait sa part de la vergogne. Chacun pille mon bien, comme s’il était confisqué, et le dénature pour le vendre. L’un mutile l’Histoire générale, l’autre estropie Pandore et, pour comble d’horreur, il y a grande apparence que la Pucelle va paraître. Un je ne sais quel Chévrier (2) se vante d’avoir eu ses faveurs, de l’avoir tenue dans ses vilaines mains, et prétend qu’elle sera bientôt prostituée au public. Il en est parlé dans les Malsemaines de ce coquin de Fréron. Il est bon de prendre des précautions contre ce dépucelage cruel, qui ne peut manquer d’arriver tôt ou tard. Mon cher ange, cela est horrible ; c’est un piège que j’ai tendu, et où je serai pris dans ma vieillesse. Ah, maudite Jeanne ! ah, M. saint Denis, ayez pitié de moi ! Comment songer à Idamé, à Gengis, quand on a une Pucelle en tête ? Le monde est bien méchant. Vous me parlez des deux premiers tomes de l’Histoire universelle, ou plutôt de l’Essai sur les sottises de ce globe ; j’en ferais un gros des miennes, mais je me console en parcourant les butorderies de cet univers. Vraiment j’en ai cinq à six volumes tout prêts. Les trois premiers sont entièrement différents ; cela est plein de recherches curieuses. Vous ne vous doutez pas du plaisir que cela vous ferait. J’ai pris les deux hémisphères en ridicule ; c’est un coup sûr. Adieu, tous les anges ; battez des ailes, puisque vous ne pouvez battre des mains aux trois magots.
1 – Cl.-Phil. Fiot de La Marche, président au parlement de Bourgogne. (G.A.)
2 – Fameux pamphlétaire, né vers 1720 ; auteur du Colporteur. (G.A.)