CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Strasbourg, le 10 Août 1753.

 

          Mon cher ange, j’ignore si madame Denis vous a donné un chiffon de lettre que je vous écrivis étant un peu attristé et très malade. J’ai été en France depuis à petits pas, m’arrêtant partout où je trouvais bon gîte, et surtout chez l’électeur palatin (1). Vous me direz que je dois être rassasié d’électeurs (2) ; mais celui-là est très consolant.

 

 

Sæpe premente deo, fert deus alter opem.

 

OVID., Trist., lib. I, eleg. II.

 

 

          Enfin, je m’en allais tout doucement à Plombières prendre les eaux, non par ordre du roi, mais par les ordonnances de Gervasi, qui est un meilleur médecin que les plus grands rois ; je reste quelque temps à Strasbourg. Je vise à l’hydropisie. Je n’en avais pas l’air ; mais vous savez qu’il n’y a rien de plus sec qu’un hydropique. Gervasi a jugé que des eaux n’étaient pas trop bonnes contre des eaux, et il m’a condamné aux cloportes (3). J’ai été plus d’une fois en ma vie condamné aux bêtes.

 

          J’ai trouvé ici la fille (4) de Monime, à qui vos bontés ont sauvé autrefois quelque bien. C’est une créature aujourd’hui bien à plaindre. J’ai peur même que le préteur, son père, qui n’était pas un préteur romain, ne lui ait fait perdre une partie de ce que vous lui aviez sauvé. J’ai cherché dans ses traits quelque ressemblance à votre ancienne amie, et je n’en ai point trouvé. Je ne m’intéresse pas moins à son triste sort.

 

          L’abbé d’Aidie, qui a passé ici avec M. le cardinal de Soubise, m’est venu apparaître un moment. Vous le verrez probablement bientôt, et ce ne sera pas à Pontoise (5). Je me flatte bien que vous faites à Paris de fréquents voyages, et que, si vous vous exilez par respect humain, vous revenez voir vos amis par goût. J’ignore parfaitement quand j’aurai la consolation de vous embrasser de mes mains potelées. Je crois que, si vous me voyez en vie, vous me mettrez à mal, cela veut dire que vous me feriez faire encore une tragédie. L’électeur palatin m’a fait la galanterie de faire jouer quatre de mes pièces. Cela a ranimé ma vieille verve ; et je me suis mis, tout mourant que je suis, à dessiner le plan d’une pièce nouvelle (6), toute pleine d’amour. J’en suis honteux ; c’est la rêverie d’un vieux fou. Tant que j’aurai les doigts enflés à Strasbourg, je ne serai pas tenté d’y travailler ; mais, si je vous voyais, mon cher ange, je ne répondrais de rien.

 

          Comment se porte madame d’Argental ? comment vont vos amis, vos plaisirs, votre Pontoise ? Avez-vous vu ma pauvre nièce, le martyr de l’amitié et la victime des Vandales ? n’avez-vous pas été bien ébaubi ? L’aventure est unique. Jamais Parisienne n’avait été encore mise en prison, chez les Bructères, pour l’œuvre de poëshie d’un roi des Borusses. Certes le cas est rare.

 

          Mon ange, tout ce que vous voyez vous rendra plus philosophe que jamais. Si je vous disais que je le suis, me croiriez-vous ? Je n’en crois rien, moi. Cependant, depuis Gotha jusqu’à Strasbourg, de princes en Yangois (7), et de palais en prison et cabarets, j’ai tranquillement travaillé cinq heures par jour au même ouvrage (8). J’y travaille encore avec mes doigts enflés, qui vous écrivent que je vous aime tendrement.

 

 

1 – Charles-Théodore de Sultzbach. (G.A.)

 

2 – Frédéric II était électeur de Brandebourg. (G.A.)

 

3 – Ils servaient de remède contre l’hydropisie. (G.A.)

 

4 – Mademoiselle Daudet, fille d’Adrienne Lecouvreur et de M. de Klinglin, préteur royal à Strasbourg. (G.A.)

 

5 – Où d’Argental était exilé comme conseiller d’honneur de la grand-chambre. (G.A.)

 

6 – L’Orphelin de la Chine. (G.A.)

 

7 – Muletiers, qui assaillirent don Quichotte. (G.A.)

 

8 – Les Annales de l’Empire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

 

Auprès de Strasbourg, le 22 Août 1753.

 

          La destinée, madame, qui joue avec les pauvres humains comme avec des balles de paume, m’a amené dans votre voisinage, à la porte de Strasbourg. Je suis dans une petite maisonnette appartenant à madame Léon, condamné par M. Gervasi aux racines et aux cloportes, et, pour comble de malheur, privé de la consolation de vous revoir. J’apprends que vous êtes chez madame la comtesse de Rosen ; mon premier soin est de vous y adresser les vœux qu’un ancien ami fait du fond de son cœur pour la fin de toutes vos peines. J’ai plus d’un titre pour vous faire agréer les sincères témoignages de ma sensibilité pour tout ce qui vous touche ; je suis un de vos plus anciens serviteurs, et je ne suis pas mieux traité que vous par la méchanceté des hommes. Cette vie-ci n’est qu’un jour ; le soir devrait du moins être sans orages, et il faudrait pouvoir s’endormir paisiblement. Il est affreux de finir au milieu des tempêtes une si courte et si malheureuse carrière. Ce serait pour moi, madame, une satisfaction bien consolante de pouvoir vous entretenir, de vous parler de nos anciens amis (s’il est des amis), et de vous renouveler tous les sentiments qui m’ont toujours attaché à vous, malgré une si longue séparation. Que de choses nous avons vues, madame, et que de choses nous aurions à nous dire ! Nous rappellerions tout ce que le temps a fait évanouir, et un peu de philosophie adoucirait les maux présents.

 

          Je ne connais guère de vos anciens amis que M. des Alleurs qui ait eu un bon lot, parce qu’il est chez les Turcs (1), chez qui je ne crois pas qu’il y ait tant d’infidélité et tant de malice noire et raffinée que chez les chrétiens.

 

          Adieu, madame ; recevez avec vos premières bontés les assurances du respectueux et tendre attachement de votre ancien courtisan, qui désire passionnément l’honneur et la consolation de vous voir, et qui vous écrit, comme autrefois, sans cérémonie.

 

 

1 – Comme ambassadeur. (G.A.)

 

 

 

 

à madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

 

 

          Madame la comtesse de Lutzelbourg croit donc qu’on peut arriver de Kehl chez elle ? Non, madame, il n’y a pas de chemin. Mais il y en aura un aujourd’hui pour me mener chez vous, pour y jouir du repos et du charme de votre conversation. Je compte, madame, venir vous présenter mes respects entre six et sept heures, et j’espère vous trouver en bonne santé. Je me meurs d’envie de vous faire ma cour.

 

 

 

 

 

 

à madame la comtesse de Lutzelbourg.

Le 2 septembre 1753.

 

          Je l’ai lu, madame, ce mémoire (1) touchant, dont vous me faites l’honneur de me parler. C’est par où j’ai commencé en arrivant à Strasbourg. Je ne vois pas ce que la rage de nuire pourrait opposer à des raisons si fortes. Je suis encore un peu enthousiaste, malgré mon âge. L’innocence opprimée m’attendrit ; la persécution m’indigne et m’effarouche. Je prends le plus vif intérêt à cette affaire, même indépendamment des sentiments qui m’attachent à vous depuis si longtemps. J’ai entendu beaucoup parler, beaucoup raisonner dans mon ermitage, où il vient trop de monde, et où je ne voulais voir personne. Je conclus, moi, à faire élever un monument à la gloire de votre frère, et à recevoir M. son fils en triomphe à Strasbourg. Tout ce que je sais, c’est que feu M. de Klinglin a rendu, pendant trente ans, Strasbourg respectable aux étrangers, et que la patrie ne lui doit que de la reconnaissance. On dit que l’affaire est jugée au moment que je vous écris, et j’attends avec impatience le moment de juger l’arrêt. Le tribunal des honnêtes gens et des esprits fermes est le dernier ressort pour les persécutés.

 

          Madame de Gayot est venue dans ma solitude. Dieu veuille que vous ayez la santé ! je n’en ai point du tout, mais je porte partout un peu de stoïcisme. Croiriez-vous, madame, que cette destinée qui nous ballotte m’a fait presque Alsacien ? Je me suis trouvé, sans le savoir, possesseur d’un bien sur des terres (2) auprès de Colmar, et il se pourrait bien que j’y allasse. Je ne m’attendais pas à avoir une rente sur les vignes du duc de Wurtemberg ; mais la chose est ainsi. Je ferais certainement le voyage, si je croyais pouvoir vous faire ma cour dans le voisinage où vous êtes ; mais si vous revenez dans votre solitude (3) auprès de Strasbourg, je ne ferai pas le voyage de Colmar. Je me meurs d’envie de vous revoir, madame ; il n’y aurait pas de plus grande consolation pour moi. Peut-être même le plaisir de vous entretenir de tout ce que nous avons vu, et de repasser sur nos premières années, pourrait adoucir les amertumes que votre sensibilité vous fait éprouver. Les matelots aiment, dans le port, à parler de leurs tempêtes. Mais y a-t-il un port dans ce monde ? On fait partout naufrage dans un ruisseau.

 

          Si vous êtes en commerce de lettres avec M. des Alleurs, je vous prie, madame, de le faire souvenir de moi. Je lui crois à présent une vraie face à turban. Pour moi, je suis plus maigre que jamais ; je suis une ombre, mais une ombre très sensible, très touchée de tout ce qui vous regarde, et qui voudrait bien vous apparaître. Adieu, madame ; je vous souhaite un soir serein, sur la fin de ce jour orageux qu’on appelle la vie. Comptez que je vous suis dévoué avec le plus tendre respect.

 

 

 

1 – A propos de son frère ou de son père qui, je crois, avait malversé. (G.A.)

 

2 – A Horbourg. (G.A.)

 

3 – L’île Jard, sur le Rhin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

Strasbourg, le 4 Septembre 1753.

 

          Je vous aurais remercié plus tôt, monsieur, sans ma mauvaise santé, qui m’interdit tous les devoirs et tous les plaisirs. Je ne peux, dans mes moments de relâche, vous remercier qu’en prose. Vous faites si joliment des vers que vous m’ôtez le courage d’en faire, en m’en inspirant le désir. Votre épître est charmante ; je la mérite bien peu, mais je n’en ai que plus de reconnaissance ; elle me donne grande envie de voir l’auteur. J’aimerais beaucoup mieux les Platon que les Denis. Soyez persuadé, monsieur, de la sensibilité et de l’estime sincère de votre, etc.

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha. (1)

 

 

          Madame, votre chevalier errant est devenu bien sédentaire ; je n’ai pu avoir l’honneur de renouveler mes hommages à votre altesse sérénissime, parce que, pour écrire, il faut avoir l’usage des mains, et que les miennes avaient acquis une si belle enflure, et étaient si horriblement potelées, qu’elles n’avaient point du tout l’air d’appartenir à mon faible corps, si mince et si fluet. Mais, madame, il aurait fallu que j’eusse été privé de tous mes sens, pour ne pas achever d’obéir à vos ordres ; j’ai toujours eu la force de dicter. Tout est fini, et j’ai environ dix siècles à mettre à vos pieds ; j’aimerais mieux y être moi-même. Je ne vois dans toutes les sottises qu’on a faites, depuis Dagobert, aucune balourdise comparable à celle que j’ai faite de m’éloigner de votre paradis Thuringien. Madame la duchesse de Gotha ne devait pas être quittée pour son excellence le seigneur de Freitag. Aussi Dieu m’en a puni de la bonne façon. Je joins encore une grande peur à mes regrets, et cette peur, madame, est de vous ennuyer. Neuf ou dix siècles en sont bien capables. J’ai fait ce que j’ai pu pour les rendre aussi ridicules qu’ils le sont : les papes quelquefois font mourir de rire, et avec cela je tremble. Il eût mieux valu peut-être ajouter quelques chapitres à l’histoire véritable de Jeanne (2), et en amuser les soirs votre altesse sérénissime, que de lui présenter des siècles et une dédicace. De graves professeurs, qui savent en quelle année accoucha la papesse Jeanne, examinent actuellement le grand œuvre que vos ordres m’ont imposé, et moi je suis entre les mains des médecins, qui me condamnent à être oisif.

 

          Je ne sais si votre altesse sérénissime a entendu parler d’un portrait de la vie privée de Potsdam et de la cour de Berlin. Dieu merci, la cour de Versailles sait bien que je n’en suis pas l’auteur. On l’attribue à milord Tyrconnel ; mais il n’est pas de lui ; il a bien l’air d’être de La Beaumelle ; il y a du vrai, il y a du faux. Si votre altesse sérénissime veut le voir, je le lui enverrai par Mulh.

 

          Je me mets aux pieds de toute votre auguste famille. Je supplie la grande maîtresse des cœurs de ne me jamais oublier. Mon cœur, madame, est toujours gros de regrets, et je soupire avec le plus profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – La Pucelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Strasbourg, ou tout auprès, le 7 Septembre 1753.

 

          Mais vraiment, monseigneur, cela est assez extraordinaire. Quoi  ! pour l’œuvre de poëshie ! Les vers sont donc une belle chose ! Je les ai toujours aimés à la folie, quand ils sont bons ; mais ma pauvre nièce ! qu’allait-elle faire dans cette galère ? Les gens qui disent que tout cela s’est passé de nos jours ont grand tort ; l’aventure est du temps de Denis de Syracuse. Je suis au désespoir de ne vous point faire ma cour. Le temps se passe, et je ne me consolerais pas d’être mort sans avoir eu l’honneur de vous entretenir. Et le voyage d’Italie, et Saint-Pierre de Rome, et la ville souterraine, n’avez-vous pas quelque envie de les voir ? et ne pourrait-on pas venir recevoir vos ordres dans le chemin ? et n’iriez-vous pas faire un cours à Montpellier ? Un beau soleil et vous, vous êtes mes dieux. Il serait doux de les voir de près. J’aime ceux qui échauffent et qui éclairent, et non pas ceux qui brûlent (1).

 

          Je joins les sentiments de la plus tendre reconnaissance à un attachement d’environ quarante années ; mais j’ai des passions malheureuses, et la jouissance de l’objet aimé m’est interdite par ordre du médecin. Si votre belle imagination trouve quelque tournure pour que je puisse baciarvi la mano quand vous irez à Montpellier, ce serait pour moi l’heure du berger. « E perchè no ? Un gran re m’a baciato la mano, a me, si, la brutta mano, per incitarmi a rimanere nel suo palazzo d’Alcina. Ed io baciero la vostra bella mano con un più grande e saporito piacere. Ah signore amabile, signore cortese et bravo, la vita si perde, si consuma, e la speranzaancora si distrugge. »

 

          Est-ce que vous seriez assez bon pour vouloir bien me mettre aux pieds de madame de Pompadour, quand vous n’aurez rien à lui dire ? Pardon, monseigneur, de la liberté grande. Il y a dans Paris force vieilles et illustres catins à qui vous avez fait passer de joyeux moments, mais il n’y en a point qui vous aime plus que moi. Je crois que la première conversation que j’aurais l’honneur d’avoir avec vous serait assez amusante. Non, ce serait la seconde ; car, à force de plaisir, je ne saurais ce que je dirais dans la première.

 

          A propos, je suis bien malade ; daignez vous en souvenir. Il n’y a que mes ennemis qui disent que je me porte bien. Tanto con ogni ossequio, etc.

 

 

1 – Comme Frédéric qui brûlait la Diatribe d’Akakia. (G.A.)

 

 

 

    1753 - 9

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