CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 4

 

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à S.A.S. la duchesse de Saxe-Gotha.

A Berlin, le 10 Février 1752. (1).

 

 

          Madame, je me suis accoutumé à présenter des hommages à votre altesse sérénissime. Elle permettra que je mette à ses pieds cette histoire (2), qui peut servir à l’éducation de monseigneur le prince son fils, et je serais trop heureux qu’elle amusât le loisir de son auguste mère. Je me flatte qu’elle daignera recevoir avec bonté cette marque de mon respectueux dévouement. J’ai toujours ambitionné de lui faire ma cour. Rien ne serait plus précieux pour moi que de recevoir des marques de sa bonté à sa cour ; et si je ne peux avoir cet honneur, j’ose me flatter que j’en serai consolé par l’assurance de sa protection et de son indulgence. Je suis, avec un profond respect, etc.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Le Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Berlin, ce 11 Février 1752.

 

 

          Mon cher ami, je n’ai pu encore envoyer au roi le quatrième exemplaire de mon Siècle. Le relieur travaille pour sa majesté. Il est juste qu’elle soit servie avant moi. Je ne sais pas s’il occupe à présent ses moments de loisir par des vers ou de la prose ; mais je sais qu’en prose et en vers il est parvenu à pouvoir se passer aisément de ma pédanterie grammaticale. Il a joint à son génie l’exactitude et la finesse de notre langue. Je peux lui devenir inutile ; mais il me devient très nécessaire ; car que fais-je dans ma solitude derrière le Pachkoff ? Ce n’est ni pour madame Bock, ni pour Achard le neveu, ni pour un comte aveugle, qui vient, dit-on, de se marier, et qui, dit-on, demeure dans la même maison que moi ; ce n’est pas pour eux, en un mot, que je suis venu. Je suis dans un pauvre état, il est vrai, et je sens que je serai un triste convive ; mais il me reste des oreilles pour entendre, et une âme pour sentir. Je porterai donc mes oreilles et mon âme à Potsdam, dès que mon corps pourra aller. Je me fais quelquefois traîner, les soirs, chez milord Tyrconnell ; je mets mes misères avec les siennes.

 

          J’aurais plus besoin d’avoir ma nièce auprès de moi que de la marier au marquis de Chimène (1). Si elle prend ce parti, ce que je ne crois pas, je vais sur-le-champ demander mademoiselle Tetau en mariage. Nous aurons un apothicaire pour maître-d’hôtel, et je lui donnerai de la rhubarbe et du séné pour présent de noces. Il sera juste que vous ayez un bel appartement dans la maison, avec un lavement tous les jours à votre déjeuner. Voilà, mon ami, ma dernière ressource.

 

          Milord Tyrconnell a toujours des sueurs, et quelquefois le dévoiement ; cependant on espère. Le fond de la boîte de Pandore (2) est un joli présent fait au pauvre genre humain. Adieu, mon cher ami ; je me suis acquitté de votre commission auprès de M. et de madame la comtesse de Tyrconnell ; ils vous remercient de tout leur cœur, et je vous aime de tout le mien.

 

 

1 – Pour Ximenès. (G.A.)

 

2 – Où était restée l’Espérance. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M.le comte d’Argenson.

A Berlin, le 15 Février 1762.

 

 

          Votre très ancien courtisan a été bien souvent tenté d’écrire à son ancien protecteur ; mais, quand je songeais que vous receviez par jour cent lettres quelquefois importunes, que vous donniez autant d’audiences, qu’un travail assidu emportait tous vos autres moments, je n’osais me hasarder dans la foule. Il faut pourtant être un peu hardi ; et j’ai tant de remerciements à vous faire de la part des Musulmans et des anciens Romains que vous protégez ; j’aurais même tant de choses flatteuses à vous dire de la part de Louis XIV, qu’il faut bien que vous me pardonniez de vous importuner. Je sais que Mahomet et Catilina sont peu de chose, mais Louis XIV est un objet important et digne de vos regards. Je mourrais content, si je pouvais me flatter d’avoir laissé à ma patrie un monument de sa gloire qui ne lui fût pas désagréable, et qui méritât votre suffrage et vos bontés. Mon premier soin a été de vous en soumettre un exemplaire, quoique la dernière main n’y fût pas mise. J’ai pris, depuis, tous les soins possibles pour que cet ouvrage pût porter tous les caractères de la vérité et de l’amour de la patrie. Personne ne contribue plus que vous à me rendre cette patrie chère et respectable, et je me flatte que vous me continuerez des bontés sur lesquelles j’ai toujours compté. Vous ne doutez pas du tendre et respectueux attachement que je vous conserverai toute ma vie. Permettiez-vous que M. de Paulmi trouvât ici l’assurance de mes respects ? V.

 

 

P.S. – Je me flatte que votre régime vous a délivré de la goutte. Je vous souhaite une santé durable et meilleure que la mienne ; car, par parenthèse, je me meurs. Milord Tyrconnell, que vous avez vu si gros, si gras, si frais, si robuste, est dans un état encore pire que le mien ; et, si on pariait à qui fera plus tôt le grand voyage, ceux qui parieraient pour lui auraient beau jeu. C’est dommage ; mais qui peut s’assurer d’un jour de vie ? Nous ne sommes que des ombres d’un moment, et cependant on se donne des peines, on fait des projets, comme si on était immortel.

 

          Adieu, monseigneur ; daignez m’aimer encore un peu, pour le moment où nous avons à végéter sur ce petit tas de boue, où vous ne laissez pas de faire de grandes choses.

 

 

 

 

 

à M. de Formont.

A Berlin, le 25 Février 1752.

 

 

          Je suis à peu près, monsieur (1), comme madame du Deffand ; je ne peux guère écrire, mais je dicte avec une grande consolation les expressions de ma reconnaissance pour votre souvenir. Comptez que vous et madame du Deffand vous êtes au premier rang des personnes que je regrette, comme de celles dont le suffrage m’est le plus précieux. Je vous aurais déjà envoyé le Siècle de Louis XIV, si je n’étais occupé à corriger quelques fautes dans lesquelles il n’est pas étonnant que je sois tombé, écrivant à quatre cents lieues de Paris, et n’ayant presque d’autres secours que mon portefeuille et ma mémoire. M. Le Bailli m’est venu voir aujourd’hui. Vous avez là un très aimable neveu, et qui réussira dans la carrière (2) qu’il a sagement entreprise. Il dit que vous avez acheté une jolie terre auprès de Rouen ; j’en regretterai moins Paris, si vous habitez votre Normandie ; mais comment pourrez-vous quitter madame du Deffand, dans l’état où elle est (3) ?

 

          J’ai vu les Mémoires sur les Mœurs du dix-huitième siècle (4). Ils sont d’un homme qui est en place, et qui par là est supérieur à sa matière. Il laisse faire la grosse besogne aux pauvres diables qui ne sont plus en charge, et qui n’ont d’autre ressource que celle de bien faire. Il faut que je tâche de me sauver par la prose, puisqu’il se pourrait bien faire, à l’heure que je vous parle, que j’aie été sifflé en vers à Paris. Il me semble que Cicéron était plus fait pour la tribune aux harangues que pour notre théâtre. Crébillon m’a d’ailleurs enlevé la fleur de la nouveauté. Je n’ai ni prêtre maq…., ni catin déguisée en homme, ni ce style coulant et enchanteur qui fit réussir sa pièce ; je dois trembler. Je vous prie de ne pas m’en aimer moins, en cas que je sois sifflé. L’excommunication du parterre ne doit pas me priver de votre communion ; et, quand je serais condamné par la Sorbonne, avec l’abbé de Prades (5), je compterais encore sur vos bontés. Adieu, monsieur, soyez persuadé que je ne vous oublierai jamais. Présentez à madame du Deffand mes plus tendres respects, je vous en prie. Vous me feriez grand plaisir, si vous vouliez me mander sincèrement ce que vous pensez de Rome sauvée. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voltaire le traitait en 1741 de « cher ami. » (G.A.)

 

2 – Il était chargé des affaires de France à Berlin, depuis la maladie de Tyrconnell. (G.A.)

 

3 – Elle allait devenir aveugle. (G.A.)

 

4 – Par Duclos. (G.A.)

 

5 – Condamné sur sa thèse le 15 Décembre 1751. Voyez le Tombeau de la Sorbonne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

A Berlin, 27 Février 1752, dimanche jour où vous allez à la messe.

 

 

          Mon cher ami, je comptais pouvoir venir demain à Potsdam ; mais, comme dit l’autre (1), l’esprit est prompt et la chair est faible. Je vous prie de me mander si les exemplaires du Siècle, que sa majesté veut bien permettre que je mette à ses pieds, sont pour ses bibliothèques ou pour envoyer à quelqu’une de ses sœurs, à qui il est échu en partage des étincelles du feu de Prométhée dont Frédéric-le-Grand est légataire universel. Je voudrais bien qu’il me permît d’en faire ma cour à sa famille royale, et d’envoyer moi-même les exemplaires lorsque je commencerai à laisser paraître cet ouvrage. Je souhaite que les prémices soient uniquement pour le roi.

 

          Je viendrai dans mon heureuse cellule le plus tôt que je pourrai. Si le roi amuse encore son loisir, soit en corrigeant son Palladion dont il peut faire un ouvrage charmant, soit en donnant, dans quelque belle épître, de nouvelles leçons de sagesse et de vertu, j’enverrai chercher le manteau de l’Abbé d’Olivet pour venir mettre des s aux pluriels et des points sur les i. Milord Tyrconnell paraît se porter beaucoup mieux. J’attends le moment où je pourrai vous embrasser et revoir le palais de Pharasmane devenu celui d’Auguste. Portez-vous bien, mon cher ami.

 

 

1 – Matthieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Berlin, février 1752.

 

 

          Mon cher ami, je mettrai aux pieds du roi les autres exemplaires dont sa majesté daigne charger ses autres bibliothèques ; je suis trop heureux, trop récompensé, qu’il daigne me faire cet honneur. Il n’y aura certainement que lui qui en aura, et peut-être brûlerai-je l’édition. Je suis trop indigné de l’infâme et absurde calomnie qui a couru sur une édition que j’ai fait faire ici à grands frais, uniquement pour faire ma cour au roi. Les exemplaires qu’on avait détournés, et que M. de Bielfeld et d’autres avaient vus, m’ont été remis. L’édition m’appartient, et n’appartient qu’à moi. Mais si les étrangers qui ont quitté leur patrie pour être aux pieds de ce grand homme, sont la proie des calomnies les plus cruelles et les moins vraisemblables, que deviendront-ils ? Ma maladie m’a mis dans un état horrible qui ferait pitié aux cœurs les plus durs. Le chagrin ne me guérit pas. Je ne croyais pas finir ici d’une manière si affreuse.

 

          M. de Tyrconnell n’est pas si mal que moi. Doutez-vous qu’un ouvrage, fait pour la gloire de ma patrie, ne soit entre vos mains s’il est public, et que vous ne l’ayez pas le premier ? Mais encore une fois, je suis si indigné de l’abominable calomnie qu’on a eu la lâcheté de faire courir, et je suis si mal que je ne peux me résoudre à présent à publier le livre. Si je meurs, je le brûlerai certainement aussi bien que tous mes papiers avant de finir une vie si malheureuse.

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Potsdam, le 3 Mars 1752.

 

          J’ai réchappé de tous les maux qui m’ont assiégé pendant deux mois, et milord Tyrconnell mourut hier. La mort fait de ces quiproquo-là à tout moment. Madame de Tyrconnell aurait fait un cruel voyage ; elle sera ruinée pour avoir tenu ici une table ouverte, et elle a perdu un mari qu’elle aimait. La jeunesse la plus brillante n’est donc rien, puisque Madame est morte (1) ! La sobriété ne sauve donc rien, puisque le duc d’Orléans est mort (2) ! Mais les hommes sont insensibles à ces exemples frappants, ils étonnent le premier moment ; on se rassure bientôt, on les oublie, on reprend le train ordinaire ; et celui qui a dit qu’à la cour comme à l’armée, quand on voit tomber à droite et à gauche, on crie serre et on avance, n’a eu que trop raison.

 

          Darget part demain avec sa vessie ; c’était à moi de partir. Il vous donnera un des plus furieux paquets que je vous aie encore envoyés. Il emmène avec lui un excellent domestique français qui m’était bien nécessaire ; c’est un jeune Picard qui s’est mis à pleurer quand il a vu que je ne partais pas. Il prétend qu’il n’y peut plus tenir, que les Prussiens se moquent de lui, parce qu’il est petit et qu’il n’est que Français. J’ai eu beau lui dire que le roi n’a pas sept pieds de haut, et qu’Alexandre était petit, il m’a répondu qu’Alexandre et le roi de Prusse n’étaient pas Picards. Enfin il ne me reste plus de domestique de Paris.

 

          Darget dit qu’il veut voir la première représentation de Rome ; je ne sais si elle sera sauvée ou perdue. C’est un grand jour pour le beau monde oisif de Paris qu’une première représentation ; les cabales battent le tambour ; on se dispute les loges ; les valets de chambre vont à midi remplir le théâtre. La pièce est jugée avant qu’on l’ait vue. Femmes contre femmes, petits-maîtres contre petits-maîtres, sociétés contre sociétés ; les cafés sont comblés de gens qui se disputent ; la foule est dans la rue, en attendant qu’elle soit au parterre. Il y a des paris ; on joue le succès de la pièce aux trois dés. Les comédiens tremblent, l’auteur aussi. Je suis bien aise d’être loin de cette guerre civile, au coin de mon feu, à Potsdam, mais toujours très affligé de n’être plus au coin du vôtre.

 

 

1 – Henriette d’Orléans, 1670. (G.A.)

 

2 – Louis d’Orléans, fils du régent, 1752. (G.A.)

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 4

 

 

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