CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 14

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à M. l’abbé L’Olivet.

 

A Colmar, le 27 Juillet 1754.

 

 

          Mon cher Cicéron, le cardinal Ximenès ne faisait point de tragédies, et M. de Ximenès, qui est de la maison, a fait une pièce de théâtre (1) qui a eu du succès. Vous savez qu’on le nomme le marquis de Chimène, nom consacré, malgré le cardinal de Richelieu. On ne dira pas :

 

 

L’Académie en corps a beau le censurer,

 

BOIL., sat. IX.

 

 

c’est à l’Académie à se déclarer pour les Chimène.

 

          Il croit que j’ai quelque crédit auprès de vous ; il ambitionne votre voix, et encore plus votre suffrage. Je suis trop malade pour vous écrire une longue lettre. Je vous souhaite de la santé, et je vous aime de tout mon cœur. Madame Denis, qui est ma garde-malade, vous fait mille compliments (2).

 

 

1 – Amalazonte. (G.A.)

 

2 – On voit que la recommandation est sèche, et pour cause : madame Denis écrivit de son côté au marquis de Thibouville pour qu’il empêchât Ximenès de se rendre ridicule. (G.A.)

 

 

 

 

 

au marquis de Ximenès.

 

A Colmar, 28 Juillet 1754 (1).

 

 

          On retrouve toujours des forces, monsieur, dans les plus grandes maladies, quand il s’agit de servir les personnes auxquelles on est attaché, et d’obéir à leurs ordres. Je n’en peux plus ; mais j’écris à la personne que vous voulez que je sollicite (2). Vous n’êtes pas dans le cas d’avoir besoin de sollicitations ; on devrait vous prier : c’est ainsi que je pense, et c’est ce que je dirais tout haut si j’étais à Paris. Madame Denis, qui se porte mieux que moi et qui peut écrire, vous en dira davantage ; elle s’est faite garde-malade. Nous attendons tous deux avec impatience le succès qui vous est dû. ‒ A vous pour jamais.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – L’abbé d’Olivet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 30 Juillet 1754 (1).

 

 

          Madame, en arrivant à Colmar, j’ai trouvé deux choses charmantes de votre altesse sérénissime, votre lettre du 13 Juillet et votre portrait. Je leur ai fait ce que je faisais au bas de votre robe, quand j’avais l’honneur d’être à Gotha. Mais pourquoi, madame, mettre des ornements à des choses qui sont par elles-mêmes si précieuses ? votre altesse sérénissime me remplit de confusion comme de reconnaissance ; je devrais venir la remercier sur-le-champ à Gotha ou à Altembourg. Elle sait quel est mon empressement, elle sait que je n’ai point d’autre désir.

 

          Je suis revenu bien malade dans mon petit territoire de Colmar. Cette nièce que vous daignez honorer de vos bontés m’a accompagné et me sert de garde-malade. Elle se met à vos pieds, madame : tout ce qu’elle sait de votre auguste personne redouble encore sa sensibilité et son respect. Savez-vous, madame, qu’on m’écrit de plus d’un endroit pour me parler de la santé de madame de Buchwald ? On n’ignore pas à quel point je lui suis attaché. Hélas ! madame, ma dernière lettre de Plombières prévenait la vôtre ; je m’attendrissais sur le sort d’une personne si digne de vous. Puissé-je apprendre bientôt son rétablissement !

 

          Ce que votre altesse sérénissime me dit d’une certaine personne (2) qui se sert du mot de rappeler ne me convient guère ; ce n’est qu’auprès de vous, madame, que je puis jamais être appelé par mon cœur. Il est vrai que c’est là ce qui m’avait conduit auprès de la personne en question. Je lui ai sacrifié mon temps et ma fortune ; je lui ai servi de maître pendant trois ans ; je lui ai donné des leçons, de bouche et par écrit, tous les jours, dans les choses de mon métier. Un Tartare, un Arabe du désert ne m’aurait pas donné une si cruelle récompense. Ma pauvre nièce, qui est encore malade des atrocités qu’elle a essuyées, est un témoignage bien funeste contre lui. Il est inouï qu’on ait jamais traité ainsi la fille d’un gentilhomme, et la veuve d’un gentilhomme, d’un officier des armées du roi de France, et j’ose le dire, une femme très respectable par elle-même, et qui a dans l’Europe des amis. Si le roi de Prusse connaissait la véritable gloire, il aurait réparé l’action infâme qu’on a faite en son nom. Je demande pardon à votre altesse sérénissime de lui parler de cette triste affaire ; mais la bonté qu’elle a de s’intéresser au sort de ma nièce me rappelle tout ce qu’elle a souffert.

 

          Je m’imagine que votre altesse sérénissime est actuellement dans son palais d’Altembourg avec monseigneur, et les princes ses enfants ; je me mets à vos pieds et aux leurs.

 

          On m’a envoyé de Berlin une relation, moitié vers, et moitié prose, du voyage de Maupertuis et d’un nommé Cogolin. Ce n’est pas un chef-d’œuvre.

 

          Recevez, madame, mes profonds respects et ma vive reconnaissance.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 3 Août 1754.

 

 

          Mon divin ange, les eaux de Plombières ne sont pas si souveraines, puisqu’elles donnent des coliques à madame d’Argental, et qu’elles m’ont attaqué violemment la poitrine ; mais peut-être aussi que tout cela n’est point l’effet des eaux. Qui sait d’où viennent nos maux et notre guérison ! Au moins les médecins n’en savent rien. Ce qui est sûr, c’est que Plombières a fait, pendant quinze jours, le bonheur de ma vie, et vous savez tous deux pourquoi. Cette année doit m’être heureuse. Je vous remercie pour Mariamne (1) et surtout pour Rome. Les comédiens sont de grands butors s’ils ne savent pas faire copier les rôles. Voulez-vous que je vous envoie l’imprimé ? Dites comment, et il partira. Nos magots de la Chine n’ont pas réussi. J’en ai fait cinq ; cela est à la glace, allongé, ennuyeux. Il ne faut pas faire un Versailles de Trianon ; chaque chose a ses proportions. Nous avons trouvé, madame Denis et moi, les cinq pavillons réguliers (2) ; mais il n’y a pas moyen d’y loger ; les appartements sont trop froids. Nous avons été confondus du mauvais effet que fait l’art détestable de l’amplification ; alors je n’ai eu de ressource que d’embellir trois corps de logis ; j’y ai travaillé avec ce courage que donne l’envie de vous plaire ; enfin nous sommes très contents. Ce n’est pas peu que je le sois ; je vous réponds que je suis aussi difficile qu’un autre. J’ose vous assurer que c’est un ouvrage bien singulier, et qu’il produit un puissant intérêt depuis le premier vers jusqu’au dernier. Il vaut mieux certainement donner quelque chose de bon en trois actes que d’en donner cinq insipides, pour se conformer à l’usage. Il me semble qu’il serait très à propos de faire jouer cette nouveauté immédiatement avant le voyage de Fontainebleau, supposé que l’ouvrage vous paraisse aussi passable qu’à nous ; supposé que cela ne fasse aucun tort à Rome sauvée ; supposé encore qu’on ne trouve dans nos Chinois rien qui puisse donner lieu à des allusions malignes. J’ai eu grand soin d’écarter toute pierre de scandale. Le conquérant tartare serait à merveille entre les mains de Lekain ; La Noue a assez l’air d’un lettré chinois, ou plutôt d’un magot ; c’est grand dommage qu’il ne soit pas cocu. Idamé est coupée sur la taille de mademoiselle Clairon. Peut-être les circonstances présentes (3) seraient favorables ; en tout cas, je vais faire transcrire l’ouvrage ; indiquez-moi la façon de vous l’envoyer par la poste.

 

          Ce que vous me mandez, mon cher ange, de mon troisième volume, me fait un extrême plaisir ; plus il sera lu, et plus les gens raisonnables seront indignés contre le brigandage et l’imposture qui m’ont attribué les deux premiers ; ils seront bientôt prêts à paraître de ma façon. Il ne me faut pas six mois pour que tout l’ouvrage soit fini, pour peu que j’aie, je ne dis pas une santé, mais une langueur tolérable. Je ne demande, pour travailler beaucoup, qu’à ne pas souffrir beaucoup. Tout cela sera sans préjudice de Zulime, sur laquelle j’ai toujours de grands desseins. Voilà toute mon âme mise aux pieds de mes anges.

 

          Vous pouvez donc à présent aller à la comédie ? Le ciel en soit béni ! Daignez donc faire mes compliments à Hérode (4) quand vous le rencontrerez dans le foyer. Pardon de la liberté grande. Madame Denis vous fait les siens très tendrement. Elle s’est faite garde-malade. Elle travaille dans son infirmerie, et moi dans la mienne. Nous sommes deux reclus. Quand on ne peut vivre avec vous, il ne faut ne vivre avec personne. Adieu, mes anges ; mes magots chinois et moi, nous sommes à vos ordres. Je vous salue en Confucius, et je m’incline devant votre doctrine, m’en rapportant à votre tribunal des rites.

 

 

1 – On reprit Mariamne le 4 Août 1754, mais on ne reprit pas Rome cette année-là. (G.A.)

 

2 – Les cinq actes de l’Orphelin de la Chine. (G.A.)

 

3 – La dauphine était sur le point d’accoucher. (G.A.)

 

4 – Lekain, dans Mariamne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Colmar, le 6 Août 1754.

 

 

          Croyez fermement, monseigneur, que je vous mets immédiatement au-dessus du soleil et des bibliothèques. Je ne peux, en vérité, vous donner une plus belle place dans la distribution de mes goûts. Je suis assez content du soleil pour le moment ; mais ne vous figurez pas que, dans votre belle province (1), vous ayez les livres qu’il faut à ma pédanterie. Je les ai trouvés au milieu des montagnes des Vosges. Où ne va-t-on pas chercher l’objet de sa passion ! Il me fallait de vieilles chroniques du temps de Charlemagne et de Hugues Capet, et tout ce qui concerne l’histoire du moyen-âge, qui est la chose du monde la plus obscure ; j’ai trouvé tout cela dans l’abbaye de dom Calmet. Il y a dans ce désert sauvage une bibliothèque presque aussi complète que celle de Saint-Germain-des-Prés de Paris. Je parle à un académicien ; ainsi il me permettra ces petits détails. Il saura donc que je me suis fait moine bénédictin pendant un mois entier. Vous souvenez-vous de M. le duc de Brancas, qui s’était fait dévot au Bec (2) ? Je me suis fait savant à Senones, et j’ai vécu délicieusement au réfectoire. Je me suis fait compiler par les moines des fatras horribles d’une érudition assommante. Pourquoi tout cela ? pour pouvoir aller gaiement faire ma cour à mon héros, quand il sera dans son royaume. Pédant à Senones, et joyeux auprès de vous, je ferai tout doucement le voyage avec ma nièce. Je ne pouvais régler aucune marche avant d’avoir fait un grand acte de pédantisme que je viens de mettre à fin. J’ai donné moi-même un troisième volume de l’Histoire universelle, en attendant que je puisse publier à mon aise les deux premiers, qui demandaient toutes les recherches que j’ai faites à Senones ; et je publie exprès ce troisième volume pour confondre l’imposture, qui m’a attribué ces deux premiers tomes si défectueux. J’ai dédié exprès à l’électeur palatin ce tome troisième, parce qu’il a l’ancien manuscrit des deux premiers entre les mains ; et je le prends hardiment à témoin que ces deux premiers ne sont point mon ouvrage. Cela est, je crois, sans réplique, et d’autant plus sans réplique que monseigneur l’électeur palatin me fait l’honneur de me mander qu’il est bien aise de concourir à la justice que le public me doit.

 

          Je rends compte de tout cela à mon héros. Mon excuse est dans la confiance que j’ai en ses bontés. Je le supplie de mander comment je peux faire pour lui envoyer ce troisième volume par la poste. Il aime l’histoire, il trouvera peut-être des choses assez curieuses, et même des choses dans lesquelles il ne sera point de mon avis. J’aurai de quoi l’amuser davantage quand je serai assez heureux pour venir me mettre quelque temps au nombre de ses courtisans, dans son royaume de Théodoric. Madame Denis, ma garde-malade, voulait avoir l’honneur de vous écrire. Elle joint ses respects aux miens. Nous disputons à qui vous est attaché davantage, à qui sent le mieux tout ce que vous valez, et nous vous donnons toujours la préférence sur tout ce que nous avons connu.

 

          Vous êtes le saint pour qui nous avons envie de faire un pèlerinage. Je crois que six semaines de votre présence me feraient plus de bien que Plombières. Adieu, monseigneur ; votre ancien courtisan sera toujours pénétré pour vous du plus tendre respect et de l’attachement le plus inviolable.

 

 

1 – Le Bas-Languedoc. (G.A.)

 

2 – En Normandie, le 29 Septembre 1721. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Paulmi.

 

A Colmar, le 13 Août 1754.

 

 

          Permettez, monseigneur, qu’on prenne la liberté d’ajouter un volume à votre bibliothèque. Voici un petit pavillon d’un bâtiment immense, dont les deux premières ailes, qu’on a données très indignement, ne sont certainement pas de mon architecture. Si je vis encore un an, je compte bien avoir l’honneur de vous envoyer tout l’édifice de ma façon. On verra une énorme différence, et on me rendra justice. Votre suffrage, si vous avez le temps de le donner, sera la plus chère récompense de mes pénibles travaux.

 

          Madame Denis, ma garde-malade, et moi, nous vous présentons les plus tendres respects.

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

A Colmar, le 13 Août 1754.

 

 

          Mon voyage de Plombières, monsieur, et l’état languissant où je suis toujours, m’ont empêché de vous dire plus tôt combien je vous sais gré de servir les trois dieux (1) qui président à votre ménage. Madame de Brenles et vous, vous en ajoutez un quatrième qui embellit les trois autres, c’est l’esprit, et l’esprit éclairé. Que votre charmante compagne reçoive ici mes remerciements et mon admiration. Que ne puis-je venir voir tous vos dieux ! J’ai avec moi, à Colmar, une nièce qui est veuve d’un officier du régiment de Champagne ; elle aime les lettres, elle les cultive comme madame de Brenles. Son amitié pour moi l’a engagée à être ma garde-malade. Elle est assez philosophe pour ne pas refuser de se retirer avec moi dans quelque terre, et cette même philosophie ne lui ferait pas haïr un pays libre. Cette précieuse liberté et votre voisinage seraient deux belles consolations de ma vieillesse ; vous savez qu’il y a longtemps que j’y pense. On dit qu’il y a actuellement une assez belle terre à vendre, sur le bord du lac de Genève. Si le prix n’en passe pas deux cent mille livres de France, l’envie d’être votre voisin me déterminerait. Une moins chère conviendrait encore, pourvu que le logement et la situation surtout fussent agréables. Que ce soit à cinq ou six lieues de Lausanne, il n’importe ; tout serait bon, pourvu qu’on y fût le maître, et qu’on pût avoir l’honneur de vous y recevoir quelquefois. S’il y a, en effet, une terre agréable à vendre dans vos cantons, je vous prie, monsieur, d’avoir la bonté de me le mander ; mais il faudrait que la chose fût secrète. J’enverrais une procuration à quelqu’un qui l’achèterait d’abord en son nom. Vous n’ignorez pas les ménagements que j’ai à garder. Je ne veux rien ébruiter, rien afficher, et je ne dois me fermer aucune porte.

 

          Je compte avoir l’honneur, monsieur, de vous envoyer, par la première occasion, un nouveau tome de l’Histoire universelle, que je publie expressément pour condamner les deux premiers que l’on a si indignement défigurés, et que j’espère donner moi-même, quand il en sera temps.

 

          La vérité, quelque circonspecte qu’elle puisse être, a besoin de la liberté ; si je peux venir à bout de goûter les charmes de l’une et de l’autre avec ceux de votre société, je croirai ne pouvoir mieux finir ma carrière. Je supplie les deux nouveaux mariés de me conserver leurs bontés, et de compter sur mes respectueux sentiments.

 

 

1 – Voyez la lettre à M. de Brenles du 21 Mai. (G.A.)

 

 

 

1754 - Partie 14

 

 

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