CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 22
Photo de PAPAPOUSS
à leurs excellences MM. Les Avoyers de Berne.
Au château de Potsdam, près de Berlin, le 5 Novembre 1752.
Quoique j’appartienne à deux rois, auxquels je suis attaché par le devoir et par la reconnaissance que je dois à leurs bienfaits, j’ai cru pouvoir rendre un hommage solennel à votre gouvernement, que j’ai toujours admiré, et dont je n’ai cessé de faire l’éloge.
Je demande à vos excellences la permission de leur dédier une tragédie qui a été représentée avec succès sur le théâtre de Paris. J’ai cru que je ne pouvais choisir de plus dignes protecteurs d’un ouvrage où j’ai peint le sénat de Rome que vos excellences. Ce n’est pas la grandeur des empires qui fait le mérite des hommes. Il y a eu dans l’aréopage d’Athènes des hommes aussi respectables que les sénateurs romains, et il y a dans le conseil de Berne des magistrats aussi vertueux que dans celui d’Athènes.
J’attends vos ordres, messieurs, pour avoir l’honneur de vous présenter un tribut que j’ai cru ne devoir qu’à vous. Un ouvrage où l’amour de la liberté triomphe ne doit être dédié qu’aux plus vertueux protecteurs de cette liberté précieuse.
Je suis, avec respect, messieurs, de vos excellences, le très humble et très obéissant serviteur. ‒ VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France, et chambellan du roi de Prusse(1).
1 – Les avoyers de Berne refusèrent l’hommage de Rome sauvée. Ce fut l’un d’eux, M. Lerber, qui répondit, au nom de tous, par une longue pièce de vers. (G.A.)
à M. Roques.
A Potsdam, le 17.
Je suis pénétré de reconnaissance de toutes les bontés que vous m’avez témoignées d’une manière si prévenante, sans me connaître ; il ne me reste qu’à les mériter. Je voudrais que la nouvelle édition du recueil de mes anciennes rêveries en prose et en vers, et celle du Siècle de Louis XIV, que mon libraire doit vous envoyer de ma part, pussent au moins être regardées de vous comme un gage de ma sensibilité pour tous vos soins obligeants. Quant à M. de La Beaumelle, je suis sûr que vous aurez la générosité de lui représenter le tort qu’il fait à ce pauvre Conrad Walther ; c’est assurément le plus honnête homme de tous les libraires que j’aie rencontrés. Il s’est mis en frais pour la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV ; il n’y a épargné aucun soin ; et voilà que, pour fruit de ses peines, M. de La Beaumelle fait imprimer sous main une édition subreptice à Francfort, ville impériale, malgré le privilège de l’empereur, dont Walther est en possession. Il est libraire du roi de Pologne, il est protégé, il est résolu à attaquer M. de La Beaumelle par les formes juridiques. Cela va faire un événement qui certainement causerait beaucoup de chagrin à M. de La Beaumelle par les formes juridiques. et qui serait fort triste pour la littérature.
Il doit avoir gagné, par l’édition des Lettres (1) de madame de Maintenon, de quoi pouvoir se passer du profit léger qu’il pourrait tirer d’une édition furtive. D’ailleurs il doit considérer que toute la librairie se réunira contre lui. Les gens de lettres se plaignent d’ordinaire que les libraires contrefont leurs ouvrages ; et ici c’est un homme de lettres qui contrefait l’édition d’un libraire ; c’est un étranger qui, dans l’Empire, attaque un privilège de l’empereur. Que M. de La Beaumelle en pèse toutes les conséquences. Les remarques critiques qu’il joint à son édition ne sont pas une excuse envers mon libraire, et sont envers moi un procédé dont j’aurais sujet de me plaindre. Je ne connais M. de La Beaumelle que par les services que j’ai tâché de lui rendre.
Il m’écrivit, il y a un an, du palais de Copenhague, pour m’intéresser à des éditions des auteurs classiques français qu’on devait faire, disait-il, en Danemark, et dont le roi de Danemark le chargeait, à l’imitation des éditions qu’on a nommées en France les Dauphins. Je crus M. de La Beaumelle, et mon zèle pour l’honneur de ma patrie me fit travailler en conséquence.
Quelque temps après je fus étonné de le voir arriver à Potsdam. Il était renvoyé de Copenhague, où il avait d’abord prêché en qualité de proposant, et où il était, je crois, de l’Académie. Il voulait s’attacher au roi de Prusse, et il me présenta, pour cet effet, un livre dans lequel il me traitait assez mal, moi, et plusieurs des chambellans. Il y avait beaucoup de choses dont le roi de Danemark et plusieurs autres puissances devaient s’offenser. Ce livre, imprimé à Copenhague, intitulé Mes Pensées, n’était pas encore trop public ; il promit de le corriger, et je crois, en effet, qu’il en a fait une édition corrigée à Berlin. Il sait que, quoique j’eusse beaucoup à me plaindre d’une pareille conduite, je l’avertis cependant de plusieurs petites inadvertances dans lesquelles il était tombé sur ce qui regarde l’historique ; par exemple sur la constitution d’Angleterre, sur M. Pâris-Duverney, et sur d’autres erreurs qui peuvent échapper à tout écrivain.
Lorsqu’il fut mis en prison à Berlin, tout le monde sait que je m’intéressai pour lui, et que je parlai même vivement à milord Tyrconnell, qui avait, disait-on, contribué à son emprisonnement, et à le faire renvoyer de la ville. Milord Tyrconnell, à qui il écrivit pour se plaindre à lui de lui-même, lui répondit : « Il est vrai que je vous ai fait conseiller de partir, me doutant bien que vous vous feriez bientôt renvoyer. » Je priai milord Tyrconnell de ne pas montrer cette lettre, qui ferait trop de tort à un jeune homme qui avait besoin de protection ; et il n’y a rien que je n’aie fait pour lui dans cette occasion. De retour de Spandau à Belin, il me dit qu’il était appelé à Copenhague avec une grosse pension ; mais il partit quelques jours après pour Leipsick. On prétend qu’il y fit imprimer une brochure intitulée, je crois, les Amours de Berlin, et les Dégoûts des plaisirs ; les lettres initiales de son nom, par M. de La B…, sont à la tête de ce libelle. Je suis très éloigné de l’en croire l’auteur, et j’ai soutenu publiquement que ce n’était pas lui. De Leipsick il s’arrêta à Gotha. On a écrit de ce pays-là des choses sur son compte qui lui feraient plus de tort, si elles étaient vraies, que le libelle même qu’on lui a imputé. On m’a écrit de Leipsick, de Copenhague, de Gotha, des particularités qui ne lui feraient pas moins de préjudice, si je les rendais publiques.
Comment peut-il donc, monsieur, dans de pareilles circonstances, non seulement contrefaire l’édition de mon libraire, mais charger cette édition de notes contre moi, qui ne l’ai jamais offensé, qui même lui ai rendu service ? S’il est plus instruit que moi du règne de Louis XIV, ne devait-il pas me communiquer ses lumières, comme je lui communiquai, sur son livre intitulé Mes Pensées, des observations dont il a fait usage ? Pourquoi d’ailleurs faire réimprimer la première édition du Siècle de Louis XIV, quand il sait que mon libraire Walther en donne un nouvelle, beaucoup plus exacte et d’un tiers plus ample ? Quoique j’aie passé trente années à m’instruire des faits principaux qui regardent ce règne ; quoiqu’on m’ait envoyé en dernier lieu les mémoires les plus instructifs, cependant je peux avoir fait, comme dit Bayle, bien des péchés de commission et d’omission. Tout homme de lettres qui s’intéresse à la vérité et à l’honneur de ce beau siècle doit m’honorer de ses lumières ; mais quand on écrira contre moi, en faisant imprimer mon propre ouvrage pour ruiner mon libraire, un tel procédé aura-t-il des approbateurs ? une ancienne édition contrefaite aura-t-elle du crédit parmi les honnêtes gens ? et l’auteur ne se ferme-t-il pas, par ce procédé, toutes les portes qui peuvent le mener à son avancement ?
J’ose vous prier, monsieur, de lui montrer cette lettre, et de rappeler dans son cœur les sentiments de probité que doit avoir un jeune homme qui a fait la fonction de prédicateur. Je me persuade qu’il fera celle d’honnête homme. S’il a fait quelques frais pour cette édition, il peut m’en envoyer le compte ; je le communiquerai à mon libraire, et le mieux serait assurément de terminer cette affaire d’une manière qui ne causât du chagrin ni à ce jeune homme ni à moi.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec l’attachement sincère que vos procédés obligeants m’inspirent, etc.
1 – Première édition, Nancy, 1752 ; 2 vol. in-12. (G.A.)
à M.Kœnig.
A Potsdam, le 17 Novembre 1752.
Monsieur, le libraire qui a imprimé une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, plus exacte, plus ample, et plus curieuse que les autres, doit vous en faire tenir de ma part deux exemplaires ; un pour vous, l’autre pour la bibliothèque de S.A.R à qui je vous prie de faire agréer cet hommage et mon profond respect.
Il est bien difficile que dans un tel ouvrage, où il y a tant de traits qui caractérisent l’héroïsme de la maison d’Orange, il ne s’en trouve pas quelques-uns qui puissent déplaire ; mais une princesse de son sang, et née en Angleterre, connaît trop les devoirs d’un historien et le prix de la vérité, pour ne pas aimer cette vérité, quand elle est exprimée avec le respect que l’on doit aux puissances.
J’aurai sans doute bien des querelles à soutenir sur cet ouvrage ; je puis m’être trompé sur beaucoup de choses que le temps seul peut éclaircir. Il ne s’agit pas ici de moi, mais du public ; il n’est pas question de me défendre, mais de l’éclairer ; et il faut, sans difficulté que je corrige toutes les erreurs où je serai tombé, et que je remercie ceux qui m’en avertiront, quelque aigreur qu’ils puissent mettre dans leur zèle. Cette vérité, à laquelle j’ai sacrifié toute ma vie, je l’aime dans les autres autant que dans moi.
J’ai lu, monsieur, votre Appel au public, que vous avez eu la bonté de m’envoyer, et je suis revenu sur-le-champ du préjugé que j’avais contre vous. Je n’avais point été du nombre de ceux qu’on avait constitués vos juges, ayant passé tout l’été à Potsdam ; mais je vous avoue que sur l’exposé de M. de Maupertuis, et sur le jugement prononcé en conséquence, j’étais entièrement contre votre procédé.
Il s’agissait, disait-on, d’une découverte importante dont on vous accusait d’avoir voulu ravir la gloire à son auteur par envie et par malignité. On vous imputait d’avoir forgé une lettre de Leibnitz, dans laquelle vous aviez vous-même inséré cette découverte. On prétendait que, pressé par l’Académie de représenter l’original de cette lettre, vous aviez eu recours à l’artifice grossier de supposer, après coup, que vous en teniez la copie de la main d’un homme qui est mort il y a quelques années.
Jugez vous-même, monsieur, si je ne devais pas avoir les préjugés les plus violents, et si vous ne devez pas pardonner à tous ceux qui vous ont condamné, quand ils n’ont été instruits que par les allégations de votre adversaire, confirmées par votre silence.
Votre Appel m’a ouvert les yeux, ainsi qu’à tout le public. Quiconque a lu votre mémoire a été convaincu de votre innocence. Vos pièces justificatives établissent tout le contraire de ce que votre ennemi vous imputait. On voit évidemment que vous commençâtes par montrer à Maupertuis l’ouvrage dans lequel vous combattiez ses sentiments ; que cet ouvrage est écrit avec la plus grande politesse et les égards les plus circonspects ; qu’en le réfutant, vous lui avez prodigué des éloges ; que vous lui avez d’abord avoué, avec la bonne foi et la franchise de votre patrie, tout ce qui concernait la lettre de Leibnitz. Vous lui dîtes que vous la teniez, avec plusieurs autres, des mains de feu Henri, que l’original ne pourrait probablement se trouver ; enfin vous imprimâtes et votre réfutation et une partie de la lettre de Leibnitz avec le consentement de votre adversaire, consentement qu’il signa lui-même. Les Actes de Leipsick furent les dépositaires de votre ouvrage, et de cette même lettre sur laquelle on vous a fait le plus étrange procès criminel dont on ait jamais entendu parler dans la littérature.
Il est clair comme le jour que cette lettre de Leibnitz, que vous rapportez aujourd’hui tout entière avec deux autres, ont été écrites par ce grand homme, et n’ont pu être écrites que par lui. Il n’y a personne qui n’y reconnaisse sa manière de penser, son style profond, mais un peu diffus et embarrassé, sa coutume de jeter des idées, ou plutôt des semences d’idées qui excitent à les développer. Mais ce qu’il y a de plus étrange dans cette affaire, et ce qui me cause une surprise dont je ne reviens point, c’est que cette même lettre de Leibnitz dont on faisait tant de bruit, cette lettre pour laquelle on a intéressé tant de puissances, cette lettre qu’on vous accusait d’avoir indignement supposée et d’avoir fabriquée vous-même pour donner à Leibnitz la gloire d’un théorème revendiqué par votre adversaire, cette lettre dit précisément tout le contraire de ce qu’on croyait ; elle combat le sentiment de votre adversaire, au lieu de le prévenir.
C’est donc ici uniquement une méprise de l’amour-propre. Votre ennemi n’avait pas assez examiné cette lettre, que vous lui aviez remise entre les mains. Il croyait qu’elle contenait sa pensée, et elle contient sa réfutation. Fallait-il donc qu’il employât tant d’artifices et de violence, qu’il fatiguât tant de puissances, et qu’il poursuivît enfin ceux qui condamnent aujourd’hui sa méprise et son procédé, pour quatre lignes de Leibnitz mal entendues, pour une dispute qui n’est nullement éclaircie, et dont le fond me paraît la chose la plus frivole ?
Pardonnez-moi cette liberté ; vous savez, monsieur, que je suis un peu enthousiaste sur ce qui me paraît vrai. Vous avez été témoin que je ne sacrifie mon sentiment à personne. Vous vous souvenez des deux années que nous avons passées ensemble dans une retraite philosophique avec une dame (1) d’un génie étonnant et digne d’être instruite par vous dans les mathématiques. Quelque amitié qui m’attachât à elle et à vous, je me déclarai toujours contre votre sentiment et le sien sur la dispute des forces vives. Je soutiens effrontément le parti de M. de Mairan sur ce point de mathématiques, je corrigeai son ouvrage et j’écrivis contre elle. J’en usai de même sur les monades et sur l’harmonie préétablie, auxquelles je vous avoue que je ne crois point du tout. Enfin je soutins toutes mes hérésies sans altérer le moins du monde la charité. Je ne pus sacrifier ce qui me paraissait la vérité à une personne à qui j’aurais sacrifié ma vie. Vous ne serez donc pas surpris que je vous dise, avec cette franchise intrépide qui vous est connue, que toutes ces disputes où un mélange de métaphysique vient égarer la géométrie me paraissent des jeux d’esprit qui l’exercent et qui ne l’éclairent point. La querelle des forces vives était absolument dans ce cas. On écrirait cent volumes pour et contre, sans rien changer jamais dans la mécanique. Il est clair qu’il faudra toujours le même nombre de chevaux pour tirer les mêmes fardeaux, et la même charge de poudre pour un boulet de canon, soit qu’on multiplie la masse par la vitesse, soit qu’on la multiplie par le carré de la vitesse. Souffrez que je vous dise que la dispute sur la moindre action est beaucoup plus frivole encore. Il ne me paraît de vrai dans tout cela que l’ancien axiome, que la nature agit toujours par les voies les plus simples ; encore cette maxime demande-t-elle beaucoup d’explications.
Si M. de Maupertuis a inventé depuis peu ce principe, à la bonne heure ; mais il me semble qu’il n’eût pas fallu déguiser sous des termes ambigus une chose si claire, et que ce serait la travestir en erreur que de prétendre, avec le P. Malebranche, que Dieu emploie toujours la moindre quantité d’action. Nos bras, par exemple, sont des leviers de la troisième espèce, qui exercent une force de plus de cinquante livres pour en lever une ; le cœur, par sa systole et par sa diastole, exerce une force prodigieuse pour exprimer une goutte de sang qui ne pèse pas un drachme. Toute la nature est pleine de pareils exemples ; elle montre dans mille occasions plus de profusion que d’économie. Heureusement, monsieur, toutes nos disputes pointilleuses sur des principes sujets à tant d’exceptions, sur des assertions vraies en plusieurs cas et fausses dans d’autres, n’empêcheront pas la nature de suivre ses lois invisibles et éternelles. Malheur au genre humain, si le monde était comme la plupart des philosophes veulent le faire ! Nous ressemblons assez à Matthieu Garo, qui affirmait que les citrouilles devaient croître au haut des plus grands arbres, afin que les choses fussent en proportion. Vous savez comment Matthieu Garo fut détrompé, quand un gland de chêne lui tomba sur le nez, dans le temps qu’il raisonnait en profond métaphysicien.
Voyez donc, monsieur, ce que c’est que de ne vouloir la preuve de l’existence de Dieu que dans une formule d’algèbre, sur le point le plus obscur de la dynamique, et assurément sur le point le plus inutile dans l’usage. « Vous allez vous fâcher contre moi, mais je ne m’en soucie guère, » disait feu M. l’abbé Conti au grand Newton ; et je pense, avec l’abbé Conti, qu’à l’exception d’une quarantaine de théorèmes principaux qui sont utiles, les recherches profondes de la géométrie ne sont que l’aliment d’une curiosité ingénieuse ; et j’ajoute que toutes les fois que la métaphysique s’y joint, cette curiosité est bien trompée. La métaphysique est le nuage qui dérobe aux héros d’Homère l’ennemi qu’ils croyaient saisir.
Mais que, pour une dispute si frivole, pour une bagatelle difficile, pour une erreur de nulle conséquence, confondue avec une vérité triviale, on intente un procès criminel dans les formes ; qu’on fasse déclarer faussaire un honnête homme, un compagnon d’étude, un ancien ami, c’est ce qui est en vérité bien douloureux.
Vous nous avez appris, dans votre Appel, une violence bien plus singulière : on m’a écrit des lettres de Paris pour savoir si la chose était vraie. Vous dites, et il n’est que trop véritable, que Maupertuis, après avoir réussi, comme il lui était si aisé, à vous faire condamner, a écrit et fait écrire plusieurs fois à madame la princesse d’Orange, de qui vous dépendez, pour vous imposer silence, et pour vous faire consentir vous-même à votre déshonneur. Vous croyez bien que toute l’Europe littéraire trouve son procédé un peu dur et fort inouï. Maupertuis aura la gloire d’avoir fait ce qu’aucun souverain n’a jamais osé. Aveuglé par une méprise où il était tombé, il a soutenu cette méprise par une persécution ; il a fait condamner et flétrir un honnête homme sans l’entendre, et lui a ordonné ensuite de ne point se défendre et de sa taire.
Quel homme de lettres n’est saisi d’une juste indignation contre une cruauté ménagée d’abord avec tant d’artifice, et soutenue enfin avec tant de dureté ? Où en seraient les lettres et les études en tout genre, si on ne peut être d’un sentiment opposé à celui d’un homme qui a su se procurer du crédit ? Quoi ! monsieur, si je disais que tous les angles d’un triangle sont égaux à deux droits, et que le président de l’Académie de Pétersbourg eût dit le contraire, il serait donc en droit de me faire condamner, et de m’ordonner le silence ?
Vos plaintes ont été accompagnées des plaintes de tous les gens de lettres de l’Europe. Leurs voix se sont jointes à la vôtre ; et, pour unique réponse, Maupertuis imprime qu’on ne doit pas savoir ce qu’il a écrit à madame la princesse d’Orange, que ce sont des secrets entre lui et elle qu’il faut respecter. Cette réponse est le dernier coup de pinceau du tableau, et j’avoue qu’on devait s’y attendre.
J’étais plein de ma surprise et de mon indignation, ainsi que tous ceux qui ont lu votre Appel ; mais l’une et l’autre cessent dans ce moment-ci. On m’apporte un volume de lettres que Maupertuis a fait imprimer il y a un mois : je ne peux plus que le plaindre ; il n’y a plus à se fâcher. C’est un homme qui prétend que, pour mieux connaître la nature de l’âme, il faut aller aux terres australes disséquer des cerveaux de géants hauts de douze pieds, et des hommes velus portant une queue de singe.
Il veut qu’on enivre les gens avec de l’opium, pour épier dans leurs rêves les ressorts de l’entendement humain.
Il propose de faire un grand trou qui pénètre jusqu’au noyau de la terre.
Il veut qu’on enduise les malades de poix-résine, et qu’on leur perce la chair avec de longues aiguilles ; bien entendu qu’on ne paiera point le médecin si le malade ne guérit pas.
Il prétend que les hommes pourraient vivre encore huit ou neuf cents ans, si on les conservait par la même méthode qu’on empêche les œufs d’éclore. La maturité de l’homme, dit-il, n’est pas l’âge viril ; c’est la mort ; il n’y a qu’à reculer ce point de maturité.
Enfin il assure qu’il est aussi aisé de voir l’avenir que le passé ; que les prédictions sont de même nature que la mémoire ; que tout le monde peut prophétiser ; que cela ne dépend que d’un degré de plus d’activité dans l’esprit, et qu’il n’y a qu’à exalter son âme. Tout son livre est plein, d’un bout à l’autre, d’idées de cette force. Ne vous étonnez donc plus de rien. Il travaillait à ce livre lorsqu’il vous persécutait, et je puis dire, monsieur, lorsqu’il me tourmentait aussi d’une autre manière. Le même esprit a inspiré son ouvrage et sa conduite.
Tout cela n’est point connu de ceux (2) qui, chargés de grandes affaires, occupés du gouvernement des Etats, et du devoir de rendre heureux les hommes, ne peuvent baisser leurs regards sur des querelles et sur de pareils ouvrages. Mais moi qui ne suis qu’un homme de lettres, moi qui ai toujours préféré ce titre à tout, moi dont le métier est, depuis plus de quarante ans, d’aimer la vérité et de la dire hardiment, je ne cacherai point ce que je pense. On dit que votre adversaire est actuellement très malade, je ne le suis pas moins ; et, s’il porte dans son tombeau son injustice et son livre, je porterai dans le mien la justice que je vous rends. Je suis avec autant de vérité que j’en ai mis dans ma lettre, monsieur, votre, etc.
1 – Madame la marquise du Châtelet. (G.A.)
2 – Tels que Frédéric. (G.A.)