CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
à M. Lekain.
Potsdam, 5 Mars 1752 (1).
Une maladie assez longue et assez dangereuse, monsieur, dont je ne suis pas encore bien remis, ne me permet pas de vous répondre de ma main. Je suis bien étonné d’apprendre par votre lettre que vous n’avez eu que depuis peu vos lettres de réception (2). J’ai connu des acteurs qui étaient excellents pour moucher les chandelles, et qui furent reçus à une part entière, dès qu’ils parurent. Pour vous, vous vous êtes borné à faire les délices du public ; il faudra bien que les grâces de la cour viennent ensuite. Mais il y a plus d’un métier dans lequel on travaille pour des ingrats. Au reste, je ne serais point surpris que Rome sauvée ne fût perdue. Cicéron était fort bon pour la tribune aux harangues ; mais je doute qu’il réussisse auprès des belles dames de vos premières loges, et le parterre n’est pas toujours composé de Romains.
Je vous prie de faire bien des compliments à votre ami. Je compte que cette lettre lui servira de réponse. Vous ne doutez pas de mon envie de lui rendre service ; mais les circonstances présentes et le grand nombre des surnuméraires rendent la chose impraticable. Il me paraît avoir un mérite fait pour percer dans Paris, si les talents réussissent. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – 24 Janvier 1752. (G.A.)
à M. de Cideville.
A Potsdam, le 10 Mars 1762.
Mon cher et ancien ami, ce n’est pas l’ivresse passagère du public, ce n’est pas un trépignement de pieds dans le parterre qui doit faire plaisir à un homme qui connaît son monde, et qui a vécu ; c’est votre approbation, c’est votre sensibilité, c’est votre amitié qui fait mon vrai succès et mon vrai bonheur. Je laisse le public faire sa petite amende honorable, en attendant qu’il me lapide à la première occasion, et je jouis dans le fond de mon cœur de la consolation d’avoir un ami tel que vous.
Savez-vous bien ce qui me remplit de la satisfaction la plus touchante et la plus pure ? ce n’est ni César ni Cicéron, c’est madame Denis ; c’est elle qui est une Romaine. Quelle intrépidité et quelle patience, quelle chaleur et quelle raison elle a mises dans toutes les affaires dont sa respectable amitié s’est chargée ! Ses bonnes qualités doivent lui faire dans Paris une réputation plus grande et plus durable que celle de Rome sauvée.
On se lassera bien vite d’une diable de tragédie sans amour, d’un consul en on, de conjurés en us, d’un sujet dans lequel le tendre Crébillon m’avait enlevé la fleur de la nouveauté. On peut applaudir, pendant quelques représentations, à quelques ressources de l’art, à la peine que j’ai eue de subjuguer un terrain ingrat ; mais, à la fin, il ne restera que l’aridité du sol. Comptez qu’à Paris, point d’amour, point de premières loges, et fort peu de parterre. Le sujet de Catilina me paraît fait pour être traité devant le sénat de Venise, le parlement d’Angleterre, et messieurs de l’Université. Comptez qu’on verra bientôt disparaître à la Comédie de Paris les talons rouges et les pompons. Si le procureur général et la grand’chambre ne viennent en premières loges, Cicéron aura beau crier : O tempora ! o mores ! on demandera Inès de Castro et Turcaret.
Mais c’est beaucoup d’avoir plu aux connaisseurs, aux gens sensés, et même aux cicéroniens. L’abbé d’Olivet me doit au moins un compliment en latin, et je n’en quitte pas M. le recteur des quatre facultés. Mon cher et ancien ami, il me serait bien plus doux de venir vous embrasser en français, de souper avec madame Denis et avec vous, dans ma maison, ou du moins de vous voir souper. Je demanderai assurément permission à l’enchanteur auprès duquel je suis de venir faire un petit tour dans ma patrie. Ma santé en a grand besoin, mon cœur davantage.
Je prendrai le temps qu’il va voir ses armées et ses provinces ; et, pendant qu’il courra nuit et jour pour rendre heureux des Allemands, je viendrai l’être auprès de vous. Buvez à ma santé, conservez-moi votre amitié, et soyez sûr que tous les rois de la terre et tous les châteaux enchantés ne me feraient pas oublier un ami tel que vous.
Votre lettre est charmante, mais je trouve bien modeste de dater notre amitié de trente ans ; mon cher Cideville, il y en a plus de quarante.
à M. le marquis d’Argens. (1)
Cher frère, la Discipline militaire a été mise en crédit. On a commenté le texte, qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et Salomon (Frédéric) a dit : « Il faut que ce faquin croie ces gens-là bien vertueux, puisqu’il ose les insulter et qu’il compte sur leur patience. »
Frère, les ennemis de la philosophie seront confondus par vous. Soutenez la vérité et brisez les idoles. Aimez votre frère, qui s’unit à vous dans l’Etre des êtres.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. Nous ne savons à quel sujet ce billet fut écrit, et s’il est bien à sa place. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Potsdam, le 11 Mars 1762.
Mon divin ange, madame d’Argental était donc là en grande loge ? elle se porte donc bien ? Voilà une nouvelle pour moi qui vaut bien celle du succès passager de Rome sauvée. Je connais mon public ; l’enthousiasme passe ; il n’y a que l’amitié qui reste. Aujourd’hui on bat des mains, demain on se refroidit, après-demain on lapide. Cimon et Miltiade n’ont pas plus essuyé l’inconstance d’Athènes que moi celle de Paris. Je relisais hier Oreste, je le trouvais beaucoup plus tragique que Cicéron ; et cependant quelle différence dans l’accueil ! Si j’avais été à Paris ce carême, on m’aurait sifflé à la ville, on se serait moqué de moi à la cour, on aurait dénoncé le Siècle de Louis XIV, comme sentant l’hérésie, téméraire et malsonnant. Il aurait fallu aller se justifier dans l’antichambre du lieutenant de police. Les exempts auraient dit en me voyant passer : Voilà un homme qui nous appartient. Le poète Roi aurait bégayé à Versailles que je suis un mauvais poète et un mauvais citoyen ; et Hardion aurait dit en grec et en latin, chez monsieur le dauphin, qu’il faut bien se donner de garde de me donner une chaire au Collège royal. Mon cher ange, qui vene latuit bene vixit.
Mais ma destinée était d’être je ne sais quel homme public, coiffé de trois ou quatre petits bonnets de lauriers et d’une trentaine de couronnes d’épines. Il est doux de faire son entrée à Paris sur son âne, mais au bout de huit jours on y est ferré. Il faut qu’un ménétrier qui joue dans cet empyrée-là ait pour lui Jupiter ou Vénus, sans quoi il passe mal son temps. Je n’envie point assurément le nectar qu’on a versé aux Duclos, aux Crébillon, ni le petit verre qu’on a donné aux Moncrif ; mais je voudrais qu’on ne me donnât pas une éponge avec du vinaigre.
Pourquoi diable arrêter le Siècle de Louis XIV, dans le temps qu’on imprime chez Grangé les Lettres juives ? Il est assez bizarre que l’empereur, comme je l’ai déjà dit (1), me donne un privilège pour dire que Léopold était un poltron, et que je n’aie pas en France la permission tacite de prouver que Louis XIV était un grand homme. Franchement cela est indigne. Il faut donc faire l’Histoire des mœurs du dix-huitième siècle ? Est-ce qu’il ne se trouvera pas quelque bonne amie qui fera rougir les pédants de leur pédanterie, et les sots de leur sottise ? est-ce qu’il n’y aura pas quelque voix qui criera : Parate vias Domini ? Où est l’intrépide abbé de Chauvelin ? Tu dors, Brutus ! Vous ne me dites rien, mon ange, de ces deux Chauvelin ; ils sont pourtant de l’ancienne république, ils aiment les lettres, ils aiment et disent la vérité, ils sont courageux comme de petits lions. Lâchez-les sur les sots.
Vous m’avez bien consolé, en me disant que mademoiselle Gaussin n’était plus fâchée contre moi. Dites-lui que cette nouvelle m’a fait plus de plaisir que le cinquième acte n’en a fait au parterre. J’aime tendrement mademoiselle Gaussin, malgré mes cheveux blancs et la turpitude de mon état.
Adieu, mon cher ange ; je ne croyais pas tant écrire ; je n’en peux plus. Mais qui eût dit que ce gros cochon de milord Tyrconnell, si frais, si fort, si vigoureux, serait à l’agonie avant moi ? C’est bien pis que d’avoir des tracasseries pour son Siècle. O vanité ! ô fumée ! Qu’est-ce que la vie ? Madame, morte à vingt-deux ans (2) ! Adieu, mon ange ; portez-vous bien, et aimez-moi, et écrivez-moi.
1 – Lettre à Hénault, 1erFévrier. (G.A.)
2 – A vingt-six. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Potsdam, le 14 Mars 1752.
Mon héros, je suis fort en peine d’un gros paquet que j’eus l’honneur de vous envoyer par le courrier du cabinet, il y a environ deux mois. J’en chargeai Le Bailli, mon camarade, gentilhomme ordinaire du roi, qui a fait depuis six mois les affaires, pendant la maladie de milord Tyrconnell. Le ballot pesait environ dix livres, et contenait les volumes que vous m’aviez demandés. Il y avait une grande lettre pour vous, et un paquet pour ma nièce, que je vous suppliais d’ordonner qu’il lui fût rendu. Pardon de la liberté grande. Vous êtes informé sans doute, monseigneur, de la mort du comte de Tirconnell. Il était le second gourmand de ce monde, car La Mettrie était le premier. Le médecin et le malade se sont tués, pour avoir cru que Dieu a fait l’homme pour manger et pour boire ; ils pensaient encore que Dieu l’a fait pour médire. Ces deux hommes, d’ailleurs fort différents l’un de l’autre, n’épargnaient pas leur prochain. Ils avaient les plus belles dents du monde, et s’en servaient quelquefois pour dauber les gens, et trop souvent pour se donner des indigestions. Pour moi, qui n’ai plus de dents, je ne suis ni gourmand ni médisant, et je passe une vie fort douce avec votre ancien capitaine le marquis d’Argens et Algarotti. J’espère dans quelque temps avoir assez de santé pour faire le voyage de France, et jouir du bonheur de voir mon héros.
Si vous vouliez m’envoyer un petit précis, en deux pages (1), de ce que vous avez fait à Gênes de plus digne d’orner une histoire (2), vous me feriez grand plaisir ; mais vous vous en garderez bien ; vous n’en aurez ni le temps ni la volonté. Donnez-moi seulement un petit combat contre M. Brown. Je n’exige pas de grands détails, les détails ennuient ; il ne faut rien que d’intéressant et de piquant. Je dis hardiment qu’on vous doit en très grande partie le gain de la bataille de Fontenoy, et j’observe une chose singulière, c’est que Fontenoy et Mesle, qui ont valu la conquête de la Flandre, sont entièrement l’ouvrage des officiers français, sans que le général y ait eu part. Je ne prétends pas assurément diminuer la gloire du maréchal de Saxe, mais il me semble qu’il devait faire un peu plus de cas de la nation. Vous voyez que je suis toujours bon citoyen. On m’a ôté la place d’historiographe de France. J’ai sonné pour Henri IV, pour Louis XIV, et pour Louis XV, à perdre les poumons. Si vous avez du crédit, vous devriez bien m’obtenir cette place de trompette ; mais franchement j’aimerais mieux quelque petite anecdote de Gênes qui m’aidât à vous mettre dans votre cadre. Vous savez que ma folie est de chanter les grands hommes. J’en vois un ici tous les jours, mais celui-là va sur mes brisées. Il se mêle d’être Achille et Homère, et encore Thucydide. Il fait mon métier mieux que moi. Que ne se contente-t-il du sien ? Si les héros se mettent à bien écrire, que restera-t-il aux pauvres diables d’auteurs ? Vous êtes plus aimable que le cardinal de Richelieu, et vous avez par-dessus lui de n’être point auteur. Vous feriez pourtant de bien jolis mémoires, si vous vouliez ; et cela vaudrait mieux que les œuvres théologiques de votre terrible oncle.
Pour Dieu, monseigneur, songez à vous faire rendre votre paquet. Bussi doit en avoir été chargé.
Je me flatte que M. le duc de Fronsac et mademoiselle de Richelieu sont deux charmantes créatures. Je voudrais bien vous faire ma cour, et les voir auprès de vous.
1 – Richelieu envoya trente-deux pages. (G.A.)
2 – L’Histoire de la guerre de 1741. (G.A.)