CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 20

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à Madame la marquise du Deffand.

Potsdam, le 23 Septembre 1752.

 

          M. l’envoyé de Suède m’a dit, madame, que vous vous souvenez toujours de moi avec une bonté qui ne s’est pas démentie. Nous avons fait, au petit couvert du roi de la terre qui a le plus d’esprit, un souper où il ne manquait que vous. Il veut se charger des regrets que j’ai d’avoir perdu une société telle que la vôtre, et de vous envoyer ma lettre.

 

          Vous avez diminué mon envie de faire un tour à Paris, lorsque vous l’avez abandonné (1) ; mais j’espère toujours vous y retrouver quelque jour. La retraite a ses charmes, mais Paris a aussi les siens.

 

          Il vous paraît étonnant peut-être que je me vante d’être dans la retraite, quand je suis à la cour d’un grand roi ; mais, madame, il ne faut pas s’imaginer que j’arrive le matin à une toilette, avec une perruque poudrée à blanc, que j’aille à la messe en cérémonie, que de là j’assiste à un dîner, que je fasse mettre dans les gazettes que j’ai les grandes entrées, et qu’après dîner je compose des cantiques et des romances.

 

          Ma vie n’a pas ce brillant ; je n’ai pas la moindre cour à faire, pas même au maître de la maison, et ce n’est pas à des cantiques que je travaille. Je suis logé commodément dans un beau palais ; j’ai auprès de moi deux ou trois impies avec lesquels je dîne régulièrement et plus sobrement qu’un dévot. Quand je me porte bien, je soupe avec le roi, et la conversation ne roule ni sur les tracasseries particulières ni sur les inutilités générales, mais sur le bon goût, sur tous les arts, sur la vraie philosophie, sur le moyen d’être heureux, sur celui de discerner le vrai d’avec le faux, sur la liberté de penser, sur les vérités que Locke enseigne et que la Sorbonne ignore, sur le secret de mettre la paix hors d’un royaume par des billets de confession. Enfin, depuis plus de deux ans que je suis dans ce qu’on croit une cour, et qui n’est en effet qu’une retraite de philosophes, il n’y a point eu de jour où je n’aie trouvé à m’instruire.

 

          Jamais on n’a mené une vie plus convenable à un malade ; car, n’ayant aucunes visites à faire, aucuns devoirs à rendre, j’ai tout mon temps à moi, et on ne peut pas souffrir plus à son aise. Je jouis de la tranquillité et de la liberté que vous goûtez où vous êtes. Cela vaut bien les orages ridicules que j’ai essuyés à Paris.

 

          M. le président Hénault m’écrit quelquefois ; mais M. le comte d’Argenson, comme de raison, m’a totalement oublié. S’il s’était un peu souvenu de moi, lorsqu’il eut le ministère de Paris (2), peut-être n’aurais-je pas l’espèce de bonheur qu’on m’a enfin procuré. Cependant on aime toujours sa patrie, malgré qu’on en ait ; on parle toujours de l’infidèle avec plaisir.

 

          Je vous rends un compte exact de mon âme, et vous pouvez me donner un billet de confession quand vous voudrez ; mais il faudra aussi vous confesser à moi, me dire comment vous vous portez, ce que vous faites pour votre santé et pour votre bonheur, quand vous comptez retourner à Paris, et comment vous prenez les choses de la vie.

 

          Je compte vous envoyez incessamment une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, où vous trouverez un tiers de plus tout plein de vérités singulières.

 

          Je me suis un peu donné carrière sur les articles des écrivains. J’ai usé de toute la liberté que prenait Bayle ; j’ai tâché seulement de resserrer ce qu’il étendait trop. Vous verrez deux morceaux singuliers de la main de Louis XIV. C’était, avec ses défauts, un grand roi, et son siècle est un très grand siècle. Mais n’avons-nous pas aujourd’hui la Duchapt (3).

 

          Portez-vous bien, madame, et souvenez-vous du plus attaché et du plus sensible de vos serviteurs.

 

 

1 – Elle était en Bourgogne, où elle fit la rencontre de mademoiselle de Lespinasse qu’elle ramena avec elle. (G.A.)

 

2 – En 1740. (G.A.)

 

3 – Marchande de modes, célèbre alors à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Ce 26.

 

          Les impertinences des libraires me fournissent au moins la consolation, monsieur, de vous écrire et de vous renouveler les sentiments d’amitié que je vous ai voués.

 

          Je vous prie de vouloir bien faire insérer ce petit avertissement (1) dans vos capitulaires.

 

          J’ai obtenu une place dans l’Académie de Lyon pour M. Mallet. S’il veut être encore de quelque autre académie, il n’a qu’à parler ; je vous prie de m’en instruire : vous savez sans doute où il est. Pour moi, dans ma douce retraite de Potsdam, j’ignore tout ce qui se passe dans le monde ; mais mon ignorance ne m’ôte pas le souvenir de mes amis. Je vous embrasse.

 

 

1 – Voyez le second Avertissement en tête du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal Querini.

Potsdam, 29 di settembre.

 

          Che dirà l’eminenza vostra, quando ella riceverà questa pistola dopo aver letto quella del Salomone del Settentrione ? Dirà che si degna aggradire il tributo d’un pastore, quando ella ha ricevuto l’oro, l’incenso e la mirra d’un che vale i tre re dell’ Epifania ?

 

          Ella si diletta nell’ edificar delle chiese, ma si erige un tempio nella memoria degli uomini. Bramo di aggiungere i miei gridi a quelli applausi che le bresciane stampe fanno risuonare ; ma la mia voce è rauca e debole ; il corpo langue, cosi fa l’anima. Oh ! quando vedro io quelche valente librajo raccogliere tutte le opere di vostra eminenza, già  troppo sparse ! Foliis tantum ne carmina manda. Ma diano tutti i suoi scritti radunati ad œtternam memoriam.

 

          Auguro che la sua eminenza darà ancora ad multos annos benetizioni ai fedeli, ed esempi al mondo. Io intanto, picciola lucciola, m’inchino profondamenté alla stella di prima grandezza, e sono per sempre, con ogni maggiore ossequio e venerazione, etc.

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Potsdam, ce 1er Octobre 1752.

 

          Je vous envoie hardiment l’Appel au public, de Kœnig. Vous lirez avec plaisir l’histoire du procédé. Cet ouvrage est parfaitement bien fait ; l’innocence et la raison y sont victorieuses. Paris pensera comme l’Allemagne et la Hollande. Maupertuis est regardé ici comme un tyran absurde ; mais j’ai peur que son abominable conduite n’ait des suites bien funestes.

 

          Il avait agi, dans toute cette affaire, en homme plus consommé dans l’intrigue que dans la géométrie ; il avait secrètement irrité le roi de Prusse contre Kœnig, et s’était adroitement servi de son autorité pour faire chercher les originaux des lettres de Leibnitz dans un endroit où il savait bien qu’ils n’étaient pas ; il avait, par cette indigne manœuvre, mis le roi de moitié avec lui. Croiriez-vous que le roi, au lieu d’être indigné, comme il le devait être, d’avoir été compromis et trompé, prend avec chaleur le parti de tyran philosophe ? Il ne veut pas seulement lire la réponse de Kœnig. Personne ne peut lui ouvrir les yeux, qu’il veut fermer. Quand une fois la calomnie est entrée dans l’esprit d’un roi, elle est comme la goutte chez un prélat ; elle n’en déloge point.

 

          Au milieu de ces querelles, Maupertuis est devenu tout à fait fou. Vous n’ignorez pas qu’il avait été enchaîné à Montpellier, dans un de ses accès, il y a une vingtaine d’années. Son mal lui a repris violemment. Il vient d’imprimer un livre où il prétend qu’on ne peut prouver l’existence de Dieu que par une formule d’algèbre ; que chacun peut prédire l’avenir en exaltant son âme ; qu’il faut aller aux terres australes pour y disséquer des géants hauts de dix pieds, si on veut connaître la nature de l’entendement humain. Tout le livre est dans ce goût. Il l’a lu à des Berlinoises qui le trouvent admirable (1).

 

          Un des motifs de sa haine contre moi vient de ce qu’à ma réception à l’Académie française je ne le comparai pas à Platon (2), et le roi de Prusse à Denis de Syracuse. Il a eu la démence de s’en plaindre à Berlin. Quel Platon ! quelle académie ! quel siècle ! et où suis-je ? Ah ! que M. le duc de Wurtemberg finissent bientôt notre marché, et que je revienne auprès de vous oublier les fous et les géomètres.

 

 

1 – Voyez sur tout cela la Diatribe du docteur Akakia. (à venir) (G.A.)

 

2 – Voyez le Discours de réception. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

 

 

          Le triste état de ma santé, monsieur, ne m’a pas permis de lire encore le livre (1) que vous m’avez envoyé, et dont je vous remercie.

 

          Je souhaite que le principe mathématique dont il est question serve beaucoup à prouver l’existence d’un Dieu ; mais j’ai peur que ce procès ne ressemble à celui du Lapin et de la Belette, qui plaidèrent pour un trou fort obscur.

 

          Mes compliments, s’il vous plaît, à M. de Jarrige. Tuus sum.

 

 

1 – Le livre de Maupertuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Potsdam, le 3 Octobre 1762.

 

          Mon cher ange, le Siècle (c’est-à-dire la nouvelle édition, la seule qui soit passable) était déjà presque tout imprimé ; il m’est pas conséquent impossible de parler, cette fois-ci, de la petite épée que cacha M. votre oncle sous son cafetan. J’ai rayé bien exactement cette épithète de petit attribué au concile d’Embrun ; j’ai recommandé à ma nièce d’y avoir l’œil, et je vous prie de l’en faire souvenir. Je voudrais de tout mon cœur qu’il fût regardé comme le concile de Trente, et que toutes les disputes fussent assoupies en France ; mais il paraît que vous en êtes bien loin. Le siècle de la philosophie est aussi le siècle du fanatisme.

 

          Il me paraît que le roi a plus de peine à accorder les fous de son royaume qu’il n’en a eu à pacifier l’Europe. Il y a en France un grand arbre, qui n’est pas l’arbre de vie, qui étend ses branches de tous côtés, et qui produit d’étranges fruits. Je voudrais que le Siècle de Louis XIV pût produire quelque bien. Ceux qui liront attentivement tout ce que j’y dis des disputes de l’Eglise pourront, malgré tous les ménagements que j’ai gardés, se faire une idée juste de ces querelles ; ils les réduiront à leur juste valeur, et rougiront que, dans ce siècle-ci, il y ait encore des troubles pour de telles chimères. Un petit tour à Potsdam ne serait pas inutile à vos politiques ; ils y apprendraient à être philosophes.

 

          Mon cher ange, les beaux-arts sont assurément plus agréables que ces matières ; une tragédie bien jouée est plus faite pour un honnête homme. Mais me demander que je songe à présent au Duc de Foix et à Rome sauvée, c’est demander à un figuier qu’il porte des figues en janvier ; car ce n’était pas le temps des figues. Je me suis affublé d’occupations si différentes, toute idée de poésie est tellement sortie de ma tête, que je ne pourrais pas actuellement faire un pauvre vers alexandrin. Il faut laisser reposer la terre ; l’imagination gourmandée ne fait rien qui vaille ; les ouvrages de génie sont aux compilations ce que l’amour est au mariage :

 

 

L’Hymen vient quand on l’appelle ;

L’Amour vient quand il lui plaît.

 

QUIN., Atys, act. IV, sc. V.

 

 

          Je compile à présent, et le Dieu du génie est allé au diable.

 

          En vous remerciant de la note sur l’abbé de Saint-Pierre ; j’avais deviné juste qu’il était mort en 43. Je lui ai fait un petit article assez plaisant. Il y en a un pour Valincour, qui ne sera pas inutile aux gens de lettres, et qui plaira à la famille. Je n’ai point de réponse de M. Secousse ; il est avec les vieilles et inutiles Ordonnances (1) de nos vieux rois ; mais il a, pour rassembler ces monuments d’inconstance et de barbarie, six mille livres de pension. Il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde.

 

          Mes anges, ce monde est un naufrage ; sauve qui peut est la devise de chaque individu. Je me suis sauvé à Potsdam, mais je voudrais bien que ma petite barque pût faire un petit trajet jusque chez vous. Je remets toujours de deux mois en deux mois à faire ce joli voyage. Il ne faut pas que je meure avant d’avoir eu cette consolation. Je ne sais pas trop ce que je deviendrai ; j’ai cent ans ; tous mes sens s’affaiblissent, il y en a d’enterrés. Depuis huit mois je ne suis sorti de mon appartement que pour aller dans celui du roi ou dans le jardin. J’ai perdu mes dents, je meurs en détail. Je vous embrasse tendrement ; je vous souhaite une santé constante et une vieillesse heureuse. Je me regarderai comme très malheureux si je ne passe pas mes derniers jours, ô anges ! auprès de vous et à l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Il travaillait au recueil in-folio des Ordonnances des rois de France. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argenson.

A Potsdam, le 3 Octobre1752.

 

          Monsieur Le Bailli, mon camarade chez le roi, et non chez le roi de Prusse, vous remettra, monseigneur, le tribut que je vous dois.

 

          L’Histoire de la dernière guerre vous appartient. La plus grande partie a été faite dans vos bureaux et par vos ordres. C’est votre bien que je vous rends ; j’y ai ajouté des lettres du roi de Prusse au cardinal de Fleury qui peut-être vous sont inconnues, et qui pourront vous faire plaisir. Vous vous doutez bien que j’ai été d’ailleurs à portée d’apprendre des singularités. J’en ai fait usage avec la sobriété convenable, et la fidélité d’un historien qui n’est plus historiographe.

 

          Si vous avez des moments de loisir, vous pourrez vous faire lire quelques morceaux de cet ouvrage. J’ai mis en marge les titres des événements principaux, afin que vous puissiez choisir. Vous honorerez ce manuscrit d’une place dans votre bibliothèque, et je me flatte que vous le regarderez comme un monument de votre gloire et de celle de la nation, en attendant que le temps, qui doit laisser mûrir toutes les vérités, permette de publier un jour celles que je vous présente aujourd’hui.

 

          Qui eût dit, dans le temps que nous étions ensemble dans l’allée noire, qu’un jour je serais votre historien, et que je le serais de si loin ? Je sais bien que, dans le poste où vous êtes, votre ancienne amitié ne pourrait guère se montrer dans la foule de vos occupations et de vos dépendants, que vous auriez bien peu de moments à me donner ; mais je regrette ces moments, et je vous jure que vous m’avez causé plus de remords que personne.

 

          Ce n’est peut-être pas un hommage à dédaigner que ces remords d’un homme qui vit en philosophe auprès d’un très grand roi, qui est comblé de biens et d’honneurs auxquels il n’aurait osé prétendre, et dont l’âme jouit d’une liberté sans bornes. Mais on aime, malgré qu’on en ait, une patrie telle que la nôtre et un homme tel que vous. Je me flatte que vous avez soin de votre santé. Porro unum est necessarium ; vous avez besoin de régime ; vous devez aimer la vie. Soyez bien assuré qu’il y a dans le château de Postdam un malade heureux qui fait des vœux continuels pour votre conservation. Ce n’est pas qu’on prie Dieu ici pour vous ; mais le plus ancien de tous vos serviteurs s’intéresse à vous, à votre gloire, à votre bonheur, à votre santé, avec la plus respectueuse et la plus vive tendresse.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

A Potsdam, ce 7 Octobre 1752.

 

          Mon cher marquis, je souffre beaucoup aujourd’hui, et ma main me refuse encore le service. La tête ne laisse pas de travailler toujours, et mon cœur est plein pour vous de l’amitié la plus tendre. Vous savez que je n’ai point donné le Siècle de Louis XIV. L’édition de Berlin, sur laquelle malheureusement on en a fait tant d’autres, était trop incomplète et trop fautive. J’en ai envoyé seulement à madame Denis quelques exemplaires corrigés à la main, pour être examinés par les fureteurs d’anecdotes, et pour servir à une nouvelle édition. Si j’étais à Paris, vous sentez bien que vous seriez le premier à qui je porterais mon tribut. Il sera bien difficile que je jouisse avant le commencement du printemps prochain du bonheur de revoir madame Denis et mes amis. Je suis actuellement si malingre que, si j’arrivais à Paris dans cet état, on me demanderait mon billet de confession aux barrières ; et, comme les sous-fermiers ont traité de cette affaire, je courrais risque de me brouiller à la fois avec le clergé et la finance.

 

          Je serai un peu consolé si je ne suis pas brouillé avec le parterre, si Grandval veut devenir Catilina à Fontainebleau et à Paris, et si on peut faire de Lekain un César. Je demande surtout qu’on ne change rien à la pièce que j’ai envoyée à madame Denis. Qu’on la joue telle que je l’ai envoyée, et qu’on la joue bien. Il est fort triste de n’en être pas le témoin ; mais c’est un malheur qui disparaît devant celui d’être si loin des personnes auxquelles on est attaché. Je n’ai pu faire autrement. Vous autres Parisiens, vous êtes les Athéniens avec qui un peu d’ostracisme volontaire est quelquefois très convenable ; et d’ailleurs qu’importe qu’un moribond végète dans un lieu ou dans un autre ? Cela est très indifférent au public et à ceux qui le gouvernent. Il n’y a que mon amitié qui en souffre. Mes amis, qui connaissent mon cœur, doivent me plaindre, et non pas me gronder. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1752-20

 

 

 

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