CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1752 - Partie 77

Publié le par loveVoltaire

ROI DE PRUSSE 1752 - Partie 77

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

302 – DE VOLTAIRE.

 

 

Ce Mercredi matin 1752.

 

 

Ah ! mon Dieu, sire, que je vous demande pardon ! J’avais écrit à votre majesté cette nuit sur une affaire particulière qui n’en vaut pas la peine, et je ne savais pas que pendant ce temps-là vous perdiez M. de Rothembourg. Quel songe que la vie ! et quel songe funeste ! Votre majesté perd un homme dont elle était véritablement aimée. J’ose dire que je perds près de votre majesté le seul homme qui connût mon cœur et mes sentiments pour vous. Dieu veuille que vous retrouviez des gens aussi sincèrement attachés !

 

Je ne sais pas ce que deviendra ma malheureuse vie, mais elle sera toujours à vous, et vous serez convaincu que je n’étais pas indigne de vos bontés.

 

 

 

 

 

303 – DE VOLTAIRE.

 

 

1752.

 

 

Sire, votre majesté peut savoir que, de tous les Français qui sont à votre cour, j’étais le plus tendrement attaché à M. de Rothembourg. Il m’avait promis, en dernier lieu, qu’il me ferait l’honneur d’être mon exécuteur testamentaire, et je ne m’attendais pas qu’il dût périr avant moi. Je vous fis demander, il y a quelques jours, de me mettre à vos pieds, et de mêler un moment ma douleur à la vôtre, et je sortis de mon lit, où je suis presque retenu, pour venir m’informer dans votre antichambre de l’état de votre santé, craignant que votre sensibilité ne vous rendît malade.

 

Au reste, je demande pardon à votre majesté de lui avoir écrit sur une autre affaire dans le temps où j’ignorais la mort de M. de Rothembourg. Je suis bien éloigné de m’être occupé de cette bagatelle. Je ne le suis que de la perte que vous avez faite ; et je peux encore ajouter que votre majesté doit s’apercevoir par mon genre de vie, et qu’elle sera toujours convaincue par toutes mes démarches que je ne suis ici uniquement que pour elle.

 

Il n’y a assurément que l’excès de ses bontés qui puisse me faire supporter de si longues maladies, privé de toute consolation.

 

 

 

 

 

 

 

304 – DE VOLTAIRE.

 

 

30 Janvier 1752.

 

 

 

Sire, quant à Pascal, je vous supplie de lire la page 274 du second tome (1) que j’ai eu l’honneur d’envoyer à votre majesté, et vous jugerez si sa cause est bonne.

 

Quant à madame de Bentink, elle n’a point de cuisine, et j’en ai une ici et une à Paris.

 

Quant aux procès et aux tracasseries, je n’en ai qu’avec la maladie cruelle qui me mène au tombeau.

 

Je vis dans la plus grande solitude et dans les plus grandes souffrances, et je conjure votre majesté de ne pas briser le frêle roseau que vous avez fait venir de si loin.

 

M. de Bielfeld (2) a fait restituer, il y a longtemps, les exemplaires que votre imprimeur avait donnés à un professeur de Francfort-sur-l’Oder. J’étais affligé avec raison qu’un autre en eût avant votre majesté. Voilà tout le procès et toute la tracasserie.

 

Est-il possible que la calomnie ait pu aller jusqu’à m’accuser d’un mauvais procédé dans cette affaire ! C’est ce que je ne puis comprendre : l’ouvrage est à moi, comme l’Histoire de Brandebourg est à votre majesté ; permettez-moi l’insolence de la comparaison. Quel démêlé, quelle discussion puis-je avoir pour une chose qui m’appartient, et qui est entre mes mains ? Que deviendrai-je, sire, si une calomnie si peu vraisemblable est écoutée ? La franchise, qui est le caractère de la capitale de France et le mien, mérite que vous daigniez m’instruire de ma faute, si j’en ai fait une ; et si je n’en ai pas commis, je demande justice à votre cœur.

 

Vous savez qu’un mot de votre bouche est un coup mortel. Tout le monde dit, chez la reine-mère, que je suis dans votre disgrâce. Un tel état décourage et flétrit l’âme, et la crainte de déplaire ôte tous les moyens de plaire. Daignez me rassurer contre la défiance de moi-même, et ayez du moins pitié d’un homme que vous avez promis de rendre heureux.

 

Vous avez dans le cœur les sentiments d’humanité que vous mettez dans vos beaux ouvrages. Je réclame cette bonté, afin que je puisse paraître devant votre majesté avec conscience, dès que mes maux le permettront. Soyez sûr que, soit que je meure ou que je vive, vous serez convaincu que je n’étais pas indigne de vous, et qu’en me donnant à votre majesté, je n’avais cherché que votre personne.

 

 

1 – Voyez le chapitre XXXVII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – Conseiller privé du roi. (G.A.)

 

 

 

 

 

305 – DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

Sire, je mets aux pieds de votre majesté un ouvrage que j’ai composé en partie dans votre maison, et je lui en présente les prémices longtemps avant qu’il soit publié. Votre majesté est bien persuadée que dès que ma malheureuse santé me le permettra, je viendrai à Potsdam sous son bon plaisir.

 

Je suis bien loin d’être dans le cas d’un de vos bons mots, qu’on vous demande la permission d’être malade. J’aspire à la seule permission de vous voir et de vous entendre. Vous savez que c’est ma seule consolation, et le seul motif qui m’a fait renoncer à ma patrie, à mon roi, à mes charges, à ma famille, à des amis de quarante années ; je ne me suis laissé de ressource que dans vos promesses sacrées, qui me soutiennent contre la crainte de vous déplaire.

 

Comme on a mandé à Paris que j’étais dans votre disgrâce, j’ose vous supplier très instamment de daigner me dire si je vous ai déplu en quelque chose. Je peux faire des fautes ou par ignorance, ou par trop d’empressement, mais mon cœur n’en fera jamais. Je vis dans la plus profonde retraite, donnant à l’étude le temps que des maladies cruelles peuvent me laisser. Je n’écris qu’à ma nièce. Ma famille et mes amis ne se rassurent contre les prédictions qu’ils m’ont faites que par les assurances respectables que vous leur avez données (1). Je ne lui parle que de vos bontés, de mon admiration pour votre génie, du bonheur de vivre auprès de vous. Si je lui envoie quelques vers où mes sentiments pour vous sont exprimés, je lui recommande même de n’en jamais tirer de copie, et elle est d’une fidélité exacte.

 

Il est bien cruel que tout ce qu’on a mandé à Paris la détourne de venir s’établir ici avec moi, et d’y recueillir mes derniers soupirs. Encore une fois, sire, daignez m’avertir s’il y a quelque chose à reprendre dans ma conduite. Je mettrai cette bonté au rang de vos plus grandes faveurs. Je la mérite, m’étant donné à vous sans réserve. Le bonheur de me sentir moins indigne de vous me fera soutenir patiemment les maux dont je suis accablé.

 

 

1 – Voyez la lettre du 23 Août 1750. (G.A.)

 

 

 

 

 

306 – DE VOLTAIRE.

 

 

 

Dimanche, 20 Février 1752.

 

 

Sire, j’espérais venir mettre hier à vos pieds ce petit tribut, heureux s’il pouvait être dans la bibliothèque de votre majesté au-dessous de l’Histoire de Brandebourg, comme le serviteur au-dessous du maître. Mon triste état ne m’a pas permis de remplir mes désirs. Je me flatte encore que mercredi ou jeudi je pourrai jouir de ce bonheur, et reprendre un reste de vie par vos bontés. Celui qui a dit si heureusement et d’une manière si touchante qu’il était roi sévère et citoyen humain (1), celui qui a daigné rassurer ma famille contre ses craintes, se souviendra que depuis seize ans je lui suis attaché. Comment, sire, après ce temps, ne me serais-je pas donné entièrement à vous, quand je joins à l’étonnement où vos talents me jettent le bonheur de trouver mes sentiments, mes goûts, justifiés par les vôtres, la même horreur des préjugés, la même ardeur pour l’étude, la même impatience de finir ce qui est commencé, avec la patience de le polir et de le retoucher ? Vous m’encouragez au bout de ma carrière ; et à présent que vous êtes perfectionné dans la connaissance et dans l’usage de toutes les finesses de notre langue, en vers et en prose, à présent que je ne vous suis plus d’aucun secours pour les bagatelles grammaticales, vous me souffrirez par bonté, par générosité, par cette constance attachée à vos vertus. Vous n’ignorez pas que mon cœur est fait pour être sensible avec persévérance, que j’ai vécu vingt ans avec la même personne, que mes amis sont des amis de plus de quarante années, que je n’en ai perdu que par la mort, et que ma passion pour vous vous a fait le maître de ma destinée.

 

 

1 – Dans l’Epître à mon esprit. (G.A.)

 

 

 

 

 

307 – DU ROI.

 

 

1752.

 

 

J’ai cru d’un jour à l’autre vous voir arriver ici ; ce qui m’a empêché de vous remercier plus tôt de l’Histoire de Louis XIV que j’ai à présent quadruple. Pour bien suivre l’art dont vous avez fait cet extrait, je lis la première partie avec le commencement de Quincy (1), ce dictionnaire de batailles et de sièges ; et j’attends votre retour pour vous en dire mon sentiment. Mon impatience m’a fait lire le second volume en même temps ; et, à vous dire le vrai, je le trouve supérieur au premier, tant par la nature des choses que par le style, et cette noble hardiesse avec laquelle vous dites des vérités jusqu’aux rois. C’est un très beau morceau, et qui doit vous combler d’honneur. La mort de madame Henriette fera qu’on jouera votre Rome sauvée plus tard que vous ne l’aviez cru. Je suis malade depuis huit jours d’un rhume de poitrine et d’une ébullition de sang ; mais le mal est presque passé. Je ne fais que lire, je n’écris plus ; quand on a la mémoire aussi mauvaise qu’est la mienne, il faut de temps en temps relire ce qu’on a lu, pour s’en rappeler l’idée et pour bien savoir ce qui en vaut la peine. Ensuite de cela je recommencerai à corriger mes misères. Votre feu est pareil à celui des vestales ; il ne s’éteint jamais ; le peu qui m’en est tombé en partage veut être attisé souvent, et encore est-il souvent près d’étouffer sous les cendres. Adieu ; ne pensez pas qu’il y ait plus de chênes que de roseaux dans le monde : vous verrez périr bien des personnes à vos côtés, et vous en surpasserez encore plus par votre nom, qui ne périra jamais.

 

 

1 – Auteur d’une Histoire militaire du règne de Louis le Grand, 1728. (G.A.)

 

 

 

 

 

308 – DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

Sire, vos réflexions valent bien mieux que mon ouvrage (1). J’ai eu bien raison de dire quelque part que vous étiez le meilleur logicien que j’aie jamais entendu. Vous m’épouvantez ; j’ai bien peur, pour le genre humain et pour moi, que vous n’ayez tristement raison. Il serait affreux pourtant qu’on ne pût pas se tirer de là. Tâchez, sire, de n’avoir pas tant raison. Car encore faut-il bien, quand vous faites de Potsdam un paradis terrestre, que ce monde-ci ne soit pas absolument un enfer. Un peu d’illusion, je vous en conjure. Daignez m’aider à me tromper honnêtement. Au bout du compte, les sottises sont traitées ici comme elles le méritent ; mais j’ai enfoncé le poignard avec respect. Le véritable but de cet ouvrage est la tolérance, et votre exemple à suivre. La Religion naturelle est le prétexte ; et quand cette Religion naturelle se bornera à être bon père, bon ami, bon voisin, il n’y aura pas grand mal. Je me doute bien que l’article des remords est un peu problématique ; mais encore vaut-il mieux dire avec Cicéron, Platon, Marc-Aurèle, etc., que la nature nous donne des remords, que de dire, avec La Métrie, qu’il n’en faut point avoir.

 

Je conçois très bien qu’Alexandre, nommé général des Grecs, n’ait point eu plus de scrupule d’avoir tué des Persans à Arbelles, que votre majesté n’en a eu d’avoir envoyé quelques impertinents Autrichiens dans l’autre monde. Alexandre faisait son devoir en tuant des Persans à la guerre ; mais certainement il ne le faisait pas en assassinant son ami après souper.

 

Au reste, il s’en faut beaucoup que l’ouvrage soit achevé. Je profite déjà des remarques dont vous daignez m’honorer. Je supplierai votre majesté de vouloir bien me le renvoyer avant qu’elle parte pour la Silésie. Il est difficile de définir la vertu, mais vous la faites bien sentir. Vous en avez ; donc elle existe : or ce n’est pas la religion qui vous la donne ; donc vous la tenez de la nature, comme vous tenez d’elle votre rare esprit, qui suffit à tout, et devant lequel mon âme se prosterne.

 

Je remercie votre majesté autant que je l’admire.

 

 

1 – Le poème de la Religion naturelle. (G.A.)

 

 

 

ROI DE PRUSSE 1752 - Partie 77

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article