CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 1
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à M. le marquis de Courtivron.
Le 2 Janvier 1754.
Je vous remercie, monsieur, des éclaircissements que vous avez bien voulu me donner sur votre Traité de la lumière. Je les reçois avec reconnaissance, et j’avoue qu’ils m’étaient nécessaires pour le bien entendre ; car, quoique je me sois autrefois occupé de mathématiques, j’en ai actuellement perdu l’habitude.
Quand je reçus votre livre, je crus que c’était l’ouvrage d’un savant ordinaire ; mais notre cher Clairaut m’apprend que vous êtes cet officier général de l’état-major auquel le comte de Saxe écrivit avec cette brevitatem imperatoriam des anciens, en accourant à Ellenbogen en Bohême, où vous conteniez avec moins de six cents hommes, par le poste que vous aviez pris devant le château de cette place, les quatre mille Croates qu’il y fit capituler le lendemain : A homme de cœur, courtes paroles ; qu’on se batte, j’arrive. Maurice de Saxe.
Billet auquel vous répondîtes si énergiquement. Les sciences et les arts gagnent à être cultivés par les mains qui ont cueilli des lauriers. Frédéric fait de bons vers, le maréchal de Saxe des machines, et vous êtes mathématicien.
Recevez, comme bien démontrées, les assurances des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
à la duchesse de Saxe-Gotha. (1)
A Colmar, le 12 Janvier 1754.
Grand Dieu, qui rarement fais naître parmi nous
De grâce, de vertus, cet heureux assemblage,
Quand ce chef-d’œuvre est fait, sois un peu jaloux
De conserver un tel ouvrage.
Fais naître en sa faveur un éternel printemps,
Etends tout au plus loin ses belles destinées,
Et raccourcis les jours des sots et des méchants
Pour ajouter à ses années. (2)
Madame, c’est ce que je prenais la liberté de dire à Dieu quand j’ai appris que votre altesse sérénissime était dangereusement malade. J’étais aussi inquiet que la grande maîtresse des cœurs ; mais je n’étais pas si agissant, car il y a deux mois que je ne peux sortir de ma chambre. Je suis donc votre aumônier, madame, et votre altesse sérénissime se fait lire mes œuvres théologiques, quand elle veut s’édifier. Que n’étais-je là pour lui lire quelque plaisant poème (3) pendant sa convalescence ! il me semble que j’aurais encore eu la force d’en faire deux ou trois chants pour l’amuser. Mais loin d’elle je n’ai pas le courage d’être gai ; de plus, une cinquantaine d’empereurs dont j’ai écourté les faits et gestes, est une occupation directement contraire à la joie. J’ai eu l’honneur d’envoyer à votre altesse sérénissime une douzaine d’exemplaires du premier tome par la voie qu’elle a eu la bonté de me faire indiquer. Je crois qu’ils arriveront peu de temps après ma lettre. Je n’ai pu en faire relier que deux ; le temps pressait. Qu’elle pardonne à l’impatience de mettre à ses pieds mon hommage ; elle distribuera à qui elle voudra ces feuilles, marques de ma respectueuse reconnaissance et de mon envie de lui plaire. Reprenez, madame, cette santé brillante que je vous ai vue. Vivez heureuse au milieu d’une famille qui vous adore, et d’une cour qui vous bénit. Je me mets aux pieds de monseigneur et de toute votre auguste famille avec le plus profond respect et le plus sincère attachement.
Comme j’allais fermer ma lettre, je recevais celle dont votre altesse sérénissime m’honore, en date du 5 Janvier. Madame, la forêt de Thuringe est bien plus belle que les rochers de la route d’Egra ; mais il n’y a plus pour moi de verdure. Je ne vois que la chute des feuilles, et dans l’état où je suis, il n’y a plus pour moi de mois de mai tel que j’ai eu le bonheur d’en passer un chez la descendante d’Hercule. Je prendrai la liberté de lui léguer le poème qu’elle sait par mon testament. Je me flatte qu’elle daignera sourire quelquefois avec la grande maîtresse des cœurs en lisant ce livre de morale, et qu’elle se souviendra avec bonté de l’auteur qui vivra et mourra en regrettant plus la Thuringe qu’aucun pays de l’univers. Je renouvelle encore à son altesse mon profond respect.
Il faut que je lui conte qu’un vieux baron de Lorraine, dévot comme un sot, s’est avisé de m’écrire, toutes les postes, pour me convertir. Je lui ai fait répondre que j’étais mort. Il prie Dieu à présent pour le repos de mon âme ; je ris cependant, madame, et je compte envoyer à vos pieds dans deux mois le second tome, qui vous appartient, et qui est un peu moins ennuyeux que le premier. Je ne suis à Colmar que pour cette besogne.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez, aux POÉSIES, à l’année 1753. (G.A.)
3 – La Pucelle. (G.A.)
à M. G.C. Walther.
Colmar, 13 Janvier 1754.
J’ai reçu ce matin votre lettre du 23 Décembre, avec le paquet de la prétendue Histoire universelle, imprimée chez Jean Neaulme à La Haye. Il prétend avoir acheté ce manuscrit cinquante louis d’or d’un domestique de monseigneur le prince Charles de Lorraine. C’est un ancien manuscrit très imparfait que j’avais pris la liberté de donner au roi de Prusse sur la fin de 1739, dans le temps qu’il était prince royal. Cet ouvrage ne méritait pas de lui être offert ; mais comme il s’occupait de toutes les sortes de littérature, et qu’il me prévenait par les plus grandes bontés, je ne balançai pas à lui envoyer cette première esquisse, toute informe qu’elle était. Il me manda depuis qu’il avait perdu ce manuscrit à la bataille de Sohr, dans son équipage, dont les houssards autrichiens s’étaient emparés.
C’est ce manuscrit, très défectueux par lui-même, qui vient de paraître en Hollande, et dont on a fait deux éditions à Paris. Jamais ouvrage n’a été imprimé d’une manière si fautive. Les omissions, les interpolations mal placées, les fautes de calcul, les noms défigurés, les fausses dates, rendent le livre ridicule. Il est de plus intitulé Abrégé de l’Histoire jusqu’à Charles-Quint, et il ne va que jusqu’au roi de France Louis XI. Tous les autres manuscrits, qui sont en grand nombre, sont beaucoup plus amples et très différents. J’avais absolument abandonné ce grand ouvrage, parce que j’ai perdu depuis longtemps la partie qui était pour moi la plus intéressante : c’est celle des sciences et des arts. Il me faudrait une année entière pour finir cette grande entreprise, et il faudrait que j’eusse le secours d’une grande bibliothèque comme celle de Paris ou de M. le comte de Bruhl (1). Il me faudrait encore de la santé. Voilà bien des choses qui me manquent. Je ne sais s’il est de votre intérêt de vous charger d’une nouvelle édition de l’Histoire imparfaite de Jean Neaulme, dont le public est inondé ; mais en cas que vous persistiez dans ce dessein, je vais travailler sur-le-champ à un ample errata : peut-être que les objets intéressants qui sont traités dans cet ouvrage, paraissant avec plus de correction, vous procureront quelque débit.
1 – A Dresde, où habitait Walther. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 15 Janvier 1754.
Mon cher ange, je dresserai un petit autel d’Esculape à M. Fournier (1), puisqu’il vous a guéris vous et ma nièce. Vous ne me parlez point de la santé de madame d’Argental ; je dois supposer qu’elle jouit enfin de ce bien inestimable qu’elle n’a jamais connu. Cet autre bien, que les Fournier ne donnent pas, m’est ravi trop longtemps ; il est bien cruel de vivre loin de vous. Le séjour de Colmar m’est devenu nécessaire pour ces Annales de l’Empire que j’avais entreprises. J’aime à finir tout ce que j’ai commencé. J’ai trouvé à Colmar des secours que je n’aurais point eus ailleurs ; et, dans la cruelle situation où je suis, accablé de maladies, et n’étant point sorti de ma chambre depuis trois mois, j’ai trouvé de la consolation dans la société de quelques personnes instruites. On en trouve toujours dans une ville où il y a un parlement, et vous m’avouerez que je n’aurais pu ni faire imprimer les Annales de l’Empire à Sainte-Palaie, ni trouver dans cette solitude beaucoup de secours dans l’état affreux où je suis. Si ma santé me permet d’aller à Sainte-Palaie, au printemps, je ne prendrai ce parti qu’en cas que les maîtres du château veuillent bien le louer pour le temps que j’y demeurerai. J’y pourrai faire venir par eau mes livres et quelques meubles ; je ne peux vivre sans livres ; une campagne sans eux serait pour moi une prison. Il est vrai que Sainte-Palaie est un peu loin de Paris, et qu’il vaudrait mieux choisir quelque séjour moins éloigné, puisque vous me flattez, mon cher ange, d’y venir quelquefois ; mais si je ne trouve rien de plus voisin de Paris, il faudra s’en tenir à Sainte-Palaie.
Je compte vous envoyer le premier tome des Annales de l’Empire. Ce ne sont pas de vastes tableaux des sottises et des horreurs du genre humain, comme cette Histoire universelle ; mais c’est un objet plus intéressant que l’Histoire de France, pour tout autre qu’un Français. Les gens instruits disent que ces Annales sont assez exactes, et ce n’est pas assez ; je les aurais voulues moins sèches. Il faut plaire en France dans le reste du monde, il faut instruire. Ce livre sera bien moins couru à Paris que l’Abrégé tronqué de l’Histoire universelle ; mais il vaudra beaucoup mieux. Pour qu’un livre réussisse à Paris, il faut qu’il soit hardi et ingénieux ; pour qu’une tragédie ait du succès, il faut qu’elle soit tendre. Ce n’est pas le bon qui plaît, c’est ce qui flatte le goût dominant. Je ne me sens pas trop d’humeur à parler d’amour aux Parisiens sur le théâtre, et je hais un métier dont les désagréments m’avaient fait quitter Paris. Il ne me faut à présent qu’une retraite et un ami tel que vous. Adieu, mon cher ange ; vos lettres me consolent et me font supporter une vie bien cruelle.
1 – Médecin du duc d’Orléans. (G.A.)
à madame la comtesse de Lutzelbourg.
A Colmar, 23 Janvier 1754.
On m’avait dit, madame, que vous étiez à Andlau, et on me dit à présent que vous êtes à l’île Jard. Je regrette toujours ce séjour, quoiqu’il soit en plein nord. Il y a bientôt trois mois que je ne suis sorti de ma chambre. J’en sortirais assurément, si j’étais dans votre voisinage. Je préfèrerais surtout cette petite maison de campagne qui est près de votre île, à l’hôtel du maréchal de Coigni (1). N’y aurait-il pas moyen de conclure cette affaire, et de louer cette maison meublée ? Il serait bien doux de venir jouir le soir de votre charmant entretien, et de celui de votre amie, après avoir souffert et travaillé tout le jour ; car, de la manière dont ma vie solitaire est arrangée, vivre à l’hôtel du maréchal de Coigni, ce serait être à cent lieues de vous.
Cet Abrégé de l’Histoire universelle, dont vous m’avez parlé, est un ouvrage ridiculement imprimé, où il y a autant de fautes que de lignes. Le roi de Prusse est bien destiné à me persécuter. Je lui avais donné, il y a plus de treize ans, ce manuscrit très informe. Il prétendit l’avoir perdu à la bataille de Sohr, lorsque les houssards autrichiens pillèrent son bagage. Cependant on lui rendit tout, jusqu’à son chien. Il se trouve aujourd’hui que c’est son libraire qui débite ce manuscrit, tronqué, altéré, méconnaissable. Il prétend, ce libraire, qu’il l’a acheté d’un valet de chambre du prince Charles. Tout ce que je sais, c’est qu’on en a été très scandalisé à la cour, et que j’ai eu beaucoup de peine à apaiser les rumeurs qu’il a causées. Cette affaire particulière m’a beaucoup tourmenté dans le temps que la confusion des affaires générales me fait perdre mon bien. Je n’ai de consolation que dans le travail et dans la retraite ; mais il me faudrait une retraite auprès de l’île Jard. Je ne peux jeûner et prier, comme le conseille M. de Beaufremont. J’ai pourtant autant de droit au paradis qu’aucun Français. Mais vous, madame, qui aviez tant de droit aux félicités de ce monde, comment gouvernez-vous votre santé, comment vont les affaires de votre famille ? J’ai bien peur que vous ne soyez environnée de choses tristes. Je ne vois que des injustices et des malheurs. Conservez-votre santé et votre courage. Vous mande-t-on quelque chose de Paris ? Y a-t-il quelque nouvelle sottise ? Que le milieu du dix-huitième siècle est sot et petit ! Je souhaite cependant que vous en puissiez voir la fin. Adieu, madame ; je voudrais être votre courtisan aussi assidu que respectueusement attaché.
1 – A Strasbourg. (G.A.)
à M. de Cideville.
A Colmar, le 28 Janvier 1754.
Mon cher et ancien ami, s’il est triste que les Français n’aient point de musique, il est encore plus triste qu’ils n’aient point de lois, et que les affaires publiques soient dans une confusion dont tous les particuliers se ressentent. Porro unum est necessarium, dit le Père Berruyer après l’autre (1). Mais ce necessarium, c’est la justice. Ce monde-ci est destiné à être bien malheureux, puisque dans la plus profonde paix, on éprouve des désastres que la guerre même n’a jamais causés.
Si je voulais me plaindre des petites choses, je me plaindrais de l’édition barbare et tronquée qu’on a faite d’un ouvrage qui pouvait être utile ; mais les coups d’épingle ne sont pas sentis par ceux qui ont la jambe emportée d’un coup de canon. Ce ratio ulotima regum me déplaît beaucoup. Je regarde comme un des plus tristes effets de ma destinée de n’avoir pu passer avec vous le reste d’une vie que j’ai commencée avec vous ; mais les pauvres humains sont des balles de paume avec lesquelles la fortune joue. Je voudrais bien que ma balle fût poussée à Launai (2) , mais elle fait tant de faux bonds que je ne peux savoir où elle tombera ; ce ne sera pas probablement au théâtre des Ostrogoths de Paris. Je n’irai plus me fourrer dans ce tripot de la décadence. Vous avez d’ailleurs tant de grands hommes à Paris, qu’on peut bien négliger cette partie de la littérature ; vous avez de plus des navets, et moi je n’ai plus de fleurs. Mon cher Cideville, à notre âge, il faut se moquer de tout, et vivre pour soi. Ce monde-ci est un vaste naufrage ; sauve qui peut ! mais je suis bien loin du rivage !
Mes compliments au grand abbé (3). Je vous embrasse, mon ancien ami, bien tendrement. V.
1 – Saint-Luc. (G.A.)
2 – Propriété de Cideville. (G.A.)
3 – L’abbé du Resnel. (G.A.)