CORRESPONDANCE : Année 1753 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte de Stadion (1)

A Francfort, 26 Juin 1753.

 

          La même personne qui a eu l’honneur d’écrire de Francfort à son excellence, et d’implorer la protection de leurs majestés impériales, supplie très humblement son excellence de continuer à lui garder le secret. Si leurs majestés impériales ne sont pas dans le cas d’accorder leur protection dans cette affaire, elles seront du moins indignées de ce qui vient de se passer dans Francfort. Un notaire, nommé Dorn, commis du sieur Freitag, résident de Prusse, enlève une dame de condition qui vient à Francfort auprès de son oncle malade. Il la conduit à travers la populace, à pied, dans une auberge, lui ôte ses domestiques, met des soldats à sa porte, passe la nuit seul dans la chambre de cette dame mourante d’effroi. On supprime ici, par respect pour sa majesté impériale la reine, les excès atroces où le nommé Dor, commis de Freitag, et cependant notaire impérial, a poussé son insolence.

 

          Son excellence peut aisément s’instruire de ce que c’est que Freitag, aujourd’hui résident de Prusse. Il est connu à Vienne et à Dresde, ayant été châtié dans ces deux villes.

 

          La personne qui a pris la liberté de s’adresser à son excellence, avait bien raison de prévoir les extrémités les plus violentes. Elle est bien loin de vouloir compromettre personne, elle ne demande que la continuation du secret.

 

          On doit trouver étrange que tant d’horreurs arrivent dans Francfort, uniquement au sujet du livre de poésies françaises de sa majesté prussienne. Sa majesté prussienne est trop juste, trop généreuse pour avoir ordonné ces violences au sujet de ses poésies qu’on lui a rendues. Personne ne peut imputer de pareilles horreurs envers une dame à un si grand roi.

 

          On se borne à remercier son excellence du secret, et à l’assurer du plus profond respect.

 

 

1 – Voyez la lettre au même du 5 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à S.A.S la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Francfort-sur-Mein, 3 Juillet 1753(1).

 

 

          Madame, c’est bien dommage ; nos empereurs (2) seraient dans leurs cadres. Malgré toutes mes traverses, j’en suis presque à Charles-Quint ; c’est une grande et funeste époque pour votre auguste maison. L’histoire, madame, n’est guère qu’un tableau des misères humaines. L’aventure de ma nièce et la mienne n’est pas faite pour tenir seulement un petit coin dans la bordure de ce tableau ; mais le ridicule qui s’y joint à l’horreur, pourrait la sauver quelque temps de l’oubli. L’extrême ridicule va loin. Si l’extrême mérite à des droits à l’immortalité, votre altesse sérénissime est sûre d’y aller par un chemin tout opposé à notre malheureuse aventure. Vos bontés font, madame, notre plus grande consolation. Nous sommes encore, ma nièce et moi, dans un état affreux, et tous deux très malades ; cela passe la raillerie. Je méritais, moi, d’être abandonné de la France, puisque j’avais abandonné le roi mon maître, et très bon maître, pour un autre ; tous les malheurs me sont dus. Mais pour ma nièce, qui fait deux cents lieues avec un passeport de son roi, et qui vient conduire aux eaux un oncle mourant, quelle récompense funeste a-t-elle d’une bonne action ! Voilà comme ce monde est fait, madame, le repos et la vertu habitent chez votre altesse sérénissime. Qu’il y a loin de là au sieur Freitag ! quel ministre ! En vérité, tout cela est rare.

 

          Madame la duchesse de Gotha daigne m’honorer de son souvenir ; la grande maîtresse des cœurs (3) en fait de même. Sans ma nièce, qui me fait fondre en larmes, je serais encore trop heureux. Je me mets avec le plus profond respect et le dévouement le plus tendre, le plus plein de reconnaissance, aux pieds de madame, et de leurs altesses sérénissimes. Je serai attaché toute ma vie à madame et à son auguste famille.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Les Annales de l’Empire. (G.A.)

 

3 – Madame de Buchwal. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à madame Denis.

A Mayence, le 9 de Juillet 1753 (1).

 

          Il y avait trois ou quatre ans que je n’avais pleuré, et je comptais bien que mes vieilles prunelles ne connaîtraient plus cette faiblesse, jusqu’à ce qu’elles se fermassent pour jamais. Hier, le secrétaire du comte de Stadion me trouva fondant en larmes, je pleurais votre départ et votre séjour ; l’atrocité de ce que vous avez souffert perdait de son horreur quand vous étiez avec moi ; votre patience et votre courage m’en donnaient ; mais, après votre départ, je n’ai plus été soutenu.

 

          Je crois que c’est un rêve ; je crois que tout cela s’est passé du temps de Denis de Syracuse. Je me demande s’il est bien vrai qu’une dame de Paris, voyageant avec un passeport du roi son maître, ait été traînée dans les rues de Francfort par des soldats, conduite en prison sans aucune forme de procès, sans femme de chambre, sans domestique, ayant à sa porte quatre soldats la baïonnette au bout du fusil, et contrainte de souffrir qu’un commis de Freitag, un scélérat de la plus vile espèce, passât seul la nuit dans sa chambre. Quand on arrêta la Brinvilliers, le bourreau ne fut jamais seul avec elle ; il n’y a point d’exemple d’une indécence si barbare. Et quel était votre crime ? d’avoir couru deux cents lieues pour conduire aux eaux de Plombières un oncle mourant, que vous regardiez comme votre père.

 

          Il est bien triste, sans doute, pour le roi de Prusse, de n’avoir pas encore réparé cette indignité commise en son nom par un homme qui se dit son ministre. Passe encore pour moi ; il m’avait fait arrêter pour ravoir son livre imprimé de poésies, dont il m’avait gratifié, et auquel j’avais quelque droit ; il me l’avait laissé comme le gage de ses bontés et comme la récompense de mes soins. Il a voulu reprendre ce bienfait ; il n’avait qu’à dire un mot, ce n’était pas la peine de faire emprisonner un vieillard qui va prendre les eaux. Il aurait pu se souvenir que, depuis plus de quinze ans, il m’avait prévenu par ses bontés séduisantes ; qu’il m’avait, dans ma vieillesse, tiré de ma patrie ; que j’avais travaillé avec lui deux ans de suite à perfectionner ses talents ; que je l’ai bien servi, et ne lui ai manqué en rien ; qu’enfin il est bien au-dessus de son rang et de sa gloire de prendre parti dans une querelle académique, et de finir, pour toute récompense, en me faisant demander ses poésies par des soldats.

 

          J’espère qu’il connaîtra, tôt ou tard, qu’il a été trop loin, que mon ennemi l’a trompé, et que ni l’auteur ni le roi ne devaient pas jeter tant d’amertume sur la fin de ma vie. Il a pris conseil de sa colère, il le prendra de sa raison et de sa bonté. Mais que fera-t-il pour réparer l’outrage abominable qu’on vous a fait en son nom ! Milord Maréchal (2) sera sans doute chargé de vous faire oublier, s’il est possible, les horreurs où un Freitag vous a plongée.

 

          On vient de m’envoyer  ici des lettres pour vous ; il y en a une de madame de Fontaine qui n’est pas consolante. On prétend toujours que j’ai été Prussien. Si on entend par là que j’ai répondu par de l’attachement et de l’enthousiasme aux avances singulières que le roi de Prusse m’a faites pendant quinze années de suite, on a grande raison ; mais, si on entend que j’ai été son sujet, et que j’ai cessé un moment d’être Français, on se trompe. Le roi de Prusse ne l’a jamais prétendu, et ne me l’a jamais proposé. Il ne m’a donné la clef de chambellan que comme une marque de bonté, que lui-même appelle frivole dans les vers qu’il fit pour moi, en me donnant cette clef et cette croix que j’ai remises à ses pieds. Cela n’exigeait ni serments, ni fonctions, ni naturalisation. On n’est point sujet d’un roi pour porter son ordre. M. de Couville, qui est en Normandie, a encore la clef de chambellan du roi de Prusse, qu’il porte comme la croix de Saint-Louis.

 

          Il y aurait bien de l’injustice à ne pas me regarder comme Français, pendant que j’ai toujours conservé ma maison à Paris, et que j’y ai payé la capitation. Peut-on prétendre sérieusement que l’auteur du Siècle de Louis XIV n’est pas Français ? Oserait-on dire cela devant les statues de Louis XIV et de Henri IV ? J’ajouterai même de Louis XV, parce que je suis le seul académicien qui fis son Panégyrique quand il nous donna la paix ; et lui-même à ce Panégyrique traduit en six (3) langues.

 

          Il se peut faire que sa majesté prussienne, trompée par mon ennemi et par un mouvement de colère, ait irrité le roi mon maître contre moi ; mais tout cédera à sa justice et à sa grandeur d’âme. Il sera le premier à demander au roi mon maître qu’on me laisse finir mes jours dans ma patrie ; il se souviendra qu’il a été mon disciple, et que je n’emporte rien d’auprès de lui que l’honneur de l’avoir mis en état d’écrire mieux que moi. Il se contentera de cette supériorité, et ne voudra pas se servir de celle que lui donne sa place, pour accabler un étranger qui l’a enseigné quelquefois, qui l’a chéri et respecté toujours. Je ne saurais lui imputer les lettres qui courent contre moi sous son nom ; il est trop grand et trop élevé pour outrager un particulier dans ses lettres ; il sait trop comme un roi doit écrire, et il connaît le prix des bienséances ; il est né surtout pour faire connaître celui de la bonté et de la clémence. C’était le caractère de notre bon roi Henri IV ; il était prompt et colère, mais il revenait. L’humeur n’avait chez lui que des moments, et l’humanité l’inspira toute sa vie.

 

          Voilà, ma chère enfant, ce qu’un oncle ou plutôt ce qu’un père malade dicte pour sa fille. Je serai un peu consolé, si vous arrivez en bonne santé. Mes compliments à votre frère et à votre sœur. Adieu ; puissé-je mourir dans vos bras, ignoré des hommes et des rois !

 

 

 

1 – Voltaire avait quitté Francfort le 7 Juillet, et madame Denis partit de cette ville le 8 ou le 9. Elle alla directement à Paris. (G.A.)

 

2 – Ministre plénipotentiaire de Frédéric à Paris. (G.A.)

 

3 – Ou plutôt en quatre. (G.A.)

 

 

 

 

 

REQUÊTE DU SIEUR DE VOLTAIRE AU ROI DE FRANCE.

 

Recommandée à monseigneur le comte d’Argenson.

Ministre de la guerre.

 

 

.

 

          Sire, le sieur de Voltaire prend la liberté de faire savoir à sa majesté qu’après avoir travaillé deux ans et demi avec le roi de Prusse, pour perfectionner les connaissances de ce prince dans la littérature française, il lui a remis avec respect sa clef, son cordon, et ses pensions ; qu’il a annulé par écrit le contrat que sa majesté prussienne avait fait avec lui, promettant de le rendre dès qu’il sera maître de ses papiers, et de n’en faire aucun usage, et ne voulant d’autre  récompense que celle d’aller mourir dans sa patrie. Il allait aux eaux de Plombières avec la permission de votre majesté. La dame Denis vint au-devant de lui à Francfort, avec un passeport.

 

          Le nommé Dor, commis du sieur Freitag, qui se dit résident du roi de Prusse à Francfort, arrête, le 20 Juin, la dame Denis, veuve d’un officier de votre majesté, munie de son passeport ; il la traîne lui-même dans les rues avec des soldats, sans aucun ordre, sans la moindre formalité, sans le moindre prétexte, la conduit en prison, et à l’insolence de passer la nuit dans la chambre de cette dame. Elle a été trente-six heures à l’article de la mort, et n’est pas encore rétablie le 28 Juin.

 

          Pendant ce temps-là, un marchand, nommé Schmith, qui se dit conseiller du roi de Prusse, fait le même traitement au sieur de Voltaire et à son secrétaire, et s’empare sans procès-verbal de tous leurs effets. Le lendemain, Freitag et Schmith viennent signifier à leurs prisonniers qu’il doit leur en coûter cent vingt-huit écus par jour pour leur détention.

 

          Le prétexte de cette violence et de cette rapine est un ordre que les sieurs Freitag et Schmith avaient reçu de Berlin au mois de mai, de redemander au sieur de Voltaire le livre imprimé des poésies françaises de sa majesté prussienne, dont sa majesté prussienne avait fait présent au dit sieur de Voltaire.

 

          Ce livre étant à Hambourg, le sieur de Voltaire se constitua lui-même prisonnier sur sa parole par écrit, à Francfort, le 1er juin, jusqu’au retour du livre ; et le sieur Freitag lui signa, au nom du roi son maître, ces deux billets, l’un servant pour l’autre :

 

 

« Monsieur, sitôt le grand ballot que vous dites d’être à Hambourg ou Leipsick, qui contient l’œuvre de poëshie du roi, sera ici, et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où bon vous semblera. »

 

 

          Le sieur de Voltaire lui donna encore, pour gages, deux paquets de papiers de littérature et d’affaires de famille, et le sieur Freitag lui signa ce troisième billet :

 

 

« Je promets de rendre à M. de Voltaire deux paquets d’écriture cachetés de ses armes, sitôt que le ballot où est l’œuvre de poëshie que le roi demande sera arrivé. »

 

 

          L’œuvre de poésie revint le 9 Juin, à l’adresse même du sieur Freitag, avec la caisse de Hambourg. Le sieur de Voltaire était évidemment en droit de partir le 20 Juin. Et c’est le 20 Juin que lui, sa nièce, son secrétaire, et ses gens, ont été traduits en prison de la manière ci-dessus énoncée.

 

1753 - Partie 7

 

 

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