CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

 1754 - Partie 10 - 2  

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      1754 - Partie 10 - 1

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 16 Mai 1754.

 

 

          Mon cher ange, le 7 de Juillet approche ; persistez bien, madame d’Argental et vous, dans la foi que vous avez aux eaux de Plombières. N’allez pas soupçonner que la santé puisse se trouver ailleurs. Venez boire avec moi, mon cher et respectable ami. Je vous prie, quand vous verrez cet abbé Caton (1), qui est malade à sa nouvelle campagne, de lui faire pour moi les plus tendres compliments. Je ne sais si son médecin a la vogue, mais il me semble que je n’entends point parler de ses guérisons. Je crois ses malades enterrés. Vous êtes fort heureux de n’avoir point été attaqué (2). Le nouveau régime ne vous convient pas.

 

          Je viendrai, mon cher ange, à Plombières, avec deux domestiques tout au plus, et je ne serai pas difficile à loger ; peut-être même y serai-je avant vous, et, en ce cas, je vous demanderai vos ordres. J’apporterai quelques paperasses de prose et de vers pour vous endormir après le dîner. Comment pouvez-vous craindre que je manque un tel rendez-vous ? Je voudrais que vous fussiez à Constantinople, à la place de votre oncle (3), et vous venir trouver dans le serrai des franguis de Galata, sur le canal de la Propontide. Mon ange, Plombières est un vilain trou, le séjour est abominable, mais il sera pour moi le jardin d’Armide.

 

          Je vous ai envoyé le second tome des Annales de l’Empire, dans toute la plénitude de l’horreur historique. Dieu merci, il n’y a pas un mot à changer, non plus qu’au placet de Caritidès (4). Gardez-vous de lire ce fatras ; il est d’un ennui mortel ; rien n’est plus malsain. Que vous importe Albert d’Autriche ? J’ai été entraîné dans ce précipice de ronces par ma malheureuse facilité ; on ne m’y rattrapera plus. C’est être trop ennemi de soi-même que de se consumer à ramasser des antiquités barbares. La duchesse de Gotha, qui est très aimable, m’a transformé en pédant en us, comme Circé changea les compagnons d’Ulysse en bêtes. Il faut que je revoie M. et madame d’Argental, pour reprendre ma première forme.

 

          Bonsoir ; mille respects à madame d’Argental. Amenez-la pour sa santé et pour mon bonheur.

 

 

1 – Chauvelin. (G.A.)

 

2 – Comme conseiller d’honneur du parlement. (G.A.)

 

3 – Ferriol. (G.A.)

 

4 – Dans les Fâcheux de Molière. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Colmar, le 19 Mai 1754.

 

 

          Savez-vous le latin, madame ? Non ; voilà pourquoi vous me demandez si j’aime mieux Pope que Virgile. Ah ! madame, toutes nos langues modernes sont sèches, pauvres, et sans harmonie, en comparaison de celles qu’on parlées nos premiers maîtres, les Grecs et les Romains. Nous ne sommes que des violons de village. Comment voulez-vous d’ailleurs que je compare des épîtres à un poème épique, aux amours de Didon, à l’embrasement de Troie, à la descente d’Enée aux enfers ?

 

          Je crois l’Essai sur l’Homme, de Pope, le premier des poèmes didactiques, des poèmes philosophiques ; mais ne mettons rien à côté de Virgile. Vous le connaissez par les traductions ; mais les poètes ne se traduisent point. Peut-on traduire de la musique ? Je vous plains, madame, avec le goût et la sensibilité éclairée que vous avez, de ne pouvoir lire Virgile. Je vous plaindrais bien davantage si vous lisiez des Annales, quelques courtes qu’elles soient. L’Allemagne en miniature n’est pas faite pour plaire à une imagination française telle que la vôtre.

 

          J’aimerais bien mieux vous apporter la Pucelle, puisque vous aimez les poèmes épiques. Celui-là est un peu plus long que la Henriade, et le sujet en est un peu plus gai. L’imagination y trouve mieux son compte ; elle est trop rétrécie chez nous dans la sévérité des ouvrages sérieux. La vérité historique et l’austérité de la religion m’avaient rogné les ailes dans la Henriade, elles me sont revenues avec la Pucelle. Ces Annales sont plus agréables que celles de l’Empire.

 

          Si vous avez encore M. de Formont, je vous prie, madame, de le faire souvenir de moi ; et, s’il est parti, je vous prie de ne me point oublier en lui écrivant. Je vais aux eaux de Plombières, non que j’espère y trouver la santé, à laquelle je renonce, mais parce que mes amis y vont. Je suis resté six mois entiers à Colmar, sans sortir de ma chambre, et je crois que j’en ferai autant à Paris, si vous n’y êtes pas.

 

          Je me suis aperçu, à la longue, que tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait ne vaut pas la peine de sortir de chez soi. La maladie ne laisse pas d’avoir de grands avantages ; elle délivre de la société. Pour vous, madame, ce n’est pas de même ; la société vous est nécessaire comme un violon à Guignon, parce qu’il est le roi du violon (1).

 

          M. d’Alembert est bien digne de vous, bien au-dessus de son siècle. Il m’a fait cent fois trop d’honneur (2), et il peut compter que, si je le regarde comme le premier de nos philosophes gens d’esprit, ce n’est point du tout par reconnaissance.

 

          Je vous écris rarement, madame, quoique, après le plaisir de lire vos lettres, celui d’y répondre soit le plus grand pour moi ; mais je suis enfoncé dans des travaux pénibles qui partagent mon temps avec la colique. Je n’ai point de temps à moi, car je souffre et je travaille sans cesse. Cela fait une vie pleine, par tout à fait heureuse ; mais où est le bonheur ? je n’en sais rien, madame ; c’est un beau problème à résoudre.

 

 

1 – C’était un titre d’office qui ne fut supprimé qu’en 1773. (G.A.)

 

2 – En lui demandant l’article ESPRIT pour l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brensles.

 

Colmar, le 21 Mai 1754.

 

 

          Je me crois déjà votre ami, monsieur, et je supprime les cérémonies et les monsieur en sentinelle au haut d’une page. Je m’intéresse à votre bonheur comme si j’étais votre compatriote ; le bonheur est bien imparfait quand on vit seul. Messer Ludovico Ariosto dit que : Senza moglie a lato, l’uom non puote esser dibontade perfetto.

 

          Il faut être deux, au moins, pour jouir de toutes les douceurs de la vie, et il faut n’être que deux, quand on a une femme comme celle que vous avez trouvée. J’en ai bien parlé avec la bonne madame Goll. Elle sait combien madame de Brensle a de mérite ; vous avez épousé votre semblable. Si je faisais encore de petits vers, je dirais :

 

 

Il faut trois dieux dans un ménage,

L’Amitié, l’Estime, et l’Amour ;

On dit qu’on les vit l’autre jour

Qui signaient votre mariage (1).

 

 

          Pour moi, monsieur, je vais trouver les naïades ferrugineuses de Plombières. Le triste état où je suis m’empêche d’être témoin de votre félicité. Si je peux avoir une santé un peu tolérable, la passion de faire un petit voyage à Lausanne en deviendra plus forte ; comptez que vos lettres la redoublent. La bonté dont vous dites que madame de Brenles m’honore est un nouvel encouragement. Je demanderai permission à toutes les maladies qui m’accablent ; mais je ne peux répondre ni du temps où je viendrai, ni de mon séjour. Je sens seulement que, si mon goût décidait de ma conduite, je passerais volontiers ma vie dans le sein de la liberté, de l’amitié, et de la philosophie. Je me croirais, après vous deux, l’homme le plus heureux de Lausanne.

 

          J’aurais encore, monsieur, un autre compliment à vous faire sur la charge (2) et sur la dignité que vous venez d’obtenir dans votre patrie ; mais il en faut complimenter ceux qui auront affaire à vous, et je ne peux vous parler à présent que d’un bonheur qui est bien au-dessus des emplois. Permettez-moi de présenter mes respects à madame de Brenles, et de vous renouveler les sentiments avec lesquels je compte être toute ma vie, etc.

 

          Je vous supplie de vouloir bien faire souvenir de moi M. Polier, qui, le premier, m’inspira l’envie de voir le pays que vous habitez.

 

 

1 – M. et madame de Brenles, sans se consulter, envoyèrent chacun leur réponse à M. de Voltaire.

 

 

De Monsieur. de Brenles.

 

L’Estime et l’Amitié, malgré leur jeune frère,

Voudraient étendre encor les plans qu’ils ont tracés.

L’Amour dit : « Ils sont deux, avec nous c’est assez. »

Mais les autres ont dit : « Il faudrait Voltaire. »

 

 

 

De Madame de Brenles.

 

L’Estime et l’Amitié, en dépit de leur frère,

Disent que nombre trois fut toujours nombre heureux.

L’Amour dit : « Avec moi c’est assez c’être deux. »

Les deux autres ont dit : « Il y faudrait Voltaire. »

 

(Note de l’éditeur des Lettres diverses, Genève, Paschoud, 1821, in 8°)

 

 

2 – Celle de conseiller baillival. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 25 Mai 1754. (1)

 

 

          Madame, vos bontés font dans mon cœur un étrange contraste avec les maladies qui m’accablent. Je viendrais sur-le-champ me mettre aux pieds de votre altesse sérénissime, soit à Gotha, soit à Altembourg, si j’en avais la force ; mais je n’ai pas eu encore celle de me faire transporter aux eaux de Plombières. Dieu préserve la grande maîtresse des cœurs d’être dans l’état où je suis, et conserve à votre altesse sérénissime cette santé, le plus grand des biens, sans lequel l’électorat de Saxe, qui devrait vous appartenir, serait si peu de chose ; sans lequel l’empire de la terre ne serait qu’un nom stérile et triste : Si je peux, madame, acquérir une santé tolérable, si je me trouve dans un état où je puisse me montrer, si je ne suis pas condamné par la nature à attendre la mort dans la solitude, il est bien certain que mon cœur me mènera dans votre cour. Quand j’ai dit que j’en demanderais permission à la nature et à la destinée, je n’ai dit que ce qui est trop vrai. Pauvres automates que nous sommes, nous ne dépendons pas de nous-mêmes ; le moindre obstacle arrête tous nos désirs, et la moindre goutte de sang dérangée nous tue, ou nous fait languir dans un état pire que la mort même.

 

Ce que votre altesse sérénissime me mande de la santé de madame de Buchwald redouble mon attendrissement et mes alarmes. Elle m’a inspiré l’intérêt le plus vif. Il y a certainement bien peu de femmes comme elle. Où pourriez-vous trouver de quoi réparer sa perte ? La vie n’est agréable qu’avec quelqu’un à qui on puisse ouvrir son cœur, et dont l’attachement vrai s’exprime toujours avec esprit, sans avoir envie d’en montrer. Elle est faite pour vous, madame. J’ose vous protester que je vous suis attaché comme elle, et que mon cœur a toujours été à Gotha, depuis que votre altesse sérénissime a daigné m’y recevoir avec tant de bonté.

 

          Je voudrais l’amuser par quelques nouvelles : mais heureusement la tranquillité de l’Europe n’en fournit point de grandes ; les grandes nouvelles sont presque toujours des malheurs. Je ne sais rien des petites, sinon qu’un chimiste du duc de Deux-Ponts, nommé Bull ou Pull, parent, je crois, d’un de vos ministres, a tenté en vain de créer du salpêtre à Colmar. Il a travaillé à Colmar pendant trois mois, avec un Saxon nommé le baron de Planitz ; et ni l’un ni l’autre n’ont encore réussi dans le secret de perfectionner la manière de tuer les hommes. On croit avoir découvert à Londres et à Paris l’art de rendre l’eau de la mer potable, et on pourrait bien n’y pas réussir davantage. De bons livres nouveaux, il n’y en a point : il en paraît quelques-uns sur le commerce ; on les dit de quelque utilité ; mais il ne se fait plus de livres agréables.

 

          Il semble que depuis quelque temps les livres ne soient composés que pour des marchands et des apothicaires. Tout roule sur la physique et sur le négoce. Cela n’est guère amusant pour une princesse pleine d’esprit et de sentiment, qui veut nourrir son âme. Il faut s’en tenir aux bons ouvrages du siècle passé. Vos propres réflexions, madame, vaudront mieux que tout ce qu’on fait aujourd’hui. Que ne puis-je être à portée d’admirer de près votre belle âme, tous vos sentiments, votre manière judicieuse de penser ! Que ne puis-je renouveler à vos pieds le profond respect et le culte que mon âme a voués à la vôtre !

 

 

1 – Cette lettre a toujours été classée au 15 Mai. MM. E. Bayoux et A. François ont rétabli sa véritable date, ainsi qu’un dernier alinéa toujours omis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 29 Mai.

 

 

          Mon cher ange, j’ai oublié, dans ma dernière lettre, de vous parler d’un vieux papier cacheté dont vous avez eu la bonté de vous charger. Le plaisir de m’occuper de votre voyage des eaux me tenait tout entier.

 

 

Posthabui tamen illorum mea seria ludo.

 

VIRG., ecl. VII.

 

 

          Ce papier est, ne vous déplaise, mon testament, qu’il faut que je corrige comme mes autres ouvrages, pour éviter la critique, attendu que mes affaires ayant changé de face, et moi aussi, depuis cinq ans, il faut que je conforme mes dispositions à mon état présent. Vous souvenez-vous encore que vous avez une Pucelle d’une vieille copie, et que cette Jeanne, négligée et ridée, doit faire place à une Jeanne un peu mieux atournée, que j’aurai l’honneur de vous apporter pour faire passer vos eaux plus allègrement ? N’auriez-vous pas le Factum de M. de La Bourdonnais, que je n’ai jamais vu, et que j’ai une passion extrême de lire ? Si vous l’avez, je vous supplie de l’apporter avec vous. J’ai grande envie de voir comment il se peut faire qu’on n’ait pas pendu La Bourdonnais (1) pour avoir fait la conquête de Madras.

 

          Et les grands et les petits prophètes (2) ? On dit que cela est fort plaisant. C’est dans ces choses sublimes qu’on excelle à présent dans ma chère patrie. Adieu, mon adorable ange ; souvenez-vous de mon ancien testament. Je suis errant comme un Juif, et je n’ai guère d’espérance dans la loi nouvelle ; mais je vous embrasserai à la piscine de Plombières, et vous me direz : Surge et ambula. Il faut que madame d’Argental ne change point d’avis sur les eaux ; elles sont indispensables.

 

 

1 – Voyez le chapitre XXIX du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

2 – Le Petit prophète de Bœhmischbroda, par Grimm ; les Prophéties du grand prophète Monet, etc., etc. ; toutes brochures relatives aux querelles musicales d’alors. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. G.-C. Walther.

 

Colmar, 29 Mai 1754.

 

 

          A l’égard de l’édition de mes Œuvres en sept volumes, vous savez ce que je vous en ai toujours dit, combien elle est fautive, et à quel point elle est décriée : vous prenez le seul parti qui puisse vous tirer d’affaire. Je m’amuserai, à Plombières, à corriger cette édition, de façon qu’à l’aide de douze ou treize feuilles substituées aux plus défectueuses, et pleines d’ailleurs de nouveautés peut-être assez intéressantes, et à l’aide d’une nouvelle préface, et d’un nouvel avertissement, vous pouvez, sans beaucoup de frais, donner un air tout neuf à cet ouvrage, et le débiter avec quelque succès. Je vous aiderai encore en vous achetant une centaine d’exemplaires que je vous paierai comptant, et j’en ferai des présents qui, en faisant connaître cette édition nouvelle, pourront vous en faciliter le débit. J’aurais déjà pris ce parti, il y a longtemps, si le grand nombre de fautes ne m’avait rebuté.

 

 

 

1754 - Partie 10 - 1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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