CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - 1753 - Partie 2

 

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à M. de la Virotte  (1)

Berlin, le 28 Janvier 1753.

 

 

          Je fais trop de cas de votre jugement, monsieur, pour ne m’en pas rapporter à vous sur cet étrange procès criminel fait par l’amour-propre de Maupertuis à la sincérité de Kœnig, procès dans lequel j’ai été impliqué malgré moi parce que Kœnig ayant vécu deux ans de suite avec moi à Cirey, il est mon ami ; parce que j’ai cru avec l’Europe littéraire qu’il avait raison, parce que je hais la tyrannie. Quand le roi de Prusse me demanda au roi par son envoyé, quand j’acceptai sa croix, sa clef de chambellan, et ses pensions, je crus pouvoir recevoir les bienfaits d’un grand prince qui me promit de me traiter toujours comme son ami et comme son maître dans les arts qu’il cultive ; ce sont ses propres paroles. Il ajouta que je n’aurais jamais aucune inconstance à craindre d’un cœur reconnaissant ; et il voulut que ma nièce fût la dépositaire de cette lettre, qui devait lui servir de reproche éternel, s’il démentait ses sentiments et ses promesses.

 

          Je n’ai jamais démenti mon attachement pour lui ; j’avais eu un enthousiasme de seize années ; mais il m’a guéri de cette longue maladie. Je n’examine point si, dans une familiarité de deux ans et plus, un roi se dégoûte d’un courtisan ; si l’amour-propre d’un disciple qui a du génie s’irrite en secret contre son maître ; si la jalousie et les faux rapports, qui empoisonnent les sociétés des particuliers, portent encore plus aisément leur venin dans les maisons des rois ; tout ce que je sais, c’est qu’en me donnant au roi de Prusse, je ne me suis pas donné comme un courtisan, mais comme un homme de lettres, et qu’en fait de disputes littéraires, je ne connais point de rois. Je n’aimais que trop de prince, et j’ai été fâché, pour sa gloire, qu’il ait pris parti contre Kœnig, sans être instruit du fond de la dispute ; qu’il ait écrit une brochure violente contre tous ceux qui ont défendu ce philosophe, c’est-à dire contre tous les gens éclairés de l’Europe, et cela sans avoir lu son Appel. Il a été trompé par Maupertuis. Il n’est pas étonnant, il n’est pas honteux pour un roi d’être trompé ; mais ce qui serait bien glorieux, ce serait d’avouer son erreur.

 

          Je lui ai renvoyé son cordon, sa clef d’or, ornements très peu convenables à un philosophe, et que je ne porte presque jamais. Je lui ai remis tout ce qu’il me doit de mes pensions. Il a eu la bonté de me rendre tout, et de m’inviter à le suivre à Potsdam, où il me donne dans sa maison le même appartement que j’ai toujours occupé. J’ignore si ma santé, qui est plus déplorable que mon aventure, me permettra de suivre sa majesté.

 

 

1 – La Virotte (Louis-Anne), né à Nolay en 1725, mort en 1759. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Voyer.

 

 

 

          Je ne sais, monsieur, ce que vous entendez par le fruit de mes veilles, dans le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je ne suis plus en âge de veiller, et encore moins de sacrifier mon sommeil à des bagatelles. Je ne suis point l’auteur de la petite lettre sur milord Bolingbroke ; je l’ai cherchée pour obéir à vos ordres, et j’ai eu beaucoup de peine à la trouver : la voici. Je suis très aise d’avoir eu cette occasion de vous marquer à quel point j’aime à vous obéir. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter mes respects à M. le comte d’Argenson et à M. le marquis de Paulmi, et de recevoir les miens avec la bienveillance que vous m’avez toujours témoignée.

 

 

 

 

 

à M. Falkener.

1er Février 1753 (1).

 

 

          Dear sir, I have wrote to you already, and sent my letter to sir Hanbury Williams, the british envoy at the court of Dresden. I told you in that letter all that I could tell you concerning my little quarrel with the king of Prussia. But I could not tell you enough about the desire I have to see England again before my death. I did inform you of my desire to print my works in London, without benefit, without subscription, and merely in order to give a true edition of the works of a Frenchman, who thinks like a Briton.

 

          I send this letter to Dresden. I must tell you, my dear sir, that I have taken the liberty to draw upon you for the 94 pounds. I return you again 94 thousand thanks.

 

          I do not know how long yet I shall continue at Berlin ; but whatever happens, I shall remain for ever your faithful and much obliged friend (2). VOLTAIRE.

 

 

TRADUCTION.

 

 

Cher monsieur, je vous ai déjà écrit et j’ai adressé ma lettre à M. Hanbury Williams, envoyé d’Angleterre à la cour de Dresde. Je vous disais, dans cette lettre, tout ce que je pouvais vous dire de ma petite querelle avec le roi de Prusse. Mais je ne pouvais vous en dire assez sur le désir que j’ai de revoir l’Angleterre avant ma mort. Je vous ai exprimé l’intention de faire imprimer mes ouvrages à Londres sans bénéfice, sans souscriptions et dans la seule vue de donner une édition véritable des œuvres d’un Français, qui pense comme un Anglais.

 

J’envoie cette lettre à Dresde. Je dois vous dire, mon cher monsieur, que j’ai pris la liberté de tirer sur vous pour la somme de 94 livres sterling. Je vous rends en échange 94 mille remerciements.

 

Je ne sais pas combien je demeurerai encore à Berlin ; mais, quoi qu’il arrive, je resterai toujours votre fidèle et très reconnaissant ami.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. G.-C. Walther

Berlin, 1er Février 1753.

 

 

          L’ouvrage que je vous envoie (1), mon cher Walther, vaudrait beaucoup mieux, si je ne vous avais pas renvoyé plus tôt tous les livres que vous m’avez redemandés ; mais le sujet est assez intéressant pour que vous tiriez de ce Supplément autant d’exemplaires au moins que du Siècle. Je vous prie de me mander si je pourrais trouver à Dresde ou à Leipsick un appartement commode pour moi, un secrétaire et deux domestiques. Je l’aimerais encore mieux à Leipsick qu’à Dresde, parce que j’y travaillerais plus à mon aise. Mais il faudrait que cela fût très secret. Vous n’auriez qu’à me mander :   Il faudra s’adresser à Leipsick, chez…. Je m’y rendrais dans quinze jours ou trois semaines, et alors je vous serais plus utile. Au reste, dans la maison où je serai, il faudra absolument que je fasse ma cuisine. Ma mauvaise santé ne me permet pas de vivre à l’auberge.

 

          Voici un avertissement que je vous prie très instamment de faire mettre dans toutes les gazettes.

 

          Je vous embrasse.

 

 

1 – Supplément au Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT.

 

 

  On apprend par plusieurs lettres de Berlin que M. de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France, ayant remis à sa majesté prussienne son cordon, sa clef de chambellan, et tout ce qui lui est dû de ses pensions, non seulement sa majesté prussienne lui a tout rendu, mais a voulu qu’il eût l’honneur de le suivre à Potsdam, et d’y occuper son appartement ordinaire dans le palais.

 

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

Berlin, le 7 Février 1753.

 

 

          Ma très chère nièce, je suis bien malade, et il se peut faire que tout ceci achève de dissoudre ma frêle machine. Je vous avoue que quand je reçus, dans des circonstances aussi funestes, la plaisanterie que vous m’envoyâtes, je ne crus pas qu’elle fût d’un Suisse, et je m’imaginai que des mains qui devaient m’être chères, s’amusaient à déchirer mes blessures, sans savoir à quel point j’étais blessé. Je suis plus touché des marques d’amitié que vous me donnez que je n’ai été fâché de la plaisanterie ou de l’indifférence. Mon aventure est une suite de la jalousie et de la profonde noirceur dont les hommes sont capables. Votre amitié est pour moi une consolation dont j’avais besoin. Je me flatte que le roi de Prusse aura assez d’humanité pour me permettre de venir chercher à guérir ou à mourir dans le sein de ma famille, que j’avais abandonnée uniquement pour lui. Je ne lui ai jamais manqué, et il est à croire qu’il aura pitié de mon état : cet état est si violent que je n’ai pas la force de vous faire une plus longue lettre.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens.

 

 

 

          Cher frère, je vous renvoie Locke. Maupertuis, dans ses belles Lettres, a beau dire du mal de ce grand homme, son nom sera aussi cher à tous les philosophes que celui de Maupertuis excitera de haine. Kœnig vient de lui donner le dernier coup (1), en lui démontrant qu’il est un plagiaire. On a imprimé à Leipsick une histoire complète de toute cette étrange aventure, qui ne fait pas d’honneur à ce pays-ci. Soyez très sûr que toute l’Europe littéraire est déchaînée contre lui, et qu’excepté Euler et Mérian, qui sont malheureusement parties dans ce procès, tout le reste des académiciens lève les épaules.

 

          Je suis dans mon lit malade, malgré le quinquina du roi. Vous devriez bien venir dîner demain comme frère Paul chez Antoine. Ce sera peut-être la dernière fois de ma vie que je vous verrai. Donnez-moi cette consolation.

 

 

1 – Défense de l’Appel au public. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Le 10 Février 1753.

 

 

          J’ai été bien malade, mon cher et respectable ami ; je le suis encore. Le roi de Prusse m’a envoyé de l’extrait de quinquina.

 

 

.  .  .  Tanquam hæc sint nostri medicina doloris,

Aut deus ille malis hominum mitescere discat !

 

VIRG., X.

 

 

          Il devrait bien plutôt m’envoyer une permission de partir pour aller me guérir ou mourir ailleurs. Il n’a plus nul besoin de moi. Il sait à présent mieux que moi la langue française ; il écrit français par un a ; il fait de bonne prose et de bons vers. Il a écrit, sans me consulter, une philippique sur la querelle de Maupertuis ; il l’a pris pour Auguste, et moi pour Marc-Antoine. Maupertuis l’a fait imprimer en allemand et en italien, avec les aigles prussiennes à la tête. Battu à Actium et à la tribune aux harangues, il ne me reste qu’à aller mourir dans cette terre (1) que vous me proposez, et de vous embrasser avant ma mort. Voici une espèce de testament (2) littéraire que je vous envoie. Mille tendres respects à tous les anges.

 

          Je vous prie de donner copie de mon testament.

 

 

 

1 – Le château de M. de Sainte-Palaie, près d’Auxerre. (G.A.)

 

2 – Nous ne savons quel est ce testament. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens.

Berlin, le 16 Février 1753.

 

 

          Je me meurs, mon cher marquis, et j’ai la force de vous avouer ma faiblesse. Je ne vous nierai pas certainement que ma douleur est inexprimable. J’ai voulu me vaincre et venir à Potsdam ; mais je suis retombé, la veille de mon départ, dans un état dont il n’y a pas d’apparence que je relève. Mon érysipèle est rentré ; la dyssenterie est survenue, j’ai souvent la fièvre ; il y a quatorze jours que je suis dans mon lit. Je suis seul, sans aucune consolation, à quatre cents lieues d’une famille en larmes, à qui je sers de père. Voilà mon état. Je compte sur votre amitié, qui fait presque ma seule consolation, et je vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens.

 

 

 

          Cher frère, vous êtes assurément le premier capitaine d’infanterie qui ait ainsi parlé de philosophie. Votre extrait de Gassendi est digne de Bayle. Je ne savais pas que Gassendi eût été le précurseur de Locke, dans le doute modeste et éclairé si la matière peut penser. Il y a dans de vieux magasins, où personne ne fouille, des épées rouillées, mais excellentes, dont un bon guerrier peut se servir pour percer les sots.

 

          Belzébuth vous ait en sa sainte garde ! mon cher marquis, je vous aime de tout mon cœur. Tâchez de venir aujourd’hui chez votre frère le damné, qui souffre plus que jamais.

 

 

 

 

 

à Madame ***.

Berlin 1753  (1).

 

 

          Je me sers, madame, des correspondants des négociants de Berlin, pour vous remercier de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Il y a longtemps que je compte votre nom, et celui d’un de vos amis, parmi ceux qui font le plus d’honneur à notre siècle. La liberté de penser est la vie de l’âme, et il paraît qu’il n’y a pas beaucoup d’âmes plus vivantes que la vôtre. C’est un grand malheur qu’il y ait si peu de gens en France qui imitent l’exemple des Anglais, nos voisins. On a été obligé d’adopter leur physique, d’imiter leur système de finance, de construire les vaisseaux selon leur méthode ; quand les imitera-t-on donc dans la noble liberté de donner à l’esprit tout l’essor dont il est capable ? Quand est-ce que les sots cesseront de poursuivre les sages ? On marche continuellement à Paris entre les insectes littéraires qui bourdonnent contre quiconque s’élève, et des chats-huants qui voudraient dévorer quiconque les éclaire. Heureux qui peut cultiver en paix les lettres, loin des bourdons et chats-huants ! Je suis sous la protection d’un aigle ; mais une mauvaise santé, pire que tous les chagrins attachés en France à la littérature, m’ôte tout mon bonheur. Ainsi tout est compensé. Je serais trop heureux si la nature ne s’avisait pas de me persécuter autant que la fortune me favorise. Si l’état de ma santé, madame, me permet jamais de revoir la France, un de mes beaux jours serait celui où je pourrais vous assurer de mon respect, et dire à votre ami tout ce que la plus profonde estime m’inspirerait pour vous et pour lui. Permettez qu’en philosophe je finisse sans compliments ordinaires et sans signer. Vous me reconnaîtrez assez par ceux qui vous feront tenir ma lettre.

 

 

1 – Nous ne savons quelle est la vraie place de cette lettre, ni à qui elle est adressée. (G.A.)

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1753 - Partie 2

 

 

 

 

 

 

 

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