CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 1

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Le 7 Janvier 1753.

 

 

          Venir chez vous m’est d’une impossibilité physique et métaphysique. M’entretenir avec vous me ferait un plaisir extrême, qui ne vous serait pas infructueux. J’ai plus de choses à vous dire que vous ne pensez. Je crois qu’il serait beaucoup plus à propos de mettre dans votre feuille périodique les fragments de la main de Louis XIV, que l’Histoire des couplets de Rousseau (1), dont Berlin de se soucie guère. Vous trouverez ces fragments de Louis XIV dans le chapitre des Anecdotes. Si après cela vous voulez mettre dans vos feuilles l’histoire des couplets, vous êtes assurément bien le maître ; mais vous devriez venir dîner quelque jour avec un homme vrai, franc, et intrépide, quelquefois trop plaisant, toujours malade. V.

 

 

1 – Voyez au Catalogue du Siècle, l’article ROUSSEAU J. Baptiste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Berlin, le 13 Janvier 1753.

 

 

          J’ai renvoyé au Salomon du Nord, pour ses étrennes, les grelots et la marotte (1) qu’il m’avait donnés, et que vous m’avez tant reprochés. Je lui ai écrit une lettre très respectueuse, car je lui ai demandé mon congé. Savez-vous ce qu’il a fait ? il m’a envoyé son grand factotum de Federsdorf, qui m’a rapporté mes brinborions. Il m’a écrit qu’il aimait mieux vivre avec moi qu’avec Maupertuis. Ce qui est bien certain, c’est que je ne veux vivre ni avec l’un ni avec l’autre.

 

          Je sais qu’il est difficile de sortir d’ici ; mais il y a encore des hippogriffes pour s’échapper de chez madame Alcine.

 

          Je veux partir absolument ; c’est tout ce que je peux vous dire, ma chère enfant. Il y a trois ans bientôt que je le dis, et que je devrais l’avoir fait. J’ai déclaré à Federsdorf que ma santé ne me permettait pas plus longtemps un climat si dangereux.

 

          Adieu ; faites du paquet ci-joint l’usage que votre amitié et votre prudence vous dicteront.

 

          Le pauvre Dubordier doit être à présent chez moi, à Paris. Sa destinée est bien cruelle. Il y a des gens devant qui on n’ose pas se dire malheureux. Cet homme est demandé à Berlin ; il y arrive en poste. Il embarque sur un vaisseau sa femme, son fils unique, et sa fortune. Le vaisseau périt à la rade de Hambourg. Dubordier se trouve à Berlin sans ressource. On se sert de ses dessins ; on ne l’emploie point, et on le renvoie sans même lui donner l’aumône. Logez-le, nourrissez-le ; Qu’il raccommode mon cabinet de physique. Vous verrez dans le paquet qu’il vous apporte des choses qui font frémir. Faites comme moi, armez-vous de constance.

 

 

1 – Voyez la Correspondance avec Frédéric à cette époque. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Falkener.

Berlin, 16 Janvier 1753 (1).

 

 

          Dear sir, I have reaped benefit enough since I have pleased you, and not displeased your nation. I return you my most tender thanks. I hope to come over myself, in order to print mpy true works, and to be buried in the land of freedom. I require no subscription ; I desire no benefit. If my works are neatly printed, and cheaply sold, I am satisfied.

 

You must know, my dear sir, that a dispute upon a point of mathematics has raised a scandalous noise between M. Maupertuis, president of the Prussian Academy, and professor Kœnig. All the philosophers of Europe were for Kœnig, and all the world cried out against the ill usage he met with from Mauperuis. But the king of Prussia took the part of the president, and wrote against Kœnig’s abettors a pamphlet, wherein his Majesty calls them rogues, scurrilous and infamous writers, halfwitted and madmen. In the mean time, Maupertuis published a singular book of philosophy.

 

          The author proposes to build a latin town : to lengthen out human life to four hundred years, by laying men asleep : to go to the antarctick pole, and there to dissect the brain of giants, in order to know the nature of thesoul, etc., etc. The book in full of such non-sense ; but the author had the good sense to calumniate me to the king. His Majesty, one day, according to his good will and pleasure, ordered at his breakfast that his hangman should burn a little banter I had wrote upon the noble discoveries of Maupertuis.

 

          The rest of the story is contained in the little paper I send you, which I entreat you to have inserted in your news-papers. If I live and if I am free, I will cross the sea to thank you, my dear friend.

 

          Your for ever,

 

VOLTAIRE.

 

P.S. Pray, keep my letter secret.

 

 

 

TRADUCTION.

 

 

Cher monsieur, c’est assez de profit pour moi de vous avoir plu et de n’avoir pas déplu à votre nation. Je vous envoie mes plus tendres remerciements. J’espère faire moi-même la traversée pour imprimer mes véritables ouvrages, et être enseveli dans la terre de liberté. Je ne demande pas de souscription, je ne désire aucun bénéfice ; si mes ouvrages sont bien imprimés, et vendus à bon marché, je suis satisfait.

 

Vous saurez, mon cher monsieur, qu’une discussion sur un point de mathématiques a excité une querelle scandaleuse entre M. Maupertuis, président de l’Académie de Berlin, et le professeur Kœnig. Tous les savants de l’Europe étaient pour Kœnig, et dans le monde il n’y avait qu’un cri contre les mauvais procédés de Maupertuis. Mais le roi de Prusse prit parti pour le président, et écrivit contre les partisans de Kœnig un pamphlet, où sa majesté les traite de coquins, de vils et infâmes écrivains, d’imbéciles et de faussaires. En même temps Maupertuis publiait un singulier livre de philosophie.

 

  L’auteur propose de fonder une ville latine de prolonger la vie humaine jusqu’à quatre cents ans, en endormant les hommes, d’aller au pôle antarctique, et là, de disséquer les cervelles des géants afin de connaître la nature de l’âme, etc., etc. Le livre est plein de non-sens ; mais l’auteur a eu le bon-sens de me calomnier auprès du roi. Un jour, sa majesté, suivant sa volonté et son bon plaisir, ordonna, à son déjeuner, que son bourreau brûlât une petite facétie que j’avais écrite sur les magnifiques découvertes de Maupertuis.

 

  Le reste de l’histoire est raconté dans le petit papier (*) que je vous envoie, et que je vous prie de faire insérer dans vos journaux. Si je vis et si je suis libre, je traverserai la mer pour vous remercier, mon cher ami. A vous pour toujours.

 

P.S. – Je vous prie de garder le secret sur ma lettre.

 

(*) Voyez la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Formey.

Le 17 Janvier 1753.

 

 

          Est-ce vous qui avez fait l’extrait des Lettres de madame de Maintenon ?

 

          Vous dites qu’il faudrait savoir par quelles mains ce dépôt a passé. M. le maréchal de Noailles, son neveu, avait ce dépôt ; son secrétaire le prêta à un écuyer du roi, et celui-ci au petit Racine (1). La Beaumelle le vola sur la cheminée de Racine, et s’enfuit à Copenhague ; c’est un fait public à Paris. La Beaumelle, de retour à Paris, devait être mis à la Bastille. Il a obtenu la protection de madame la duchesse de Lauraguais (2), dame d’atour de madame la dauphine. Cette princesse a sauvé le cachot à La Beaumelle, ne sachant pas que ce galant homme, dans l’édition de ses belles pensées, faite à Francfort, a dit du roi de Pologne et de sa cour : « J’ai vu à Dresde un roi imbécile, un ministre fripon, un héritier qui a des enfants, et qui ne saurait en faire, etc. »

 

          Apparemment qu’il aura aussi la protection de la Prusse, car il dit que l’armée est composée de mercenaires qu’on mène à coups de bâton, qui seront battus à la première occasion, et qui étrangleraient le roi si on les faisait caserner. Il n’a tiré que peu d’exemplaires dans ce goût, et j’en ai un. Il a substitué d’autres feuilles dans d’autres exemplaires. Cet homme-là ira loin. Ne manquez pas de le louer dans votre journal, car voilà des gens qu’il faut ménager. N’est-il pas de l’Académie ? Maupertuis est fort lié avec lui ; il l’alla voir à Berlin, et l’engagea à écrire au roi ; il corrigea même sa lettre.

 

          Pourquoi dites-vous que madame de Maintenon eut beaucoup de part à la révocation de l’Edit de Nantes ? Elle toléra cette persécution, comme elle toléra celle du cardinal de Noailles, celle de Racine ; mais certainement elle n’y eut aucune part ; c’est un fait certain. Elle n’osait jamais contredire Louis XIV. Madame de Pompadour n’oserait parler contre l’ancien évêque de Mirepoix, qu’elle déteste autant que je le méprise.

 

          Pourquoi dites-vous que Louis XIV était mille fois plus occupé de misères domestiques que du soin de son royaume ? On ne peut avancer rien de plus faux et de plus révoltant, et il n’est pas permis de parler ainsi. Sachez que Louis XIV n’a jamais manqué d’assister au conseil, et qu’il a toujours travaillé au moins quatre heures par jour. Songez-vous bien que vous jugez dans Bernstrass (3) un homme tel que Louis XIV ? vous !

 

          Pourquoi dites-vous que madame de Montespan était la femme la plus bizarre et la plus folle qui fut jamais ? Qui vous l’a dit ? avez-vous vécu avec elle ? Tout Paris sait que c’était une femme très aimable ; elle fut indignée du goût du roi pour madame de Maintenon, qu’elle regardait comme une domestique ingrate. En quoi a-t-elle été la femme la plus bizarre et la plus folle qui fut jamais ? Je vous parle net, comme vous voyez, parce que je veux être votre ami.

 

 

1 – Louis Racine. (G.A.)

 

2 – Ancienne maîtresse de Louis XV. (G.A.)

 

3 – Rue de Berlin, où habitait Formey. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Formey.

17 Janvier 1753.

 

 

          Justifiées par les passages des Lettres de madame de Maintenon. Non, mordieu ! c’est tout le contraire. Lisez la lettre où elle rapporte que Louis XIV lui a dit en riant : « Il est plus difficile d’accorder deux femmes que les puissances de l’Europe, etc. »

 

          Qui vous prie de tomber sur le corps de La Beaumelle ? Voilà un plaisant corps : et qu’importe à la France ce qu’on dit dans un journal germanique ?

 

Voulez-vous une autre anecdote ? On a vendu à Paris six mille Akakia en un jour, et le plus orgueilleux de tous les hommes (1) est le plus bafoué. Il n’a que ce que son insolence et ses manœuvres méritent ; et il n’y a personne, sans exception, auprès de qui il ne soit démasqué. Il aurait dû ne pas me pousser à bout. Je ne suis pas esclave ; soyez homme.

 

 

1 – Maupertuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Le 17 Janvier 1753.

 

 

          Billets sont conversation. Où diable prenez-vous cette jérémiade ? Je vous dis que vous avez parlé de Louis XIV d’une manière peu convenable, et que vous avez tort ; comme j’ai dit au roi qu’il avait eu tort de faire une brochure, et moi tort d’en avoir fait une autre ; et je vous dis cela entre nous ; et je vous dis que je me …, révérence parler, de tout cela, et de la lettre sur Bolingbroke (1), et de toutes les sottises de ce monde, et qu’il faut que vous en fassiez de même. Qui songe à vous faire de la peine ? Ce n’est pas moi. Vous avez écrit contre les déistes, qui ne vous ont jamais fait de mal ; et le roi et moi, qui sommes déistes, nous avons pris le parti de notre religion. Je vous dis encore une fois qu’il n’y a qu’à rire de tout cela. Vous ne voyez les choses que par le trou d’une bouteille. Ne vous affligez pas et ne pleurez point, parce que madame de Montespan était aimable. Encore une fois, soyez tranquille.

 

 

1 – La Défense de Bolingbroke. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens.

 

 

 

          Mon cher Isaac, il est vrai que j’ai enfoncé des épingles dans le cul, mais je ne mettrai point ma tête dans la gueule.

 

          Je vous prie de lire attentivement l’article ci-joint du Dictionnaire (1) de Scriberius audens, et de me le rendre, et de m’en dire votre avis. Je suis fâché que vous ne vous appliquiez plus à ces bagatelles rabbiniques, théologiques, et diaboliques ; j’aurais de quoi vous amuser ; mais vous aimez mieux à présent la basse de viole. Tout est égal dans ce monde, pourvu qu’on se porte bien et qu’on s’amuse.

 

          Si bene vales, ego quidem non valeo… te amo, tua tueor (2). Avez-vous reçu votre contrat ? Songez, je vous en prie, au livre de l’abbé de Prasdes, et à la religion naturelle ; c’est la bonne ; il faut l’avoir dans le cœur.

 

 

1 – Sans doute l’article ABRAHAM, du futur Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

2 – Voyez une lettre à d’Argens en Juillet 1752. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

Ce 28.

 

 

          J’ai reçu la lettre du 12 Janvier de mon cher marquis. J’avais prévenu, il y a longtemps, ce qu’il a la bonté de me mander, ayant renvoyé au roi de Prusse, par deux fois, mon cordon, ma clef de chambellan, et lui ayant remis tout ce qu’il me doit de mes pensions. Il m’a toujours tout renvoyé ; il m’a invité à aller avec lui, le 30 du mois, à Potsdam. Je ne sais si ma santé me permettra de le suivre ; il pourrait dire avec moi :

 

 

Nec possum tecum vivere, nec sine te ;

 

Et je ne peux pas vivre avec toi, ni sans toi

 

MART., liv. XII, épigr., XLVII.

 

 

et je ne dois dire que la première partie de ce vers. J’embrasse mon cher marquis ; je le remercie, et je suis un peu piqué de ce qu’il n’a pas deviné la seule conduite que je pusse tenir. Tout ce qu’il me conseille était fait il y a près d’un mois ; mais pouvoir revenir est une autre affaire.

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1753 - 1

 

 

 

 

 

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