CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 2

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à Madame Denis.

A Berlin, le 18 Janvier 1752.

 

 

          Nous avons perdu, au commencement de l’année, ce comte de Rothembourg, qui voulait que vous vinssiez faire un petit tour à Berlin avec madame sa femme  je ne sais si elle y viendra disputer son douaire. Il est mort à l’âge d’environ quarante ans. On dit toujours, quand on voit de ces morts prématurées, que la vie est un songe, que les hommes ne sont que des ombres passagères, qu’il ne faut pas compter sur un moment. On le dit ; et puis on agit, on fait des projets comme si on était immortel. Je ne suis pas sûr du lendemain ; pourquoi ne suis-je donc pas aujourd’hui auprès de vous ? J’aurai retiré mes fonds avant que l’édition de Dresde soit finie, et alors je retirerai ma personne.

 

          Nous avons su, après la mort du comte de Rothembourg, qu’il ne nous épargnait pas toujours dans les petites conférences qu’il avait avec sa majesté. C’est là l’étiquette des cours ; on y dit du mal de son prochain aux rois, quand ce ne serait que pour les amuser. Je vois que tout le monde est courtisan. Un valet de chambre du comte de Rothembourg a bien assuré le roi qu’il n’était point entré de prêtres chez son maître, et que ceux qui disaient le contraire étaient des calomniateurs qui voulaient faire tort à sa mémoire.

 

          Je me tâte pour savoir si je suis en vie ; cet hiver m’est encore plus fatal que le précédent. On n’a pourtant chaud en hiver que dans les pays froids. Vos petites cheminées de Paris, où l’on se rôtit les jambes pour avoir le dos gelé, ne valent pas nos poêles. Il semble qu’on ne se doute pas en France pendant l’été qu’il y a quatre saisons, et que l’hiver en est une. On dit que c’est bien pis en Italie, les maisons n’y sont faites que pour respirer le frais, et, quand les gelées viennent, toute la nation grelotte.

 

          C’est une chose plaisante de voir ici les courtisans monter l’escalier avec un grand manteau doublé de peau de loup ou de renard, et très souvent la fourrure en dehors. Cette procession fourrée m’étonne toujours, tandis que les dames vont les bras nus, la gorge découverte, et l’amplitude bouffante du panier ouverte à tous les vents. Je maintiens que les femmes ont plus de courage que les hommes, ou qu’elles ont plus de chaleur naturelle. Moi, qui en ai fort peu, je reste chez moi à mon ordinaire.

 

          Ce qu’on vous a dit contre l’orthographe (1) du Siècle de Louis XIV ne me convertira pas. Je suis toujours pour qu’on écrive comme on parle ; cette méthode serait bien plus facile pour les étrangers. Comment est-ce qu’un palatin de Pologne distinguerait François Ier, ou saint François, d’avec un Français ? ne se croira-t-il pas en droit de prononcer il voyoit, il croyoit, au lieu de dire il voyait, il croyait ? Nous avons conservé l’habitude barbare d’écrire avec un o ce qu’on prononce avec un a ; pourquoi ? parce qu’on prononçait durement tous ces o autrefois ; parce que voyoit, lisoit, rimait avec exploit. Nous avons adouci la prononciation, il faut donc adoucir aussi l’orthographe, afin que tout soit d’une même parure.

 

          Pardon de la dissertation. Je suis bien heureux qu’on ne me fasse que ces chicanes. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez notre Avertissement sur le Siècle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Le 19 Janvier 1752.

 

 

          Je vous renvoie, monsieur, ce petit livre (1). Je disposais mon corps cacochyme à ne me pas refuser le service demain, et à grimper à l’Académie, pour vous entendre ; mais j’apprends que la fête s’est faite aujourd’hui. Je n’ai point reçu de billet. Je vous embrasse. V.

 

 

1 – On ne sait quel est ce livre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Le 20 Janvier 1752.

 

 

          Je vous souhaite toutes les commodités de la vie (1), et même

 

Le superflu, chose très nécessaire,

 

Le Mondain.

 

 

pour en avoir dit tant de bien. Je vous envoie, mon cher philosophe, une farce (2) en revanche de votre belle pièce. La farce est un tant soit peu leibnitzienne, vraiment. Vale.

         

 

 

1 – Formey venait de composer un discours sur l’Obligation de se procurer les commodités de la vie. (G.A.)

 

2 – On ne sait quelle est cette farce. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

A Berlin, le 27 Janvier 1752.

       

 

       J’envoie à mon héros des folies qu’il m’a demandées, et qui orneront sa bibliothèque par la belle impression et les grandes marges. Il est vrai qu’il n’y a pas une bonne page dans tout cela ; mais il y a quelques bonnes lignes. Au reste, ce n’est pas la meilleure morale du monde, et il est heureux que de tels livres soient mal faits. Il y a une grande différence entre combattre les superstitions des hommes, et rompre les liens de la société et les chaînes de la vertu. La Mettrie aurait été trop dangereux s’il n’avait pas été tout à fait fou. Son livre (1) contre les médecins est d’un enragé et d’un malhonnête homme ; avec cela c’était un assez bon diable dans la société. Comment concilier tout cela ? c’est que la folie concilie tout. Il a laissé une mémoire exécrable à tous ceux qui se piquent de mœurs un peu austères. Il est fort triste qu’on ait lu son Eloge à l’Académie, écrit de main de maître. Tous ceux qui sont attachés à ce maître en gémissent. Il semble que la folie de La Mettrie soit une maladie épidémique qui se soit communiquées. Cela fera grand tort à l’écrivain ; mais, avec cent cinquante mille hommes, on se moque de tout, et on brave les jugements des hommes.

 

          Madame de Pompadour m’a écrit que « mes amis avaient fait ce qu’ils avaient pu pour lui faire croire que je n’avais quitté la France que parce que j’étais au désespoir qu’elle protégât Crébillon. » Ce serait bien là une autre folie dont assurément je suis incapable. J’ai quitté la France parce que j’ai trouvé ailleurs plus de considération et de liberté, et que je me suis laissé enchanter par les empressements et les prières d’un roi qui a de la réputation dans le monde. Madame de Pompadour peut, tant qu’elle voudra, protéger de mauvais poètes, de mauvais musiciens, et de mauvais peintres, sans que je m’en mette en peine.

 

          D’ailleurs mes maladies, qui augmentent, me mettent dans un état à ne plus guère m’embarrasser ni des faveurs des rois ni du goût des belles dames. Je fais plus de cas d’un rayon du soleil et d’un bon potage que de toutes les cours du monde. Je serais fâché seulement de mourir sans avoir vu  Saint-Pierre de Rome, la ville souterraine, votre statue (2), et sans avoir encore eu l’honneur de vous embrasser.

 

          J’ai écrit à M. le maréchal de Noailles, et j’ai pris la liberté de le prier de m’aider un peu de ses lumières. Peut-être sera-t-il un peu mortifié que son nom ne se trouve pas dans l’histoire militaire du Siècle, et que le vôtre s’y trouve. Le président Hénault est plus content du deuxième tome que du premier. Il est bien aisé de se corriger, et c’est à quoi je passe ma vie. Ma nièce, à qui j’avais donné le gouvernement de Rome sauvée, en use despotiquement ; elle fait jouer la pièce malgré mes craintes, et même malgré les vôtres ; cela doit faire un beau conflit de cabale. Je suis bien aise de ne pas me trouver là. Mais où je voudrais me trouver, c’est au coin de votre feu, monseigneur ; c’est auprès de votre belle âme et de votre charmante imagination. Je vous regrette tous les jours. Le temps va bien rapidement, et j’ai bien peur de ne reparaître que quand la décrépitude avancée m’aura imposé la nécessité de ne me plus montrer. Je perds loin de vous ce qui me reste de vie. Quelquefois, quand je m’anime un peu à souper, je me dit tout bas : Ah ! si le maréchal de Richelieu était là ! Le roi de Prusse en pense autant ; mais il serait jaloux de vous ; car, il faut l’avouer, il n’est que le second des hommes séduisants. Adieu, monseigneur ; n’oubliez pas votre ancien courtisan.

 

 

 

1 – La Politique du médecin de Machiavel, ou le Chemin de la fortune ouvert aux médecins, 1746. (G.A.)

 

2 – A Gênes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Falkener.

Berlin, 27 Janvier 1752 (1).

 

 

          Dear sir, my Louis XIV is on the Elbe, about a month ago. I don’t kno w whether the grand monarch has yet put to sea, to invade Great Britain. But booksellers are greater politicians than Lewis ; and I think it is very likely they have got the start of me, by sending my book to London by the way of Rotterdam, while my bale of printed tales is on the Elbe ; and so they will reap all the benefit of my labours, according to the noble way of the world.

 

          My book is prohibited amongst my dear countrymen, because I have spoken the truth : and the delays of cargoes, and the jarring of winds, hinder it from pursuing its journey to England. So, I have to fight with, or against the sea and earth and hell, for booksellers are the hell of writers.

 

          Be what it will, receive, my dear sir, my cargo of printed sheets, when wind and tide will permit. Do what you please with them ; I am resigned. I had rather be read, than be sold : truth it above trade, and reputation above money !

 

          I am sorry to see that England seems to be sunk into romances. I hope nor you nor your lady care much for them. Yet, there are some written in a lively manner. Nothing is more pleasing in that way, than the humorous performances of our Hamilton, born in France, but of a scotch family.

 

We have many voyages useful and entertaining, such as those of Chardin, Bernier, La Loubère, etc. As to miscellaneous works, some may be read with much pleasure and improvement, such as le Ménagiana de La Monnoye, La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Saint-Réal, Saint-Evremond, etc., may afford your lady very agreeable reading.

 

          Farewell, my dear worthy friend. You are one of the most amiable souls that any age has ever produced ; and I am forever yours, with the most tender gratitude. V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

TRADUCTION.

 

 

 

Cher monsieur, mon Louis XIV est sur l’Elbe depuis près d’un mois. Je ne sais pas si le grand roi s’est déjà mis en mer pour envahir la Grande-Bretagne. Mais les libraires sont plus grands politiques que Louis : il est, je crois, très vraisemblable qu’ils ont pris les devants sur moi, en emportant mon livre à Londres, par la voie de Rotterdam, pendant que mon ballot de contes imprimés est sur l’Elbe ; et de cette façon ils recueilleront tout le bénéfice de mes travaux, suivant la noble coutume de ce monde.

 

Mon livre est défendu chez mes chers compatriotes, parce que j’ai dit la vérité ; les délais des chargements et l’obstacle des vents l’empêchent de poursuivre son voyage en Angleterre. Ainsi j’ai à combattre à la fois contre la mer, la terre et l’enfer ; car les libraires sont l’enfer des écrivains.

 

Qu’il en soit ce qu’il pourra, recevez, mon cher monsieur, ma cargaison de chiffons imprimés, quand le vent et la marée le permettront. Faites-en ce qu’il vous plaira ; je suis résigné à tout. J’aimerais mieux être lu que vendu. La vérité est au-dessus du commerce, et l’honneur au-dessus de l’argent.

 

Je suis fâché de voir que l’Angleterre semble plongée dans les romans. J’espère que ni vous ni milady, vous ne vous en souciez pas. Cependant il y en a qui sont écrits avec une grande vivacité de style. Rien n’est plus agréable en ce genre que les ouvrages si gais de notre Hamilton, né en France, mais d’une famille écossaise.

 

Nous avons plusieurs voyages utiles et intéressants, comme ceux de Chardin, de Bernier, de La Loubère, etc. Quant aux ouvrages de mélanges, quelques-uns peuvent se lire avec beaucoup de plaisir et de fruit, tels que le Ménagiana de La Monnoye, La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Saint-Réal, Saint-Evremond, etc., qui procureront à milady une lecture très agréable.

 

Adieu, mon cher  et digne ami ; vous êtes le cœur le plus aimable qu’aucun siècle ait jamais produit, et je suis à vous pour toujours avec la plus tendre reconnaissance.

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1752 - Partie 2

 

 

 

 

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