CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 8

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à M. le comte de Stadion (1)

A Mayence, 14 Juillet 1753.

 

 

          Son excellence permettra que, pour excuser auprès d’elle une démarche qui aura pu paraître indiscrète, on lui envoie le journal de ce qui s’est passé à Francfort et de ce qu’on avait prévu.

 

          La personne intéressée a pris la liberté de s’adresser à son excellence sur la réputation de sa probité et de sa vertu compatissante. Elle est très en peine de savoir si ses lettres ont été reçues. Elle supplie son excellence de vouloir bien faire écrire si elle a reçu les paquets, et de faire adresser ce mot chez M. le comte de Bergen, à Mayence.

 

          Voltaire présente ses profonds respects à son excellence.

 

 

 

 

JOURNAL DE CE QUI S’EST PASSÉ A FRANCFORT-SUR-MEIN.

 

 

 

François de Voltaire, parisien, et Cosimo Colini, florentin, arrivent à Francfort le dernier mai 1753, et logent à l’auberge du Lion-d’Or.

 

Le 1er juin au matin, le sieur Freitag se fait annoncer chez le sieur de Voltaire, son excellence de Prusse : il entre avec un officier prussien et l’avocat Prücker : il demande au sieur de Voltaire les lettres qu’il peut avoir de sa majesté et le livre imprimé des poésies françaises de sa majesté, dont elle lui avait fait présent.

 

Le sieur de Voltaire rend toutes les lettres qu’il a, avec toute la soumission possible ; mais comme le livre des poésies de sa majesté prussienne est encore à Hambourg dans un ballot, il se constitue prisonnier sur son serment, jusqu’à ce que le ballot soit revenu. Il écrit pour faire adresser ce ballot au sieur Freitag lui-même.

 

  Freitag lui signe, au nom du roi son maître, deux billets, l’un valant pour l’autre, conçus en ces termes.

 

 

« Monsieur, sitôt le grand ballot sera ici, où est l’œuvre de poëshie du roi que sa majesté demande, et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où bon vous semblera. A Francfort, 1er Juin. FREITAG, résident. »

 

 

 

Le 9 juin, madame Denis, nièce du sieur de Voltaire, fille d’un gentilhomme et veuve d’un gentilhomme officier du roi de France, arrive à Francfort pour conduire aux eaux de Plombière son oncle qui est mourant.

 

Le 17 Juin, le ballot où est l’œuvre de poésies de sa majesté prussienne arrive au sieur Freitag.

 

Le 20, le sieur de Voltaire, en vertu des conventions, veut aller aux bains de Visbard, n’ayant pas la force de se transporter si loin que Plombières. Il laisse tous ses effets à Francfort, et sa nièce doit les faire emballer et le suivre.

 

On arrête alors le sieur de Voltaire, on le mène chez le marchand Schmith. Ce marchand lui prend tout son argent dans ses poches, sans aucune formalité, s’empare d’une cassette pleine d’effets précieux, et de ses papiers de famille, et le fait conduire par douze soldats dans une gargote qui sert de prison. Il fait saisir le sieur Cosimo Colini, lui prend aussi son argent dans ses poches, et le fait emprisonner de même. Colini s’écrie qu’il est sujet de sa majesté impériale. Schmith répond qu’on ne connaît point l’empereur à Francfort, et Freitag présent dit au sieur de Voltaire et au sieur Cosimo que s’ils avaient osé mettre le pied sur les terres de Mayence pour se mettre en sûreté, il leur aurait fait tirer un coup de pistolet dans la tête sur les terres de Mayence.

 

Le même soir du 20 Juin un nommé Dorn, ci-devant notaire de Francfort, cassé par sentence de la ville, et qui n’a d’autre titre que celui de copiste de Freitag, va dans l’auberge du Lion d’Or prendre la dame Denis avec des soldats, la conduit à pied, à travers toute la populace, la traîne évanouie dans un grenier de la prison où est enfermé son oncle, met quatre soldats à la porte de cette dame, lui ôte sa femme de chambre et ses laquais, se fait apporter à souper dans sa chambre et y passe seul la nuit, et a l’insolence de vouloir abuser d’elle ; elle crie, et Dorn fut intimidé.

 

Le 21 Juin, les prisonniers font présenter requête au magistrat de Francfort ; le magistrat demande à Schmith le marchand de quel droit il traite ainsi des étrangers qui voyagent avec des passeports du roi de France.

 

Il répond que c’est au nom du roi de Prusse ; qu’à la vérité ils n’ont point d’ordre, mais qu’ils en recevront incessamment. C’est sur cette seule attente de ces ordres que Schmith fonde de telles violences, et il s’en rend caution sur tous ses biens comme bourgeois de Francfort, par un acte qui doit être au greffe de la ville, et dont le sieur de Voltaire a demandé en vain copie.

 

  Madame Denis écrit au roi de Prusse, le 22, un détail de ces violations atroces du droit des gens.

 

Cependant Schmith, Freitag, et Dorn, viennent dans la prison, signifient aux prisonniers qu’ils doivent payer 128 écus d’Allemagne par jour pour leur détention, et leur présentent un écrit à signer, par lequel les prisonniers jureront de ne parler jamais de ce qui s’est passé.

 

Dorn leur donne aussi une requête allemande à présenter à leurs excellences Freitag et Schmith ; moyennant quoi, dit-il, ils seront élargis. Il reçoit deux carolins ou environ pour cette requête ; elle est déposée au greffe de la ville.

 

Les prisonniers présentent requête au magistrat. La dame est élargie le 25 ; le sieur de Voltaire reste prisonnier avec des soldats.

 

Le 5 Juillet, la dame Denis reçoit réponse au nom du roi de Prusse par l’abbé de Prades. La lettre contient que la dame Denis n’a jamais dû être arrêtée, et que le sieur Freitag a seulement eu ordre de redemander au sieur de Voltaire les poésies imprimées de sa majesté, et de le laisser partir.

 

Le 6 Juillet, Freitag et Schmith, sans rendre aucune raison, consentent que le sieur de Voltaire soit élargi ; et le magistrat alors lui ôte ses soldats, avec la permission de Schmith.

 

Le 7 au matin, le nommé Dorn ose revenir chez la dame Denis et le sieur de Voltaire, feignant de rapporter une partie de l’argent que le sieur Schmith avait volé dans les poches du sieur de Voltaire et du sieur Colini ; puis il va au conseil de la ville faire rapport, qu’il a vu passer le sieur de Voltaire avec un pistolet, et prendre ce prétexte, pour que Schmith et lui gardent l’argent. Deux notaires jurés, qui étaient présents, ont beau déposer sous serment que ce pistolet n’avait ni poudre, ni plomb, ni pierre, qu’on le portait pour le faire raccommoder ; en vain trois témoins déposent la même chose.

 

Le sieur de Voltaire est forcé de sortir de Francfort avec sa nièce et le sieur Colini, tous trois volés et accablés de frais, obligés d’emprunter de l’argent pour continuer leur route. On a volé au sieur de Voltaire  papiers, bagues, un sac de carolins, un sac de louis d’or, et jusqu’à une paire de ciseaux d’or et de boucles de souliers.

 

La ville de Francfort n’a point été surprise de ces horreurs. Elle sait que le nommé Freitag, soi-disant ministre du roi de Prusse, est un fugitif de Hanau, condamné à la brouette à Dresde, et qui a reçu publiquement des coups de bâton à Francfort par le comte de Wasco, colonel au service de sa majesté impériale, auquel il avait volé six cents ducats : il a eu vingt aventures publiques pareilles.

 

Le nommé Schmith a été condamné à une amende de quarante mille francs par une commission de sa majesté impériale, pour avoir rogné des ducats ; et son commis, pendu à Bruxelles pour avoir payé en espèces rognées.

 

Le nommé Dorn est actuellement cassé par sentence de la ville de Francfort.

 

Voilà les faits dont il faut du moins qu’on soit instruit, avant qu’on puisse se mettre sous la protection des lois et agir en justice.

 

 

 

 

 

1 – Voyez la lettre au même du 5 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

A Mayence, 22 Juillet 1753 (1).

 

          Madame, Freitag et la fièvre ont fait un peu de tort à Charles-Quint ; mais mon zèle pour les descendants de Jean Frédéric n’est pas ralenti. Un ouvrage que votre altesse sérénissime m’a ordonné, est la première de mes occupations, et fait oublier tous les Freitag. J’ai été un peu comme les chevaliers errants, qui passaient d’un château enchanté dans une caverne ; mais aussi ils allaient ensuite d’une caverne dans un château.

 

          Il serait bien juste que le petit ouvrage qui est né à Gotha vînt respirer l’air natal, et que Jeanne pût, les soirs, servir d’intermède aux scènes tragiques des empereurs et des électeurs.

 

          Vos bontés, madame, m’ont fait pour jamais votre sujet ; je ne demande à présent à ma destinée que de pouvoir passer quelques jours de ma vie à vos pieds ; mais j’ai bien peur de n’être pas destiné à être si heureux. Où aurais-je pu mieux finir mes empereurs que dans votre belle bibliothèque, et dans une cour où j’aurais trouvé autant d’instruction que de plaisir ? Votre altesse sérénissime ne sait pas le pouvoir qu’elle a sur les cœurs. Elle ne sait pas qu’après avoir eu l’honneur de lui faire sa cour, on est malheureux partout ailleurs. Ce n’est pas qu’il n’y ait ici de très belles messes ; mais il n’y a point de duchesse de Gotha. On dit qu’il y a une princesse de Columbruno à Naples, qui est une merveille. J’irai lui soutenir que les merveilles ne sont que dans la Thuringe.

 

          Ah ! madame, il n’y a que votre forêt qui puisse me faire de la peine ; la cruelle expose les gens aux vents du nord. Pourquoi vos Etats ne sont-ils pas un peu plus près du soleil ? Pourquoi les beaux climats sont-ils des pays d’inquisition, et que le mérite est dans le nord ? Que tout cela est mal arrangé ! Que le sort est injuste : Car, enfin, pourquoi madame de Buchwald est-elle en danger de perdre la vue, et que tant de sots ont de si bons yeux ! Elle vous entend du moins, madame, et je l’envie. Permettez-moi, madame, de joindre ici tout ce que mon cœur me dicte pour elle ; son nom y est gravé après celui de votre altesse sérénissime. Où pourrai-je encore, avant de mourir, revoir la demeure délicieuse où j’ai vu tout ce qu’il y a dans le monde de plus digne d’attirer les hommages de ceux qui pensent et qui ont du sentiment ?

 

          Que votre altesse sérénissime reçoive avec sa bonté ordinaire mon profond respect et mon éternelle reconnaissance ; qu’elle me permette de me mettre aux pieds de toute son auguste famille ; qu’elle daigne me continuer des bontés qui font la consolation de ma vie. Si elle daigne m’honorer de son souvenir, elle peut adresser ses ordres à Mayence ; toutes les lettres y sont en sûreté.

 

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

A Sshwetzingen, près de Manheim (1).

 

 

          Madame, je m’approche du midi à pas lents, en regrettant cette Thuringe que votre altesse sérénissime embellissait à mes yeux, et où elle faisait naître de si beaux jours. Il semble que vos bontés aient donné l’exemple : j’ai trouvé à la cour de Manheim une image de ces bontés dont j’ai été comblé à Gotha. Cela ne sert qu’à redoubler mes regrets ; je les porterai partout. Il faut enfin aller à Plombières, suivant les ordres des médecins et des rois, deux espèces très respectables, avec lesquelles on prétend que la vie humaine est quelquefois en danger. Mais je supplie votre altesse sérénissime de considérer combien je lui suis fidèle. Il n’y a point d’ancien chevalier errant qui ait si constamment tenu sa promesse.

 

          J’ai achevé Charles-Quint tantôt à Mayence, tantôt à Manheim ; j’ai été jusqu’au chimiste Rodolphe Second. J’ai songé de cour en cour, de cabaret en cabaret, que j’avais des ordres de madame la duchesse de Gotha. Je voyage avec des livres, comme les héroïnes de romans voyageaient avec des diamants et du linge sale. Je trouverai à Strasbourg des secours pour achever ce que mon obéissance à vos ordres a commencé. Mais, madame, qu’il sera dur de vous obéir de si loin ! Je ne ferai jamais qu’une seule prière à Dieu ; je lui dirai : Donnez-moi la santé, pour que je retourne à Gotha.

 

          Je me flatte que la grande maîtresse des cœurs me conserve toujours ses bontés, qu’elle me protège toujours auprès de votre altesse sérénissime. Je me mets à vos pieds, madame, avec quarante empereurs, préférant assurément la vie heureuse de Gotha à toutes leurs aventures. Je serai attaché, le reste de ma vie, à votre altesse sérénissime avec le plus profond respect et une reconnaissance inaltérable.

 

          Permettez-moi, madame, de présenter les mêmes sentiments à monseigneur le duc et à votre auguste famille.

 

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

A GUILLAUME VIII,

 

LANDGRAVE DE HESSE-CASSEL.

 

 

A Schwetzingen, près de Manheim, le 4 Août 1753.

 

 

          Monseigneur, votre altesse sérénissime m’a recommandé de lui apprendre la suite de l’aventure odieuse de Francfort. Le roi de Prusse l’a fait désavouer par son envoyé en France. Cependant le brigandage exercé par Freitag, qui se dit ministre du roi de Prusse à Francfort, n’a pas encore été réparé ; les effets volés n’ont point été restitués, et on n’a point rendu encore l’argent qu’on avait pris dans nos poches. Il ne faut point de formalités pour voler, et il en faut pour restituer. Il y a grande apparence que le conseil de la ville de Francfort ne voudra pas se couvrir d’opprobre ; et on doit espérer que le roi de Prusse fera justice du malheureux qui, pour se faire valoir, d’un côté, auprès de son maître, et, de l’autre, pour dépouiller des étrangers, a commis des violences si atroces. Il aurait peut-être fallu être sur les lieux pour obtenir une justice plus prompte. Voilà en partie pourquoi j’avais eu dessein de passer quelques semaines à Hanau ; mais ma santé et les bontés (1) de ma cour m’ont rappelé en France ; et je compte y retourner après avoir profité quelque temps des agréments de la cour de Manheim, dont je jouis, sans oublier ceux de la vôtre. Je serai pénétré toute ma vie, monseigneur, des bontés dont votre altesse sérénissime m’a honoré depuis que j’ai eu l’honneur de lui faire ma cour à Paris. Si j’étais plus jeune, je me flatterais de pouvoir encore venir me mettre à ses pieds ; mais, si je n’ai pas cette consolation, j’aurai du moins celle de penser que vous me conservez votre bienveillance, et je serai attaché à votre altesse sérénissime jusqu’au dernier moment de ma vie avec le plus profond respect et le plus tendre dévouement.

 

 

1 – On ne lui témoigna guère de bontés. (G.A.)

 

 

 

 

 

1753 - Partie 8

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