CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 11
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Au pied d’une montagne (1), le 10 Octobre 1753.
Mon cher ange, il me semble que je suis bien coupable ; je ne vous écris point, et je ne fais point de tragédies. J’ai beau être dans un cas assez tragique, je ne peux parvenir à peindre les infortunes de ceux qu’on appelle les héros des siècles passés, à moins que je ne trouve quelque princesse mise en prison pour avoir été secourir un oncle malade. Cette aventure me tient plus au cœur que toutes celles de Denis d’ Hiéron.
Il me semble qu’il faut avoir son âme bien à son aise pour faire une tragédie, qu’il faut avoir un sujet dont on soit vivement frappé, et devant les yeux un public, une cour, qui aiment véritablement les arts. Un petit article encore, c’est qu’il faut être jeune. Tout ce que je peux faire, c’est de soutenir tout doucement mon état et ma mauvaise santé. Je ne me pique point d’avoir du courage, il me semble qu’il n’y a à cela que de la vanité. Souffrir patiemment sans se plaindre à personne, sans demander grâce à personne, cacher ses douleurs à tout le monde, les répandre dans le sein d’un ami comme vous, voilà à quoi je me borne. Je n’ai pas surtout le courage de faire une tragédie pour le présent. Vous m’en aimerez moins ; mais songez que votre amitié, qui a un empire si doux, n’est pas faite pour commander l’impossible. Je ne sais pas trop ce que je deviendrai et où je finirai mes jours. Que ne puis-je au moins, mon cher ange, vous revoir avant de sortir de cette vie !
J’ai la mine de passer l’hiver dans une solitude des montagnes des Vosges. Si vous aviez quelque chose à me mander, vous n’auriez qu’à écrire à M. Schœpflin le jeune (2), à Colmar, sans mettre mon nom, sans autre adresse ; et la lettre me serait rendue avec la plus grande fidélité. Vous passerez probablement l’hiver à Paris, et il n’y aura plus de Pontoise ; mais il y aura des Vosges pour moi. J’ai vu à Colmar M. de Voyer (3) faisant son entrée en fils d’un secrétaire d’Etat. Vous vous doutez bien que je ne lui ai parlé de rien du tout ; je ne sais même si je parlerais à son père. Ce n’est pas trop la peine d’importuner son prochain de ses afflictions, surtout quand ce prochain est ministre, ou fils de ministre.
J’ai vu quelquefois, dans ma solitude auprès de Strasbourg, la ville de Monime ; sa naissance est un roman, sa vie est obscure et triste ; l’aventure du préteur n’a abouti qu’à faire une douzaine de malheureux. Il en pleut des malheureux de tous côtés, mon cher ange, et des ennuyeux encore davantage ; c’est ce qui fait que j’aime mes montagnes, ne pouvant pas être auprès de vous. Dieu veuille me donner quelque beau sujet bien tendre dans ma chartreuse ! mais alors j’aurais peur que la montagne n’accouchât d’une souris. Mon pauvre petit génie ne peut plus faire d’enfants. Il me semble que ce que vous savez m’a manqué.
Ce qui ne manquera jamais, c’est ma tendre amitié pour vous. Cette idée seule me console. Je me flatte que madame d’Argental et vos amis ne m’oublient pas tout à fait. Adieu, mon cher ange ; pardonnez-moi d’avoir été longtemps sans vous écrire ; il faut enfin que je vous avoue que j’avais fait quatre plans biens arrangés scène par scène ; rien ne m’a paru assez tendre ; j’ai jeté tout au feu.
1 – Au village de Luttenbach, où était la papeterie Schœpflin. (G.A.)
2 – Chargé d’imprimer les Annales. (G.A.)
3 – Fils du comte d’Argenson. (G.A.)
à madame la comtesse de Lutzelbourg.
Dans les Vosges, le 14 Octobre 1753.
J’ai été, madame, chercher dans les Vosges la santé, qui n’est pas là plus qu’ailleurs. J’aimerais bien mieux être encore dans votre voisinage ; cette petite maisonnette dont vous me parlez m’accommoderait bien. Je serais à portée de faire ma cour à vous et à votre amie (1), malgré tous les brouillards du Rhin. Je ne peux encore prendre de parti que je n’aie fini l’affaire (2) qui m’a amené à Colmar. Je reste tranquillement dans une solitude entre deux montagnes, en attendant que les papiers arrivent. Toutes les affaires sont longues ; vous en faites l’épreuve dans celle de monsieur votre neveu (3). Tout mal arrive avec des ailes, et s’en retourne en boitant. Prendre patience est assez insipide. Vivre avec ses amis, et laisser aller le monde comme il va, serait chose fort douce ; mais chacun est entraîné comme de la paille dans un tourbillon de vent. Je voudrais être à l’île Jard, et je suis entre deux montagnes. Le parlement voudrait être à Paris, et il est dispersé comme des perdreaux. La commission du conseil voudrait juger comme Perrin-Dandin, et ne trouve pas seulement un Petit-Jean qui braille devant elle. Tout est plein à la cour de petites factions qui ne savent ce qu’elles veulent. Les gens qui ne sont pas payés au trésor royal savent bien ce qu’ils veulent ; mais ils trouvent les coffres fermés. Ce sont là de très petits malheurs. J’en ai vu de toutes les espèces, et j’ai toujours conclu que la perte de la santé était le pire. Les gens qui essuient des contradictions dans ce monde auraient-ils bonne grâce de se plaindre devant votre neveu paralytique ? Et ce neveu-là n’est-il pas dix mille fois plus malheureux que l’autre ? Vous lui avez envoyé un médecin ; si, par hasard, ce médecin le guérit, il aura plus de réputation qu’Esculape. Portez-vous bien, madame ; supportez la vie ; car, lorsqu’on a passé le temps des illusions, on ne jouit plus de cette vie, on la traîne. Traînons donc. J’en jouirais délicieusement, madame, si j’étais dans votre voisinage. Mille tendres respects à vous deux, et mille remerciements.
1 – Madame de Brumath. (G.A.)
2 – L’impression des Annales. (G.A.)
3 – Le baron d’Hattsatt. (G.A.)
à M. Dupont.
On peut très bien mettre trois rimes de suite de même parure, surtout quand les vers sont aussi jolis que les vôtres.
Moi ! un quatrain ! et à M. de Voyer ! Qui peut faire des contes pareils ? Je ne fais plus de vers, et M. de Voyer est au-dessus de ces bagatelles. Votre ville est comme toutes les autres, on y dit de mauvaises nouvelles ; mais il y a tant de mérite dans Colmar que je lui pardonne.
à madame la comtesse de Lutzelbourg.
Dans mes montagnes, ce 24 Octobre 1753.
Comment ! madame, est-ce que vous n’auriez pas reçu la lettre datée de mes montagnes, et mes remerciements des belles nouvelles de la fermeté romaine du Grand-Châtelet de Paris ? Tout ceci est le combat des rats et des grenouilles. On songe à Paris à de misérables billets de confession, et on ne songe ni à la petite-vérole ni à l’autre. Ces deux demoiselles font pourtant plus de ravage que le clergé et le parlement. On voit tranquillement nos voisins les Anglais se garantir au moins de la petite. Vous n’entendrez parler à Londres d’aucune dame morte de cette maladie ; l’insertion les sauve, et l’on n’a pas eu encore le courage de les imiter. M. de Beaufremont est le seul qui ait fait inoculer un de ses enfants, et on s’est moqué de lui ; voilà ce qu’on gagne en France. Tout ce qui est au-dessus des forces de la nation est ridicule. Si j’avais un fils, je lui donnerais la petite-vérole avant de lui donner un catéchisme.
Je retournerai bientôt de ma solitude dans la grande ville de Colmar. J’ai été voir les ruines du château de Horbourg, sur lesquelles j’avais quelque dessein de bâtir une jolie maison.
Il s’y trouve quelque difficulté ; le duc de Wurtemberg a un procès pour cette vénérable masure au conseil privé, et je n’irai pas bâtir un hospice qui aurait un procès pour fondement. Mais, madame, on m’a dit un mot du beau château de feu M. votre frère. N’est-ce pas Oberherkeim, ou quelque nom de cette douceur ? Il est, je crois, difficile de le vendre ? N’appartient-il pas à des mineurs ? Mais personne ne l’habite ; et, si la maison et le fief ne sont pas compris dans le fief invendable, si on veut louer le château, avec les meubles qui y sont, en attendant que la famille s’arrange, ne serait-ce pas l’avantage de la famille ? Je le louerai si on veut ; je ferai un bail ; je paierai un an d’avance pour faire plaisir à la famille, et, pour pot-de-vin, je vous ferai un petit quatrain (1) pour votre tableau ; mais à qui faut-il s’adresser, et comment faire ? ma proposition n’est-elle pas indiscrète ? Je ne vous dis toutes ces rêveries que parce qu’on m’a déjà pressenti sur un accommodement concernant ce château. N’y viendrez-vous pas, madame, avec votre charmante amie ? Vous sentez bien que la maison serait à vous, et que je n’y serais que votre intendant. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous en pensez ; si on veut vendre à vie, si on veut louer, si on peut s’arranger. J’ai la meilleure partie de mon bien à la porte de Colmar. J’ai envie de me faire Alsacien pour vous ; la fin de ma vie en sera plus douce. Je n’ai vu qu’en passant l’abbé de Munster (2) ; il est occupé à Colmar ; il m’a paru fort aimable. Il a tué du monde, il a fait l’amour, il est poli, il a de l’esprit, il est riche, il ne lui manque rien. Les processions de Rouen n’ont pas le sens commun ; ce n’est plus le temps des processions de la Ligue ; de petites cabales ont succédé aux grandes guerres civiles ; il faut payer son vingtième, se chausser et se taire, le reste viendra. Mille tendres respects, etc.
P.S. – Je reçois dans ce moment votre lettre du 17. Votre magistrat n’avait donc pas du vin du Rhin ?
Est-ce que madame de Maintenon (3) donne une Sunamite à son David ?
1 – Voyez aux POÉSIES. (G.A.)
2 – Petite ville près de Lutterbach. (G.A.)
3 – La Pompadour. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha. (1)
Madame, on imprime actuellement ces Annales de l’Empire que votre altesse sérénissime m’a commandé d’écrire. Elles ont été faites dans un temps où le plaisir d’obéir à vos ordres pouvait seul me donner la force de travailler. J’espère avoir l’honneur d’envoyer l’ouvrage aux pieds de votre altesse sérénissime pour vos étrennes. Il est écrit avec la liberté, et, je crois, avec la vérité que l’histoire demande et que vous aimez. Voici, madame, une esquisse de l’épître dédicatoire que je compte mettre à la tête de ces Annales, en cas que votre altesse sérénissime l’approuve. Je demanderai encore ses ordres pour savoir si elle veut qu’on mette les lettres initiales de son nom, ou si elle permet qu’on écrive cet auguste nom tout entier.
Si elle le désire, j’enverrai les dix ou douze premières feuilles imprimées, afin qu’elle juge par là de l’ouvrage. Elle trouvera peu d’empereurs qui traitent les femmes aussi indignement qu’on les a traitées à Francfort, il y a quelques mois. Je suis plus que jamais aux pieds de la descendante d’Hercule ; et je la préfère assurément à Denis de Syracuse. Comment ne préférerais-je pas la vertu la plus aimable à l’amour-propre artificieux et cruel ? Je sais qu’il faut adoucir un homme puissant et dangereux. On en viendrait à bout, si tout le tort était de mon côté ; mais il sent qu’il a mal agi, et, pour se justifier, il comble la mesure. Il feint de m’imputer cette lettre de 1752, qui contient sa vie privée, et qui était publique à Paris quand j’étais à Berlin. Il sait bien dans le fond de son cœur que cette lettre, où je suis moi-même maltraité, ne peut être de moi ; mais il me l’impute pour se faire un prétexte de me persécuter dans des circonstances aussi cruelles. Il n’y a d’autre ressource que de s’envelopper dans son innocence et dans sa philosophie. Vos bontés, madame, et un peu de travail me soutiennent dans les horreurs de la persécution et de la maladie. J’écrirai à M. de Gotter pour le remercier. Je connais des lettres qui sont bien supérieures aux siennes et aux miennes ; et je prie celle qui m’honore de ces lettres si naturelles et si consolantes, de me conserver des bontés qui me rendent très heureux dans mon malheur.
Son altesse sérénissime permettra que madame la grande maîtresse trouve ici les assurances de mon respect.
Je suis à vos pieds, madame, et à ceux de toute la postérité d’Ernest.
P.S.- Je ne sais si j’ai appris à votre altesse sérénissime que j’ai été prévenu dans cette histoire d’Allemagne. Un jeune homme de Dresde (2) en fait une qu’on imprime ; elle est prête à paraître en trois volumes ; la mienne ne sera qu’en deux ; c’est un avantage : mais le plus grand est de paraître sous vos auspices.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Pfeffel. (G.A.)
à M. le comte de Gotter (1)
1753.
Madame la duchesse de G. (2) m’a instruit de ses bontés et des vôtres : je ne puis que marquer ma surprise et ma reconnaissance. Que puis-je vous dire ? Il y avait autrefois une vieille p…(3) amoureuse comme une folle d’Alcibiade (4), le plus éloquent des Grecs, comme le plus grand capitaine. Un sophiste (5), plus dur qu’un Scythe, homme à idées creuses, brouilla cette pauvre diablesse avec ce beau Grec, qui la renvoya à coups de pied au cul en Arcadie. Elle passa chez une descendante d’Hercule (6), qui tâcha de la consoler, et qui la recommanda à un Grec (7), homme de beaucoup d’esprit. Cet homme fit tout ce qu’il put pour toucher Alcibiade ; mais il ne savait pas que la catin en faveur de laquelle il s’intéressait était un peu ridée. Alcibiade répondit au Grec : Je sais bien que cette pauvre femme m’aime de tout son cœur, mais elle n’est plus jolie ; il ne s’agit pas de m’aimer, il s’agit de me plaire. ‒Mais pourquoi lui donner des coups de pied dans le derrière ? lui dit le Grec. ‒ Oh parbleu ! dit Alcibiade, la voilà bien malade : je lui ai fait cent fois plus de plaisir en ma vie que de mal.
Sur ce, j’ai l’honneur, etc.
1 – C’est à tort qu’on a toujours daté ce billet de Potsdam. (G.A.)
2 – La duchesse de Saxe-Gotha.
3 – Voltaire lui-même.
4 – Frédéric.
5 – Maupertuis.
6 – La duchesse
7 – Gotter. (G.A.)
à M. Bordes.
Auprès de Colmar, le 26 Octobre 1753.
J’ai trop différé, monsieur, à vous remercier des témoignages de sensibilité que vous avez bien voulu me donner dans vos vers ; ils partent du cœur, et sont pleins de génie. Je ne peux vous répondre que dans une prose fort simple ; c’est tout ce que me permet la maladie dont je suis accablé et qui augmente tous les jours ; elle m’a arrêté en Alsace, où j’ai un petit bien, et probablement l’état où je suis ne me permettra pas d’en partir sitôt. J’aurais bien voulu passer par Lyon ; vous augmentez, monsieur, le désir que j’avais de faire ce voyage. Si vous voyez M. l’abbé Pernetti, qui est, je crois, votre confrère et le mien, vous me ferez un sensible plaisir de vouloir bien lui faire mes compliments. Pardonnez, je vous prie, à un pauvre malade qui ne peut vous écrire de sa main. J’ai l’honneur d’être, etc.