CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la comtesse d’Argental.
Potsdam, le 14 Mars 1752.
Bénie soit votre Rome, madame, qui m’a valu de vous cette lettre charmante : Je l’aime bien mieux que toutes celles à Atticus. Monfault (1), Bouhier, et d’Olivet, qui savaient plus de latin que vous, n’écrivent pas comme vous en français. Il y a plaisir à faire des Rome quand on a de pareilles Parisiennes pour protectrices. Je compte bien venir faire, cet été, un voyage auprès de mes anges, dès que le monument de Louis XIV sera sur son piédestal. Il y a des gens qui ont voulu renverser cette statue, et je ne veux pas me trouver là, de peur qu’elle ne tombe sur toi et qu’elle ne m’écrase. Il faut servir les Français de loin et malgré eux ; c’est le peuple d’Athènes. Un ostracisme volontaire est presque la seule ressource qui reste à ceux qui ont essayé, dans leur genre, de bien mériter de la patrie ; mais je défie Cimon et Miltiade d’avoir plus regretté leurs amis que moi les miens.
Je parle tous les jours de vous, madame, avec le comte Algarotti. Il fait les délices de notre retraite de Potsdam. Nous avons souvent l’honneur de souper ensemble avec un grand homme qui oublie avec nous sa grandeur, et même sa gloire. Les soupers des sept sages ne valaient pas ceux que nous faisons ; il n’y a que les vôtres qui soient au-dessus.
Algarotti a fait des choses charmantes. Je ne sais rien de plus amusant et de plus instructif qu’un livre qu’il fera, je crois, imprimer à Venise sur la fin de cette année. Vous qui entendez l’italien, madame, vous aurez un plaisir nouveau. On ne fait pas de ces choses-là en Italie, à présent ; le génie y est tombé plus qu’en France. Si vous avez à Paris des Catilina et des Histoires des mœurs du dix-huitième siècle, les Italiens n’ont que des sonnets. C’est une chose assez singulière que l’abbé Metastasio soit à Vienne, M. Algarotti à Potsdam.
Permettez que César ne parle point de lui.
Rome sauvée, act. V, sc. III.
Mais enfin cela est plaisant. Notre vie est ici bien douce ; elle le serait encore davantage si Maupertuis avait voulu. L’envie de plaire n’entre pas dans ses mesures géométriques, et les agréments de la société ne sont pas des problèmes qu’il aime à résoudre. Heureusement le roi n’est pas géomètre, et M. Algarotti ne l’est qu’autant qu’il faut pour joindre la solidité aux grâces. Nous travaillons chacun de notre côté, nous nous rassemblons le soir. Le roi daigne d’ailleurs avoir pour ma mauvaise santé une indulgence à laquelle je crois devoir la vie. J’ai toutes les commodités dont je peux jouir dans le palais d’un grand roi, sans aucun des désagréments ni même des devoirs d’une cour. Figurez-vous la vie de château, la vie de campagne la plus libre. J’ai tout mon temps à moi, et je peux faire tant de Siècles qu’il me plaît.
C’est dans cette retraite charmante, madame, que je vous regrette tous les jours. C’est de là que je volerai pour venir vous dire que je préfère votre société aux rois, et même aux rois philosophes. Je ne dis rien aux autres anges. J’ai écrit à M. d’Argental et à M. le comte de Choiseul ; j’ai dit des injures à M. le coadjuteur de Chauvelin. Je vous supplie de permettre que M. de Pont de Veyle trouve ici les assurances de mon inviolable attachement. Conservez votre santé, conservez-moi vos bontés, comptez à jamais sur ma passion respectueuse.
1 – Voyez au Catalogue des écrivains du Siècle. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
Potsdam, ce 14 Mars 1752.
Me trouvant un peu indisposé, monsieur, au départ de la poste, je suis privé de la satisfaction de vous écrire de ma main ; mais, quoique le caractère soit étranger, vous reconnaîtrez aisément les sentiments de mon cœur et ma tendre reconnaissance pour toutes vos bontés. Je ne sais pas trop si le cardinal de Fleury, les malheurs de la Bohême, ceux du prince Edouard, Fontenoy, Berg-op-Zoom, Gênes, et l’amiral Anson (1) me laisseront le temps de travailler à ce que vous savez (2). Cette complication et ce fracas de tant d’intérêts divers, de tant de desseins avortés, de tant de calamités et de succès ; ce gros nuage et cette tempête qui ont grondé huit ans sur l’Europe ; tout cela est au moins aussi difficile à éclaircir et à rendre intéressant qu’une scène de tragédie. Je m’occupe uniquement de la gloire de Louis XV, après avoir mis Louis XIV dans son cadre. Il me paraît que je mériterais assez une charge de trompette des rois de France. J’ai sonné à m’époumonner pour Henri IV, Louis XIV, et Louis XV, et je n’en ai qu’une fluxion de poitrine sur les bords de la Sprée. Il est assez plaisant que je fasse mon métier d’historiographe avec tant de constance, quand je n’ai plus l’honneur de l’être. Je me suis déjà comparé aux prêtres jansénistes qui ne disent volontiers la messe que quand ils sont interdits.
J’ai été tout étonné du reproche que vous me faites d’avoir oublié des pilules pour madame la maréchale de Villars ; vous ne m’avez jamais parlé de pilules, que je sache. Je n’oublierai pas plus madame la maréchale quand il s’agit de sa santé, que je n’ai oublié son mari lorsqu’il s’est agi de la gloire de la France, dans le Siècle de Louis XIV.
Je viens d’envoyer chez l’apothicaire du roi, qui m’a donné les cent dernières pilules faites par Sthal lui-même, et je les envoie à ma nièce par un secrétaire (3) de sa majesté qui part pour Paris. Si madame la maréchale en veut davantage, j’en ai laissé chez moi une boite que le roi de Prusse m’avait envoyée il y a trois ans. Ma nièce la trouvera aisément dans mon appartement, et on peut y prendre de quoi purger toute la rue de Grenelle ; mais je vous avertis que ces pilules ne sont pas meilleures que celles de Geoffroi (4). Elles ont d’ailleurs peu de réputation à la cour où je suis. Vous voyez, monsieur, par ce grand exemple de Sthal et par le mien, que personne n’est prophète dans son pays. Pour moi, ne pouvant être prophète, je me suis réduit à être simple historien. Je vous supplie de présenter mes respects à madame la maréchale et à M. le duc de Villars. Je n’oublierai jamais leurs bontés. Vous ne doutez pas de l’envie extrême que j’ai de vous revoir ; mais il est bien difficile de quitter un roi philosophe qui pense en tout comme moi, et qui fait le bonheur de ma vie. Les honneurs ne sont rien ; c’est tout au plus un hochet avec lequel il est honteux de jouer, surtout lorsqu’on se mêle de penser. Mais être libre auprès d’un grand roi, cultiver les lettres dans le plus grand repos, et avoir presque tous les jours le bonheur d’entendre un souverain qui se fait homme, c’est une félicité assez rare. Il ne me manque que la félicité de voir ma nièce et des amis tels que vous. Je vous embrasse tendrement, et vous aime de tout mon cœur.
1 – Il désigne ici sa Guerre de 1741. (G.A.)
2 – Amélie, ou le Duc de Foix. (G.A.)
3 – Darget. (G.A.)
4 – Célèbre apothicaire de Paris. (G.A.)
à Madame Denis.
Le 16 mars au soir.
Nous saurons, dans la vallée de Josaphat, pourquoi j’ai reçu si tard votre lettre du 25 Février, par laquelle vous m’apprenez que Rome sauvée n’est pas perdue. Les bonnes nouvelles sont toujours retardées, et les mauvaises ont des ailes. Soyez bénie d’avoir gagné cette bataille, malgré les officiers de nos troupes qui ne se sont pas, dit-on, trop bien comportés. Est-il vrai que Cicéron avait une extinction de voix, et que le sénat était fort gauche ? Toutes les lettres confirment que César a joué parfaitement, et qu’il y a eu de l’enthousiasme dans le parterre.
Savez-vous quel est mon avis ? c’est de nous retirer sur notre gain. Une pièce si romaine et si peu parisienne ne peut longtemps attirer la foule. Les scènes fortes et vigoureuses, les sentiments de grandeur et de générosité ravissent d’abord ; mais l’admiration s’épuise bien vite. On n’aime que les portraits où l’on se retrouve.
Les dames des premières loges se retrouveront-elles dans le sénat romain ? On ne joue plus le Sertorius de Pierre Corneille, et on donne souvent le très plat Comte d’Essex de son frère Thomas. Les gens instruits peuvent me savoir gré d’avoir lutté contre les difficultés d’un sujet si ingrat et si impraticable ; mais je suis toujours très persuadé que les loges se lasseront de voir des héros en us, des Lentulus, des Céthégus, des Clodius. Ils sont bien heureux de n’avoir pas été renvoyés au collège.
Je demande très instamment à notre petit conseil de ne point donner la pièce après Pâques. Si on l’imprime, je dois absolument la dédier à madame du Maine ; c’est une dette d’honneur ; je lui en ai fait mon billet. Elle exigea de moi, quand je partis pour Berlin, de lui signer une promesse (1) en bonne forme. On n’a jamais fait une dédicace comme on acquitte une lettre de change. Vous m’avouerez que je suis fait pour les choses singulières.
Adieu ; je vous embrasse, je vous remercie ; je vais répondre à tous nos amis. Darget n’est point encore parti ; mais il part.
1 – Le 26 Novembre 1749. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
Berlin, le 18 Mars 1752.
Pardon, ma chère nièce ; je griffonne des tragédies et des Siècles, et je suis paresseux d’écrire des lettres. Tout homme a son coin de paresse, et vous avez bien le vôtre ; mais mon cœur n’est point paresseux pour vous. Je vous aime comme si je vous voyais tous les jours, et je charge souvent votre sœur de vous le dire, et d’en dire autant à votre conseiller du grand-conseil. J’ai été bien malade cet hiver ; j’ai cru mourir, mais je n’ai fait que vieillir. J’espère reprendre, cet été, des forces pour venir jouir de la consolation de vous voir. J’aurai celle de sortir du château enchanté où je passe la vie la plus convenable à un philosophe et à un malade. Je suis un plaisant chambellan ; je n’ai d’autre fonction que celle de passer de ma chambre dans l’appartement d’un roi philosophe, pour aller souper avec lui ; et, quand je suis plus malingre qu’à l’ordinaire, je soupe chez moi. Mon appartement est de plain-pied à un magnifique jardin où j’ai fait quelques vers de Rome sauvée. Il n’y a pas d’exemple d’une vie plus douce et plus commode ; et je ne sais rien au-dessus que le plaisir de venir vous voir.
Vous me consolez beaucoup en me disant du bien de votre santé. Nous ne sommes de fer ni vous ni moi ; mais, avec du régime, nous existons ; et je vois mourir à droite et à gauche de gros cochons (1) à face large et rubiconde.
Mille compliments à toute votre famille. Je vous embrasse tendrement, et je meurs d’envie de vous revoir.
1 – La Mettrie, Tyrconnell. (G.A.)