CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

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 Photo de JAMES (chez moi)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

A Colmar, le 12 Septembre 1754.

 

 

          Je fais les plus tendres compliments au frère et à la sœur. Je sens qu’il est très triste d’avoir une si aimable famille, et d’en être séparé. Madame Denis fait ma consolation dans ma solitude et dans mes maladies. Plus elle est aimable, plus elle me fait sentir combien le charme de sa société redoublerait par celui de la vôtre.

 

          La nouvelle la plus intéressante que le conseiller du grand-conseil me mande est la démarche que son corps a faite. Je vous en fais mon compliment, mon cher abbé ; il sera difficile que l’ancien des jours (1), Boyer, résiste à une sollicitation si pressante pour lui, et si honorable pour vous. L’homme du monde pour la conservation de qui je fais actuellement le plus de vœux est l’évêque de Mirepoix (2).

 

          Je suis bien aise que le parlement ait enregistré sa condamnation et sa grâce, sans demeurer d’accord des qualités. Le grand point est, que l’Etat ait la paix, et que les particuliers aient justice. Votre sœur, à qui le fils de Samuel Bernard s’est avisé de faire, en mourant, une petite banqueroute, est intéressée à voir le parlement reprendre ses fonctions. Il serait douloureux que la situation de mille familles demeurât incertaine, parce que quelques fanatiques exigent des billets de confession de quelques sots. Il n’y a que les billets à ordre, ou au porteur, qui doivent être l’objet de la jurisprudence ; il faut se moquer de tous les autres, excepté des billets doux.

 

          Pour mon billet d’avoir une terre, ma chère nièce, j’espère l’acquitter si je vis.

 

          Il y a quelque apparence que nous passerons, votre sœur et moi, l’hiver à Colmar. Ce n’est pas la peine d’aller chercher une solitude ailleurs. Le printemps prochain décidera de ma marche.

 

          Je suis bien aise qu’on trouve au moins ce troisième tome, dont vous me parlez, passable et modéré ; c’est tout ce qu’il est. Je ne l’ai donné que pour confondre l’imposture et l’ignorance, qui m’ont attribué les deux premiers. Il y a une extrême injustice à me rendre responsable de cet avorton informe dont des imprimeurs avides avaient fait un monstre méconnaissable. Si jamais j’ai le temps de mettre en ordre tout ce grand ouvrage, on verra quelque chose de plus exact et de plus curieux. C’est un beau plan, mais l’exécution demande plus de santé et de secours que je n’en ai.

 

          Votre vie est plus agréable que celle des gens qui s’occupent de la grâce, et des anciennes révolutions de ce bas monde. Le mieux est de vivre pour soi, pour son plaisir, et pour ses amis ; mais tout le monde ne peut pas faire ce mieux, et chacun est dirigé par son instinct et par son destin.

 

          Vous ne me dites rien de votre fils ; je l’embrasse. Je fais mes compliments à tout ce que vous aimez.

 

          Adieu, la sœur et le frère ; vous êtes charmants de ne pas oublier ceux qui sont aux bords du Rhin.

 

 

1 – Expression du prophète Daniel. (G.A.)

 

2 – Le grand conseil, dont le neveu de Voltaire, l’abbé Mignot, était membre, avait sollicité pour lui un bénéfice. La feuille des bénéfices était alors aux mains de Boyer. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Royer.

 

Le 20 (1).

 

 

          J’avais eu, monsieur, l’honneur de vous écrire, non seulement pour vous parquer tout l’intérêt que je prends à votre mérite et à vos succès, mais pour vous faire voir aussi quelle est ma juste crainte que ces succès si bien mérités ne soient ruinés par le poème défectueux (2) que vous avez vainement embelli. Je peux vous assurer que l’ouvrage sur lequel vous avez travaillé ne peut réussir au théâtre. Ce poème, tel qu’on l’a imprimé plus d’une fois, est peut-être moins mauvais que celui dont vous vous êtes chargé ; mais l’un et l’autre ne sont faits ni pour le théâtre ni pour la musique. Souffrez donc que je vous renouvelle mon inquiétude sur votre entreprise, mes souhaits pour votre réussite, et ma douleur de voir exposer au théâtre un poème qui en est indigne de toutes façons, malgré les beautés étrangères dont votre ami, M. de Sireuil, en a couvert les défauts. Je vous ai prié, monsieur de vouloir bien me faire tenir un exemplaire du poème tel que vous l’avez mis en musique, attendu que je ne le connais pas. Je me flatte, monsieur, que vous voudrez bien vous prêter à la condescendance de M. de Moncrif, examinateur de l’ouvrage, en mettant à la tête un avis nécessaire, conçu en ces termes :

 

 

« Ce poème est imprimé tout différemment dans le recueil des ouvrages de l’auteur ; les usages du théâtre lyrique et les convenances de la musique ont obligé d’y faire des changements pendant son absence. »

 

 

          Il serait mieux, sans doute, de ne point hasarder les représentations de ce spectacle, qui n’était propre qu’à une fête donnée par le roi, et qui exige une quantité prodigieuse de machines singulières. Il faut une musique aussi belle que la vôtre, soutenue par la voix et par les agréments d’une actrice principale, pour faire pardonner le vice du sujet et l’embarras inévitable de l’exécution. Le combat des dieux et des géants est au rang de ces grandes choses qui deviennent ridicules, et qu’une dépense royale peut sauver à peine.

 

          Je suis persuadé que vous sentez comme moi tous ces dangers ; mais, si vous pensez que l’exécution puisse les surmonter, je n’ai auprès de vous que la voie de représentation. Je ne peux, encore une fois, que vous confier mes craintes ; elles sont aussi fortes que la véritable estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – C’est à tort, croyons-nous, qu’on a toujours daté cette lettre du 20 Mars. Voyez la lettre qui suit. (G.A.)

 

2 – Pandore. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 21 Septembre 1754.

 

 

          Je vous obéis avec douleur, mon cher ange ; l’état de ma santé me rend bien indifférent sur une pièce de théâtre, et ne me laisse sensible qu’au chagrin d’envisager que peut-être je ne vous reverrai plus. Mais je vous avoue que je serais infiniment affligé, si j’étais exposé à la fois à des dégoûts à l’Opéra et à la Comédie, immédiatement après l’affliction que cette Histoire prétendue universelle m’a causée. Amusez-vous, mon cher ange, avec vos amis, de mes Tartares et de mes Chinois, qui ont au moins le mérite d’avoir l’air étranger. Ils n’ont que ce mérite-là ; ils ne sont point faits pour le théâtre ; ils ne causent pas assez d’émotion. Il y a de l’amour, et cet amour, ne déchirant pas le cœur, le laisse languir. Une action vertueuse peut être approuvée, sans faire un grand effet. Enfin je suis sûr que cela ne réussirait pas, que les circonstances seraient très peu favorables, et que les allusions de la malignité humaine seraient très dangereuses. Les personnes sur lesquelles on ferait ces applications injustes se garderaient bien, je l’avoue, de les prendre pour elles, de s’en fâcher, d’en parler même ; mais, dans le fond du cœur, elles seraient la pièce. Elles la feraient tomber à la cour ; c’est bien le moins qu’elles pussent faire. Qui jamais approuvera un ouvrage dont on fait des applications qui condamnent notre conduite ? Je vous demande donc en grâce que cet avorton ne soit vu que de vous et de vos amis. J’ai donné mon consentement à la représentation de ce malheureux opéra de Prométhée (1), comme je donne mon consentement à mon absence, qui me tient éloigné de vous. Je souffre avec douleur ce que je ne peux empêcher. On m’a fait assez sentir que je n’ai aucun droit de m’opposer aux représentations d’un ouvrage imprimé depuis longtemps, dont la musique est approuvée des connaisseurs de l’Hôtel-de-Ville, et pour lequel on a déjà fait de la dépense. Je sais assez qu’il faudrait une dépense royale et une musique divine pour faire réussir cet ouvrage ; il n’est pas plus propre pour le théâtre lyrique que les Chinois pour le théâtre de la Comédie. Tout ce que je peux faire, c’est d’exiger qu’on ne mette pas au moins sous mon nom les embellissements dont M. de Sireuil a honoré cette bagatelle. Je vois qu’on est toujours puni de ses anciens péchés. On me défigure une vieille Histoire générale ; on me défigure un vieil opéra. Tout ce que je peux faire à présent, c’est de tâcher de n’être pas sifflé sur tous les théâtres à la fois. Vous jugerez, mon cher ange, de la nature du consentement donné à Royer par la lettre (2) ci-jointe. Je vous supplie de la faire passer dans les mains de Moncrif, si cela se peut sans vous gêner.

 

          J’ai encore pris la précaution d’exiger de Lambert qu’il fasse une petite édition de cette Pandore, avant qu’on ait le malheur de la jouer, car la Pandore de Royer est toute différente de la mienne ; et je veux du moins que ces deux turpitudes soient bien distinctes. Je vous supplie d’encourager Lambert à cette bonne action, quand vous irez à la Comédie. Je vous remercie tendrement de Mahomet et de Rome. Vous consolez mon agonie. Madame Denis et moi, nous nous inclinons devant les anges. Adieu, mon cher et respectable ami.

 

 

1 – Pandore. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)

 

 

 

 

 

A madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

A Colmar, ce 23 Septembre 1754.

 

 

          Je ne guéris point, madame, mais je m’habitue à Colmar plus que la grand-chambre à Soissons. Les bontés de M. votre frère contribuent beaucoup à me rendre ce séjour moins désagréable. Je serais heureux dans l’île Jard, mais cette île Jard me suit partout. Vous avez deux neveux (1) aussi à  plaindre qu’ils sont aimables ; l’un plaide, l’autre est paralytique. Je ne vois de tous côtés que désastres au monde. La langueur, la misère, et la consternation, règnent à Paris. Il y a toujours quelques belles dames qui vont parer les loges, et des petits-maîtres qui font des pirouettes sur le théâtre ; mais le reste souffre et murmure. Il y a un an que j’ai de l’argent aux consignations du parlement ; le receveur jouit. Combien de familles sont dans le même cas, et dans une situation bien triste ! On exige, dans votre province, de nouvelles déclarations qui désolent les citoyens ; on fouille dans les secrets des familles ; on donne un effet rétroactif à cette nouvelle manière de payer le vingtième, et on fait payer pour les années précédentes. Voilà bien le cas de jeûner et de prier, et d’avoir des lettres consolantes de M. de Beaufremont (2) : Il n’est pas plus question de la préture de Strasbourg que des préteurs de l’ancienne Rome. Vivez tranquille, madame, avec votre respectable amie, à qui je présente mes respects. Faites bon feu ; continuez votre régime ; cette sorte de vie n’est pas bien animée, mais cela vaut toujours mieux que rien. Si vous avez quelques nouvelles, daignez en faire part à un pauvre malade enterré à Colmar. Permettez-moi de présenter mes respects à M. votre fils, et de vous souhaiter, comme à lui, des années heureuses, s’il y en a.

 

 

1 – Le baron d’Hattastt, et le chevalier de Klinglin. (G.A.)

 

2 – Il voulait convertir Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 4 Octobre 1754 (1).

 

 

          Madame, j’ai respecté les Etats d’Altembourg ; je n’ai point osé mêler mes inutiles lettres aux affaires de votre altesse sérénissime ; mais si elle est actuellement dans son palais tranquille de Gotha, qu’elle daigne y recevoir mes hommages. C’est à Gotha qu’ils doivent s’adresser  c’est là que j’ai passé les plus beaux de mes jours. Si votre altesse sérénissime daigne toujours s’y occuper de l’amusement des belles-lettres, je lui demande la permission de lui envoyer le manuscrit d’une nouvelle tragédie (2), qui a du moins le mérite de la singularité. Je veux vous envoyer mes enfants, madame, ne pouvant moi-même venir me mettre à vos pieds. Je ne sais par quelle fatalité je reste à Colmar, quand je pourrais être mieux.

 

          J’avais imaginé de passer par la cour palatine pour aller à la vôtre ; mais je me trouve sous les ordres de ma nièce, ma garde-malade, qui est venue en Alsace gouverner le bien que j’y ai et ma personne : il faut qu’un malade obéisse.

 

          Je me flatte que votre altesse sérénissime jouit d’une santé inaltérable, et que le voyage d’Altembourg aura fait du bien à la grande maîtresse des cœurs. J’ai été longtemps alarmé pour elle. Que ne puis-je venir encore partager ce zèle et cet attachement qu’elle a pour votre personne ! Que ne puis-je au moins, madame, contribuer de loin à vos amusements ! Mais j’ai peu de relations avec la république des lettres et des bagatelles de Paris. Je n’entends parler de rien qui soit digne de votre curiosité. On ne fait plus que répéter et retourner les ouvrages faits il y a près d’un siècle, et il faudrait pour vous un siècle nouveau. Pour moi, madame, il ne me faudrait que votre présence.

 

          Je me mets aux pieds de monseigneur, de votre auguste famille, et surtout aux vôtres, avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – L’Orphelin.  (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Colmar, le 6 Octobre 1754.

 

 

          Ce que vous me dites de votre santé, mon cher monsieur, ne contribue pas à me rendre la mienne. Vous m’affligez sensiblement. Madame Goll m’a consolé en m’apprenant que vous aviez fait à madame de Brenles un petit philosophe qui a quatre mois ou environ (1) ; mais un excellent ouvrier peut tomber malade après avoir fait un bon ouvrage, et c’est l’ouvrier qu’il faut conserver. Songez que c’est vous, monsieur, qui m’avez inspiré le dessein de chercher une retraite philosophique dans votre voisinage. C’est pour vous que je veux acheter la terre d’Allaman (2) J’ai besoin d’un tombeau agréable ; il faut mourir entre les bras des êtres pensants. Le séjour des villes ne convient guère à un homme que son état réduit à ne point rendre de visites. Je n’achèterai Allaman qu’à condition que vous et madame de Brenles vous daignerez regarder ce château comme le vôtre, et, dans une espérance si consolante pour moi, je ferai un effort pour mettre tout ce que j’ai de bien libre à cette acquisition ; mais commencez par me rassurer sur votre santé, et vivez si vous voulez que je sois votre voisin.

 

          Je vous avouerai, monsieur, qu’il me serait assez difficile de payer 225,000 livres. J’aurais un château, et il ne me resterait pas de quoi le meubler ; je ressemblerais à Chapelle, qui avait un surplis et point de chemise, un bénitier et point de pot-de-chambre. Voici comment je m’arrangerais : Je donnerais sur-le-champ 150,000 livres, et le reste en billets, sur la meilleure maison de Cadix (3), payables à divers termes. Moyennant cet arrangement, je pourrais profiter incessamment de vos bontés. Je ne doute pas que vous n’ayez prévu toutes les difficultés ; vous savez que je n’ai pas l’honneur d’être de la religion de Zwingle et de Calvin ; ma nièce et moi nous sommes papistes. C’est sans doute une des prérogatives et un des avantages de votre gouvernement qu’un homme puisse jouir chez vous des droits de citoyen, sans être de votre paroisse. Je me figure qu’un papiste peut posséder et hériter dans le territoire de Lausanne ; et aurais-je fait à vos lois un honneur qu’elles ne méritent pas ? Je crois que je puis être seigneur d’Allaman, puisque vous me proposez cette terre.

 

          J’attends sur cela vos derniers ordres, en vous demandant toujours le secret. Il ne faudrait pas acheter d’abord la terre sous mon nom, le moindre bruit nuirait à mon marché, et m’empêcherait peut-être de jouir du plaisir de voir mon acquisition. Je remets le tout à votre bonté et à votre prudence. Ma nièce, qui est toujours ma garde-malade à Colmar, se joint à moi pour vous présenter ses remerciements ; c’est une amie sur laquelle madame de Brenles et vous, monsieur, pouvez déjà compter. Voyez si vous pouvez acquérir à Lausanne toute une famille de Paris, et si vous pouvez faire du château d’Allaman un temple dédié à la philosophie, dont vous serez le grand-prêtre.

 

          Si on veut vendre Allaman plus de 225,000 livres, je ne peux l’acheter ; mais, en ce cas, n’y a-t-il pas d’autres terres moins chères ? Tout me sera bon, pourvu que je puisse finir mes jours dans un air doux, dans un pays libre, avec des livres, et un homme comme vous. Adieu, monsieur ; conservez votre santé, le premier des biens, celui sans lequel tout n’est rien. Vivez avec votre aimable épouse, et procurez-moi le plaisir d’être témoin de votre bonheur. Permettez-moi de vous embrasser sans cérémonie.

 

 

1 – C’est-à-dire que madame de Brenles était enceinte de quatre à cinq mois. (G.A.)

 

2 – Vieux château sur la route de Prangins à Lausanne. (G.A.)

 

3 – Où il avait des fonds. (G.A.)

 

 

1754 - Partie 16

 

 

 

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