CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 13

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à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Colmar, le 4 Décembre 1753.

 

          J’ai vu M. le baron d’Hattsatt, madame. Tout ce qui vous appartient me paraît bien aimable, et redouble le tendre intérêt que j’ai pris si longtemps à tant de malheurs. Madame la première présidente (1) daigna venir voir le pauvre goutteux avant de partir pour Paris. Je vous dois les bontés dont votre respectable famille m’honore. Mais pourquoi faut-il que je sois loin de vous ? Les maux me clouent à Colmar, et la goutte est encore un surcroît de mes souffrances, sans en avoir diminué aucune. Il n’y a que les sentiments qui m’attachent à vous qui puissent me donner la force d’écrire.

 

          Remerciez bien, madame, la nature et votre sagesse, qui vous ont conservé la santé. Quand les maladies se joignent aux maux de l’âme, quelle ressource reste-t-il ? La vie alors n’est qu’une longue mort. Et combien de gens sont dans cet état ! On ne les voit point, parce que les malheureux se cachent. Ceux qui sont dans l’âge des illusions se montrent, et font la foule, en attendant que leur tour vienne de souffrir et de disparaître. Les moments heureux que j’ai passés dans votre solitude ne reviendront-ils point ? Conservez-moi du moins votre souvenir. Je présente le même placet à votre amie. Je ne sais aucune nouvelle. J’ai renoncé à tout, hors à vous être bien tendrement attaché.

 

 

1 – Femme de M. de Klinglin, frère de la comtesse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 14 Décembre 1753. (1)

 

 

          Madame, j’ai appris en même temps la maladie et la convalescence de votre altesse sérénissime. Je suis dans la foule de ceux à qui votre vie est précieuse ; vous êtes adorée, madame, de quiconque a eu l’honneur de s’approcher de votre personne. La crainte a été générale ; la joie l’a été, quand on vous a su rétablie. Daignez recevoir mes respectueux sentiments parmi tous ceux qu’on vous présente. Votre altesse sérénissime aura été bien touchée sans doute de tous les vœux qu’on a faits pour elle, et des alarmes qu’elle a causées. Elle ne peut mieux marquer ra reconnaissance au public qu’en conservant sa santé ; c’est le plus grand plaisir qu’elle puisse nous faire ; le mien, madame, serait de pouvoir me venir mettre à vos pieds. Je ne pourrai avoir l’honneur de lui envoyer les prémices de l’ouvrage qui lui appartient que dans quinze jours ou trois semaines.

 

          J’espère que M. de Rothberg voudra bien m’indiquer par quelle voie je pourrai faire parvenir cet hommage. Elle permettra que je présente mes respects à monseigneur et à toute son auguste famille, que je ressente leur joie, que j’unisse mes sentiments à ceux de tout ce qui l’environne.

 

          Agréer, madame, avec votre bonté ordinaire, le profond respect, la reconnaissance, l’attachement inviolable du cœur le plus pénétré et le plus sensible.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

 

A Colmar, le 20 Décembre 1753.

 

 

          Je viens de mettre un peu en ordre, ma chère enfant, le fatras énorme de mes papiers que j’ai enfin reçus. Cette fatigue n’a pas peu coûté à un malade. Je vous assure que j’ai fait là une triste revue ; ce ne sont pas des monuments de la bonté des hommes. On dit que les rois sont ingrats, mais il y a des gens de lettres qui le sont un peu davantage.

 

          J’ai retrouvé la lettre originale de Desfontaines, par laquelle il me remercie de l’avoir tiré de Bicêtre ! Il m’appelle son bienfaiteur, il me jure une éternelle reconnaissance, il avoue que sans moi il était perdu, que je suis le seul qui ait eu le courage de le servir ; mais, dans la même liasse, j’ai trouvé les libelles qu’il fit contre moi, deux mois après, selon sa vocation. Dans le même paquet étaient les comptes de ce que j’ai dépensé pour d’Arnaud, homme que vous connaissez, que j’ai nourri et élevé pendant deux ans ; mais aussi la lettre qu’il écrivit contre moi, dès qu’il eut fait à Potsdam une petite fortune, fait la clôture du compte.

 

          Il faut avouer que Linant, La Mare, et Lefebvre, à qui j’avais prodigué les mêmes services, ne m’ont donné aucun sujet de me plaindre. La raison en est, à ce que je crois, qu’ils sont morts tous trois avant que leur amour-propre et leurs talents fussent assez développés pour qu’ils devinssent mes ennemis. Avez-vous affaire à l’amour-propre et à l’intérêt, vous avez beau avoir rendu les plus grands services, vous avez réchauffé dans votre sein des vipères. C’est là mon premier malheur ; et le second a été d’être trop touché de l’injustice des hommes, trop fièrement philosophe pour respecter l’ingratitude sur le trône, et trop sensible à cette ingratitude ; irrité de n’avoir recueilli de tous mes travaux que des amertumes et des persécutions ; ne voyant, d’un côté, que des fanatiques détestables, et, de l’autre, des gens de lettres indigne de l’être ; n’aspirant plus enfin qu’à une retraite, seul parti convenable  un homme détrompé de tout.

 

          Je ne peux m’empêcher de continuer ma revue des mémoires de la bassesse et de la méchanceté des gens de lettres, et de vous en rendre compte.

 

          Voici une lettre d’un bel esprit nommé Bonneval (1), dont vous n’avez jamais sans doute entendu parler (ce n’est pas le comte-bacha de Bonneval). Il me parle pathétiquement des qualités de l’esprit et du cœur, et finit par me demander dix louis d’or. Vous noterez que cet honnête homme m’en avait ci-devant-escroqué dix autres, avec lesquels il avait fait imprimer un libelle abominable contre moi ; et il disait pour son excuse que c’était madame Pâris de Montmartel qui l’avait engagé à cette bonne œuvre. Il fut chassé de la maison. C’est, au demeurant, un homme d’honneur, loué dans les journaux, et à qui Rousseau a, je crois, adressé une épître (2).

 

          En voici d’un nommé Ravoisier, qui se disait garçon athée de Boindin ; il m’appelle son protecteur, son père ; mais, en avancement d’hoirie, il finit par me voler vingt-cinq louis dans mon tiroir.

 

          Un Demoulin, qui me dissipa trente mille francs de mon bien clair et net, m’en demanda très humblement pardon dans quatre ou cinq de ses lettres ; mais celui-là n’a point écrit contre moi, il n’était pas bel esprit.

 

          Le bel esprit qui m’écrivit ce billet connu, par lequel il m’offre de me céder moyennant six cents livres, tous les exemplaires d’une belle satire où il me déchirait pour gagner du pain, s’appelle La Jonchère (3). C’est l’auteur d’un système de finances ; et on l’a pris, en Hollande, pour La Jonchère, le trésorier des guerres.

 

          Je ne peux m’empêcher de rire en relisant les lettres de Mannory. Voilà un plaisant avocat. C’est assurément l’avocat Patelin ; il me demande un habit. « Je suis honnête en robe, dit-il, mais je manque d’habit ; je n’ai mangé hier et avant-hier que du pain. » Il fallut donc le nourrir et le vêtir. C’est le même qui, depuis, fit contre moi un factum ridicule, quand je voulus rendre au public le service de faire condamner les libelles de Roi et d’un nommé Travenol, son associé.

 

          Voici des lettres d’un pauvre libraire (4), qui me demande pardon ; il me remercie de mes bienfaits ; il m’avoue que l’abbé Desfontaines fit sous son nom un libelle contre moi. Celui-là est repentant ; c’est du moins quelque chose. Il n’avait pas lu apparemment le livre de La Mettrie contre les remords.

 

          Je trouve deux lettres d’un nommé Bellemare, qui s’est depuis réfugié en Hollande sous le nom de Bénar, et qui a fait contre la France un journal historique, dans la dernière guerre. Il me remercie de l’argent que je lui prête, c’est-à-dire que je lui donne ; mais il ne m’a payé que par quelques petits coups de dent dans son journal. On dit que depuis peu on l’a fait arrêter ; c’est dommage que le public soit privé de ses belles productions.

 

          Cet inventaire est d’une grosseur énorme. La canaille de la littérature est noblement composée. Mais il y a une espèce cent fois plus méchante, ce sont les dévots. Les premiers ne font que des libelles, les seconds font bien pis ; et si les chiens aboient, les tigres dévorent. Un véritable homme de lettres est toujours en danger d’être mordu par ces chiens, et mangé par ces monstres. Demandez à Pope ; il a passé par les mêmes épreuves ; et, s’il n’a pas été mangé, c’est qu’il avait bec et ongles. J’en aurais autant si je voulais. Ce monde-ci est une guerre continuelle ;  il faut être armé, mais la paix vaut mieux.

 

          Malgré les funestes conditions auxquelles j’ai reçu la vie, je croirai pourtant, si je finis avec vous ma carrière, qu’il y a plus de bien encore que de mal sur la terre, sinon je serai de l’avis de ceux qui pensent qu’un génie malfaisant a fagoté ce bas monde.

 

 

1 – Mort en 1760. (G.A.)

 

2 – Epître VI, livre II. (G.A.)

 

3 – Voyez une note de la vingt et unième des Honnêtetés littéraires. (G.A.)

 

4 – Jore. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

De la grande ville de Colmar, le 21 Décembre 1753.

 

 

          Mon cher ange, vous vous mêlez donc aussi d’être malade. Nous étions inquiets de vous, la fille de Monime et moi, et nous nous écrivions des lettres  (1) tendres pour savoir si l’un de nous n’avait pas de vos nouvelles. Comment avez-vous fait pour ne plus sortir vers les quatre heures et demie ? Je crois que vous avez été bien étonné de rester chez vous. Je n’ai ni de santé ni de chez moi, mon cher ange ; mais je suis accoutumé à ces maux-là, et je ne le suis point aux vôtres. Vous avez été attaqué dans votre fort, et vous avez eu mal à la tête. C’est une de vos meilleures pièces ; votre tête vaut bien mieux que la mienne ; la vôtre vous a rendu heureux ; la mienne m’a fait très malheureux, et les têtes des autres me retiennent encore vers les bords du Rhin. Les mains de Jean Neaulme, libraire de La Haye, viennent de me faire de nouvelles plaies, et c’est encore un surcroît de misère d’être obligé de plaider devant le public. C’est un fardeau et un avilissement. On ne peut se dérober à sa destinée. Qui aurait cru que mes dépouilles seraient prises à la bataille de Sohr (2), et seraient vendues dans Paris ? On prit l’équipage du roi de Prusse dans cette bataille, au lieu de prendre sa personne ; on porta sa cassette au prince Charles. Il y avait dans cette cassette grise-rouge de l’avare force ducats avec cette Histoire universelle et des fragments de la Pucelle sont à Vienne. Tout cela compose une drôle de destinée. Je souffre autant que Scarron, et barbouille autant de papier que saint Augustin. J’avais fait une Histoire de l’Empire que madame la duchesse de Saxe-Gotha m’avait commandée comme on commande des petit pâtés ; j’avais cousu, dans cette Histoire de l’Empire, quelques petits lambeaux de l’universelle. J’étais en droit d’employer mes matériaux. Jean Neaulme me coupe la gorge ; comment voulez-vous que je songe à Jean (3) Lekain ? Je ne songe à présent qu’à la cuisse de ma nièce et à mon pied de Philoctète, mais surtout à vous, mon cher ange, à madame d’Argental, et à vos amis. Je vous embrasse bien tendrement. J’ai besoin d’une tête comme la vôtre pour supporter tous les chagrins dont je suis circonvenu, et malheureusement je n’ai que la mienne. Mon cœur, qui est plus sain, vous adore.

 

 

1 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)

 

2 – Voyez notre Avertissement en tête de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

3 – Les vrais prénoms de Lekain étaient Henri-Louis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, 26 Décembre 1753. (1)

 

 

          Madame, voici dans quel goût est imprimé l’ouvrage commandé par votre altesse sérénissime ; j’attends ses ordres pour savoir par quelle voie je pourrai mettre à ses pieds le premier tome. Je me flatte que sa santé est rétablie. J’emploie le temps que mes maux me laissent à travailler pour elle, à préparer mon hommage et à regretter sa cour. Je lui souhaite des années dont le bonheur égale ses grâces et ses vertus.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Malesherbes.

 

LIBRAIRE DE LA HAYE ET DE BERLIN.

 

A Colmar, 25 Décembre 1753. (1)

 

 

          Parmi les barbouilleurs de papier qui font des vœux pour M. de Malesherbes, qui lui souhaitent des années heureuses et qui l’ennuient, il en est un, sur les bords du Rhin, qui lui est attaché avec un respect aussi tendre que toute la rue Saint-Jacques ensemble (2). Il prend la liberté de lui envoyer les feuilles ci-jointes. Si M. de Malesherbes daigne les parcourir, on lui demande bien pardon de lui faire perdre ce temps, et on le remercie très humblement de son indulgence.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Quartier de la librairie qui dépendait de l’administration de M. Malhesherbes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Jean Neaulme.

 

LIBRAIRE DE LA HAYE ET DE BERLIN.

 

A Colmar, 28 Décembre 1753 (1).

 

 

          J’ai lu avec attention et avec douleur le livre intitulé Abrégé de l’Histoire universelle, dont vous dites avoir acheté le manuscrit à Bruxelles. Un libraire de Paris, à qui vous l’avez envoyé, en a fait sur-le-champ une édition aussi fautive que la vôtre. Vous auriez bien dû au moins me consulter avant de donner au public un ouvrage si défectueux. En vérité, c’est la honte de la littérature. Comment votre éditeur a-t-il pu prendre le huitième siècle pour le quatrième, le treizième pour le douzième, le pape Boniface VIII pour Boniface VII ? Presque chaque page est pleine de fautes absurdes. Tout ce que je peux vous dire, c’est que tous les manuscrits qui sont à Paris, ceux qui sont actuellement entre les mains du roi de Prusse, de monseigneur l’électeur Palatin, de madame la duchesse de Gotha, sont très différents du vôtre. Une transposition, un mot oublié, suffisent pour former un sens absurde ou odieux. Il y a malheureusement beaucoup de ces fautes dans votre ouvrage. Il semble que vous ayez voulu me rendre ridicule et me perdre en imprimant cette informe rapsodie, et en y mettant mon nom. Votre éditeur a trouvé le secret d’avilir un ouvrage qui aurait pu devenir très utile. Vous avez gagné de l’argent, je vous en félicite ; mais je vis dans un pays où l’honneur des lettres et les bienséances me font un devoir d’avertir que je n’ai nulle part à la publication de ce livre, rempli d’erreurs et d’indécences, que je le désavoue, que je le condamne, et que je vous sais très mauvais gré de votre édition.

 

 

1 – Cette lettre parut dans le Mercure en février 1754. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Pompadour.

A Colmar, 1753.

 

 

          L’état horrible où je suis depuis un an m’a fait renfermer dans le fond de mon cœur la reconnaissance que je dois à vos bontés. Un nouvel évènement (1), qui achève de me mettre au tombeau, me force à prouver du moins mon innocence au roi. Les pièces ci-jointes, répandues dans toute l’Europe, démontrent assez cette innocence. Quarante ans de travaux si pénibles ont une fin trop malheureuse.

 

          Le roi de Prusse était bien né pour mon infortune. Je ne parle pas des tendresses inouïes qu’il avait mises en usage pour m’arracher à ma patrie. Il a fallu encore qu’un manuscrit informe, que je lui avais confié en 1739, ait été pris, à ce qu’il dit, dans son bagage, à la bataille de Sohr, par les houssards autrichiens ; qu’un valet de chambre l’ait vendu à un nommé Jean Neaulme, libraire de La Haye et de Berlin, qui imprime les ouvrages de sa majesté prussienne ; et qu’enfin ce libraire l’ait imprimé et défiguré. Cependant, madame, le roi est très humblement supplié de considérer que ma nièce est mourante à Paris d’une maladie cruelle causée depuis longtemps par les violences qu’elle a essuyées à Francfort, malgré le passeport de sa majesté. Je suis dans le même état à Colmar, sans secours. Le roi est plein de clémence et de bonté ; il daignera peut-être songer que j’ai employé plusieurs années de ma vie à écrire l’histoire de son prédécesseur, et celle de ses campagnes glorieuses ; que seul des académiciens j’ai fait son panégyrique traduit en cinq langues.

 

          S’il m’était seulement permis, madame, de venir à Paris pour arranger, pendant un court espace de temps, mes affaires bouleversées par quatre ans d’absence, et assurer du pain à ma famille, je mourrais consolé et pénétré pour vous, madame, de la plus respectueuse et la plus grande reconnaissance. C’est un sentiment qui est plus fort que celui de tous mes malheurs.

 

 

1 – La publication de l’Abrégé par Neaulme, avec l’Introduction qui fut supprimée depuis. Voyez, tome II, page 48, note. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Colmar, le 30 Décembre 1753.

 

          Avec des malheurs qui accablent, avec une maladie qui mène au tombeau, avec des Annales de l’Empire qui surchargent l’esprit, on n’écrit guère ; cependant, monseigneur, je vous écrirais à l’agonie. J’apprends que M. le duc de Fronsac est réchappé d’une maladie dangereuse. Je vous en félicite, et je lui souhaite une carrière aussi brillante que la vôtre. Il est triste que je voie finir la mienne loin de vous. Un événement imprévu (1) recule encore mes espérances. Voici des pièces qui peuvent démontrer mon innocence, et qui peut-être la laisseront opprimée. Je vous demande en grâce que la copie de ma lettre à madame de Pompadour ne soit pas vue de vos secrétaires. J’ai un petit malheur, c’est que je n’écris pas une ligne qui ne coure l’Europe. Il y a un lutin qui préside à ma destinée. Si ce fardadet pouvait s’entendre avec le génie qui préside à la vôtre, je bénirais ma dernière course.

 

          Je pourrais m’étonner qu’on m’eût accusé d’avoir fait imprimer cette Histoire informe, dans le temps que j’en ai, depuis dix ans, des manuscrits cent fois plus corrects, plus curieux et plus amples ; je pourrais m’étonner qu’on eût eu cette injustice, dans le temps que je suis en France, dans le temps que j’ai supplié très instamment M. de Malesherbes de supprimer cette édition ; mais je ne m’étonne de rien, je ne me plains de rien, et je suis préparé à tout. Adieu, monseigneur, conservez-moi vos bontés.

 

 

P.S. – On m’assure que le prince Charles rendit au roi de Prusse sa cassette prise à la bataille de Sohr, dans laquelle sa majesté prussienne prétend qu’il avait mis mon manuscrit. Je sais qu’on lui rendit jusqu’à son chien. Il me demanda depuis un nouvel exemplaire ; je lui en donnai un plus correct et plus ample. Il a gardé celui-là ; son libraire, Jean Neaulme, a imprimé l’autre.

 

          Nous n’avons pas porté de santé, ma nièce ni moi, depuis un souper où nous nous trouvâmes tous deux un peu mal à Francfort. Voilà pourquoi ma santé, toujours languissante, ne m’a pas permis de vous écrire.

 

 

1 – Toujours la publication de l’Abrégé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Malesherbes.

 

Colmar, 30 Décembre 1753. (1)

 

 

          Vous serez surpris de mon extrême impertinence ; mais l’orage qui s’élève au sujet de cette malheureuse édition, faite par des hussards (2), m’attirera de votre indulgence un sauf-conduit dans cette guerre. Je prends donc l’extrême liberté de vous adresser cet épouvantable paquet, et j’ose vous supplier d’ordonner qu’on mette à la poste les copies des imprimés que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, et qui sont dans ces paquets. Je sens tout l’excès de mon importunité, mais c’est une occasion où je ne puis me défendre ni assez tôt, ni assez fortement. Je vous souhaite, monsieur, une heureuse année, aussi bien qu’à M. de La Reynière. Je conserverai toute ma vie les sentiments de la respectueuse et tendre reconnaissance que je vous dois.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Walther du 13 Janvier 1754. (G.A.)

 

1753- Partie 13

 

 

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