CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

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à madame de Fontaine.

 

A Colmar, le 22 Août 1754.

 

 

          Je veux vous écrire, ma chère nièce, et je ne vous écris point de ma main, parce que je suis un peu malade ; et me voilà sur mon lit sans en rien dire à votre sœur. J’espère que vous trouverez ma lettre à votre arrivée à Paris. Nous saurons si les eaux vous ont fait du bien (1), si vous digérez ; si vous et votre fils vous faites toujours de grands progrès dans la peinture ; si l’abbé Mignot a obtenu enfin quelque bénéfice.

 

          Vous allez avoir le Triumvirat (2) ; ainsi ce n’est pas la peine d’envoyer mes magots de la Chine. Je ne peux d’ailleurs avoir absolument que trois magots ; les cinq seraient secs comme moi ; au lieu que les trois ont de gros ventres comme des Chinois. Votre sœur en est fort contente. Ils pourront un jour vous amuser ; mais à présent il ne faut rien précipiter.

 

          Ne hâtons pas plus nos affaires en France qu’à la Chine ; ne faites nul usage, je vous en prie, du papier (3) que vous savez ; nous avons quelque chose en vue, madame Denis et moi, du côté de Lyon. On dit que cela sera fort agréable. Nous vous en rendrons bientôt compte.

 

          Je me lève pour vous dire que nous sommes ici deux solitaires qui vous aimons de tout notre cœur.

 

 

1 – Elle était venue à Plombières. (G.A.)

 

2 – Tragédie de Crébillon. (G.A.)

 

3 – Relatif à l’acquisition d’une terre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Colmar, le 27 Août 1754.

 

 

          L’épuisement où je suis, mon cher et respectable ami, m’interdit les cinq actes, puisqu’il m’empêche de vous écrire de ma main.

 

          Vous m’avouerez qu’à mon âge trois fois sont bien honnêtes ; j’ai été jusqu’à cinq pour vous plaire ; mais, en vérité, ce n’était que cinq langueurs. Comptez que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’échauffer le tempérament. Je vous conjure d’ailleurs de tâcher de croire que chaque sujet a son étendue, que la Mort de César serait détestable en cinq actes, et que nos Chinois sont beaucoup plus intéressants et beaucoup plus faits pour le théâtre. J’aurai, je crois, le temps de les garder encore, puisqu’on va donner le Triumvirat. Le public aura, grâce à vos bontés, une suite de l’histoire romaine sur le théâtre. Vous ferez une action de Romain si vous parvenez à faire jouer Rome sauvée.

 

          Les sentiments de Lekain me plaisent autant que ses talents, mais il faut que je renonce au plaisir de l’entendre. C’est une injustice bien criante de me rendre responsable de deux volumes impertinents que l’imposture et l’ignorance ont publiés sous mon nom. Je ferai voir bientôt qu’il y a quelque différence entre mon style et celui de Jean Neaulme.

 

          On aurait dû me plaindre plutôt que de se fâcher contre moi ; mais je suis accoutumé à ces petites méprises de la sottise et de la méchanceté humaines. Vous m’en consolez, mon cher ange. Protégez bien Rome et la Chine, pendant que je suis encore sur les bords du Rhin. Mille tendres respects à madame d’Argental. Je n’en peux plus, mais je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

Colmar, le 27 Août 1754.

 

 

          Oui, je pense plus à vous que je ne vous écris, monsieur ; l’état où je suis ne me permet pas même de vous écrire aujourd’hui de ma main. Madame Denis a fait une action bien héroïque de vous quitter pour venir garder un malade. Il est assez étrange que deux personnes qui voulaient passer leur vie avec vous soient à Colmar. Si la friponnerie, l’ignorance, et l’imposture, n’avaient pas abusé de mon nom pour donner deux impertinents volumes d’une prétendue Histoire universelle, votre Zulime s’en trouverait mieux ; mais l’injustice odieuse que j’ai essuyée m’impose au moins le devoir de la confondre, en mettant en ordre mon véritable ouvrage. Votre Zulime ne peut venir qu’après les quatre parties du monde (1) qui m’occupent à présent. Ce serait pour moi une grande consolation, dans mes travaux et dans mes souffrances, de voir l’ouvrage (2) dont vous me parlez. Je vous en dirais mon avis avant les représentations ; c’est le seul temps où l’amitié puisse employer la critique ; elle n’a plus qu’à applaudir ou à se taire quand l’ouvrage a été livré au parterre.

 

          On avait fait courir un plaisant bruit ; on disait que j’avais fait aussi le Triumvirat (3). Je vous assure que je suis très loin d’exciter une pareille guerre civile au théâtre. La bagatelle (4) dont vous a parlé M. d’Argental n’était d’abord qu’un ouvrage de fantaisie, dont j’avais voulu l’amuser aux eaux de Plombières. C’est lui qui m’a engagé à y travailler sérieusement ; j’en ai fait, je crois, une pièce très singulière. Mademoiselle Clairon y aura un beau rôle ; mais il est impossible d’en faire cinq actes. Il vaut bien mieux en donner trois bons que cinq languissants. J’allais presque vous dire que nous en parlerons un jour ; mais je sens bien que je me réduirai à vous en écrire. L’absence ne diminuera jamais dans mon cœur les sentiments que je vous ai voués pour toute ma vie. Le malade V.

 

 

1 – L’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

2 – Namir, tragédie. (G.A.)

 

3 – Il en fit un dix ans plus tard. (G.A.)

 

4 – L’Orphelin de la Chine. (G.A.)

 

 

 

 

 

P.S. de Madame DENIS.

 

 

Puisque l’oncle ne peut vous écrire de sa main, la nièce y suppléera tant bien que mal. Convenez que mon oncle a raison de ne vous point envoyer Zulime, puisqu’elle n’est pas encore à sa fantaisie, et qu’il n’a pas le temps d’y travailler actuellement. Celle dont M. d’Argental vous a parlé vous plaira d’autant plus qu’il y a deux très beaux rôles pour Lekain et mademoiselle Clairon. Cette pièce est très singulière, chaude et écrite à merveille ; mais vous n’aurez que trois actes. Nous espérons bien que, lorsqu’il sera question de la jouer, vous y donnerez tous vos soins.

 

L’Histoire universelle l’occupe actuellement tout entier ; c’est un ouvrage fait pour lui faire infiniment d’honneur ; dès qu’il sera fini, je ferai de mon mieux pour l’engager à reprendre ce théâtre que nous aimons, vous et moi, si constamment. Vous verrez encore des Alzire, des Zaïre, des Mérope, etc., etc., de sa façon. Son génie est aussi brillant que sa santé est misérable. Adressez-moi toujours vos lettres à Colmar ; nous ne sommes pas encore déterminés sur le temps où nous irons à Strasbourg. Si mon oncle daigne me rendre une partie des sentiments que j’ai pour lui, tous les séjours me seront égaux ; l’amitié embellit les lieux les plus sauvages.

 

Je ne doute pas que votre tragédie ne soit dans sa perfection ; M. de Voltaire sera sûrement étonné de la façon dont elle est écrite. Pourriez-vous la lui faire lire ? Pensez-y bien.

 

Vous fourrerez-vous cet hiver dans la bagarre ? J’imagine que non ; vous êtes trop sage. Mon oncle veut aussi laisser passer les plus pressés. Je pense qu’il fera bien froide, cet hiver, au Triumvirat ; qu’en dites-vous ?

 

Puisque vous voulez savoir ce que je fais, je barbouille aussi du papier ; je travaille mal et lentement ; mon ouvrage (1) n’a pris jusqu’à présent aucune forme, et j’en suis si mécontente que je n’ai pas encore eu le courage de le montrer à mon oncle. Je me console en pensant que l’occupation la plus ordinaire d’une femme est de faire des nœuds, et qu’il vaut autant gâter du papier que du fil.

 

Dites-moi si Ximenès demande encore la place vacante (2) à l’Académie ; j’en serais fâchée ; ce serait une seconde imprudence. Si j’étais à Paris, je ferais l’impossible pour l’en empêcher. Il se presse trop, et détruit la petite fortune d’Amalazonte, par un amour-propre mal entendu qu’on veut humilier.

 

Adieu ; mandez-moi tout ce que vous savez ; vous ferez grand plaisir à une solitaire qui aime votre lettre, et qui a, pour vous la plus inviolable amitié.

 

Dites, je vous prie, monsieur, à madame Sonning (3), que j’ai souvent le plaisir de parler d’elle avec madame la comtesse de Lutzelbourg, qui est ici, et faites-lui pour moi mille tendres compliments.

 

 

1 – La tragédie d’Alceste. (Clogenson.)

 

2 – Surian, évêque de Vence, était mort le 3 auguste ; il fut remplacé par d’Alembert, le 19 Décembre 1754, à l’Académie française, où Ximenès avait précédemment essayé de succéder à Destouches. (Clogenson.)

 

3 – Marie-Sophie Puchat des Alleurs, sœur de l’ambassadeur à Constantinople ; mariée, en 1728, à M. Sonning, nommé dans la lettre du 21 Mai 1755, à Thihouville. (Clogenson.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 8 Septembre 1754.

 

 

          C’est moi, mon cher ange, qui veux et qui fais tout ce que vous voulez, puisque je vous envoie, par pure obéissance, des Tartares et des Chinois dont je ne suis pas content. Il me paraît que c’est un ouvrage plus singulier qu’intéressant, et je dois craindre que la hardiesse de donner une tragédie en trois actes ne soit regardée comme l’impuissance d’en faire une en cinq. D’ailleurs, quand elle aurait un peu de succès, quel avantage me procurerait-elle ? L’assiduité de mes travaux ne désarmera point ceux qui me veulent du mal. Enfin je vous obéis ; faites ce que vous croirez le plus convenable. Soyez sévère, et faites lire la pièce par des yeux encore plus sévères que les vôtres.

 

          Vous connaissez trop le théâtre et le cœur humain pour ne pas sentir que, dans un pareil sujet, cinq actes allongeraient une action qui n’en comporte que trois. Dès qu’un homme comme notre conquérant tartare a dit J’aime, il n’y a plus pour lui de nuances ; il y en a encore moins pour Idamé, qui ne doit pas combattre un moment ; et la situation d’un homme à qui on veut ôter sa femme à quelque chose de si avilissant pour lui, qu’il ne faut pas qu’il paraisse ; sa vue ne peut faire qu’un mauvais effet ; La nature de cet ouvrage est telle qu’il faut plutôt supprimer des situations et des scènes, que songer à les multiplier ; je l’ai tenté, et je suis demeuré convaincu que je gâtais tout ce que je voulais étendre. C’est à vous maintenant à voir, mon cher et respectable ami, si cette nouveauté peut être hasardée, et si le temps est convenable.

 

          Je vous remercie de Rome sauvée, dont je fais plus de cas que de mon Orphelin. Je tâcherai de dérober quelques moments à mes maladies et à mes occupations pour faire ce que vous exigez.

 

          Vous montrerez sans doute mes trois magots à M. de Pont de Veyle et à M. l’abbé de Chauvelin. Vous assemblerez tous les anges. Je me fie beaucoup au goût de M. le comte de Choiseul. Si tout cet aéropage conclut à donner la pièce, je souscris à l’arrêt.

 

          L’Histoire générale me donne toujours quelques alarmes. Le troisième volume ne pouvait révolter personne. Les objets de ce temps-là ne sont pas si délicats à traiter que ceux de la grande révolution qui s’est faite dans l’Eglise du temps de Léon X. Les siècles qui précédèrent Charlemagne, et dont il faut donner une idée, portent encore avec eux plus de danger, parce qu’ils sont moins connus, et que les ignorants seraient bien effarouchés d’apprendre que tant de faits, qu’on nous a débités comme certains, ne sont que des fables. Les donations de Pépin et de Charlemagne sont des chimères ; cela me paraît démontré. Croiriez-vous bien que les prétendues persécutions des empereurs contre les premiers chrétiens ne sont pas plus véritables ? On nous a trompés sur tout ; et on est encore si attaché à des erreurs qui devraient être indifférentes, qu’on ne pardonnera pas à qui dira la vérité, quelque circonspection et quelque modestie qu’il emploie.

 

          Les deux premiers volumes, qu’on a si indignement tronqués et falsifiés, ne devraient m’être attribués par personne ; ce n’est pas là mon ouvrage. Cependant, si on a eu la cruauté de me condamner sur un ouvrage qui n’est pas le mien, que ne fera-t-on pas quand je m’exposerai moi-même !

 

          Puisque je suis en train de vous parler de mes craintes, je vous dirai que notre Jeanne me fait plus de peine que Léon X et Luther, et que toutes les querelles du sacerdoce et de l’Empire. Il n’y a que trop de copies de cette dangereuse plaisanterie. Je sais, à n’en pas douter, qu’il y en a à Paris et à Vienne, sans compter Berlin. C’est une bombe qui crèvera tôt ou tard pour m’écraser, et des tragédies ne me sauveront pas. Je vivrai et je mourrai la victime de mes travaux, mais toujours consolé par votre inébranlable amitié. Madame Denis est bien sensible à votre souvenir ; elle partage en paix ma solitude, et m’aide à supporter mes maux. Nous présentons tous deux nos respects à madame d’Argental. J’envoie sous l’enveloppe de M. de Chauvelin, le paquet tartare et chinois.

 

          Non, mon cher ange, non. Je viens de relire la pièce. Il me paraît qu’on peut faire des applications dangereuses ; vous connaissez le sujet, et vous connaissez la nation. Il n’est pas douteux que la conduite d’Idamé ne fût regardée comme la condamnation d’une personne (1) qui n’est point Chinoise. L’ouvrage, ayant passé par vos mains, vous ferait tort ainsi qu’à moi. Je suis vivement frappé de cette idée. L’application que je crains est si aisée à faire, que je n’oserais même envoyer l’ouvrage à la personne qui pourrait être l’objet de cette application. Je vais tâcher de supprimer quelques vers dont on pourrait titrer des interprétations malignes, ensuite je vous l’enverrai. Mais, encore une fois, la crainte des allusions, le désagrément de paraître lutter contre Crébillon, la stérilité des trois actes, voilà bien des raisons pour ne rien hasarder. J’attends vos ordres, et je m’y conformerai toute ma vie, mon cher ange.

 

 

1 – Madame de Pompadour. (G.A.)

 

 

 

1754 - Partie 15-copie-1

 

 

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